ÉCRITS DE GUERRE (1 /4). «
Il pleut sur Gaza ». Depuis l’attaque terroriste du Hamas et l’assassinat de 1 200 Israéliens le 7 octobre, le conflit israélo-palestinien s’est de nouveau embrasé. Vingt mille Gazaouis ont perdu la vie dans la riposte de l’armée israélienne. Parmi les populations condamnées à subir le retour de la guerre, la jeunesse, majoritaire dans la région. 50 % des Israéliens et 70 % des Gazaouis ont moins de 30 ans. « L’Obs » donne la plume à cette jeune génération prisonnière d’un conflit tragique et inextricable.
Tala Albanna est une jeune palestinienne de 20 ans. Elle est née et a grandi à Gaza. Etudiante en droit, Tala est également activiste pour les droits humains et écrivaine. Elle rêve de pouvoir un jour gagner les bancs de l’université d’Oxford au Royaume-Uni. En attendant, elle survit au sud de Gaza, séparée d’une partie de sa famille, au rythme des bombes.
Désormais, la pluie est devenue mon cauchemar. Elle transforme nos maisons en tas de ruines, fait s’effondrer le reste des toits et des murs qui nous servent d’abri. Elle nous contraint à porter des couches supplémentaires d’habits, des vêtements chauds pour braver l’air froid de l’hiver. L’air imprégné de pétrichor n’est plus. A Gaza, on ne sent plus que le sang, la poussière, le baroud (poudre à canon), le moisi. Le bruit des gouttes de pluie est lui étouffé par les bombardements, les cris et les ambulances.
« J’ai peur de mourir ou de vivre seule »
Le 14 octobre, comme des millions de Palestiniens, j’ai reçu l’ordre d’évacuer ma maison, dans Gaza City, au nord de l’enclave. Faute de trouver un abri permettant d’héberger toute ma famille, nous avons dû nous séparer en deux groupes. Le premier, composé de trois de mes frères et sœurs et moi-même, a trouvé refuge dans une maison d’accueil d’un ami de la famille vers Deir al-Balah [à mi-distance entre Gaza City et Rafah, NDLR]. Le second groupe, composé de mon père, de ma belle-mère et de mes deux petites sœurs, est resté dans notre maison, dans l’espoir d’y garantir notre retour après la guerre.
Les deux petites soeurs de Tala, Taleen, 5 ans, et Talia 2 ans, restées dans le nord de Gaza . (TALA ALBANNA )
Depuis que les tours de transmission et de télécommunications ont été bombardées, les conversations et les messages téléphoniques entre les deux groupes de notre famille, séparée par la guerre, sont devenus rares. C’est la première fois que je ressens la peur de mourir ou de vivre seule sans une partie de ma famille et de mes amis.
En attendant de les revoir, de lire une histoire à mes petites sœurs avant qu’elles ne s’endorment, de les voir grandir et aller à l’école, je prie. Une nouvelle routine, archaïque, rappelant parfois les traditions de nos ancêtres, s’est établie.
Le matin, les femmes de la maison pétrissent la farine tandis que les hommes allument le feu pour cuire le pain. Privés d’électricité et de gaz, nous utilisons un four en argile pour chauffer de l’eau, cuisiner nos repas et préparer nos boissons quotidiennes. Nous mangeons rarement des légumes, très chers ou inexistants. Nous ne trouvons que des conserves pour ne pas mourir de faim. Manger un œuf à la coque au petit-déjeuner est devenu un rêve pour n’importe quel enfant gazaoui.
« L’odeur de la fumée est devenue notre parfum »
La fumée dégagée par le four en argile se propage si rapidement qu’elle s’est incrustée dans tous nos vêtements. L’odeur de la fumée est devenue notre parfum quotidien.
Un four en argile. (TALA ALBANNA )
Le mois dernier, lorsque nous avons appris qu’une pause humanitaire allait entrer en vigueur [une trêve du 23 novembre au 1er décembre a permis la libération de 80 otages israéliens, une vingtaine d’étrangers, majoritairement thaïlandais, et 240 prisonniers palestiniens], j’ai pensé qu’une partie de nos souffrances allaient s’atténuer. Je me suis imaginé rentrer à la maison, puis m’asseoir dans mon café préféré, le Baba Roti, là où j’habitais dans le Nord, y réviser mes leçons de droit ou y lire mon roman préféré, « les Matins de Jénine », écrit par [l’écrivaine palestino-américaine] Susan Abulhawa.
Mais lorsque les bombardements se sont temporairement tus, je me suis soudain trouvée plongée dans l’horreur de cette guerre. Dès les premières heures de la trêve, des centaines d’enfants, de femmes et d’hommes se sont précipités sur la plage pour prendre un bain, faute d’avoir eu accès à de l’eau depuis les premiers bombardements [et l’état de siège mis en place par l’armée israélienne].
« Nous vivons dans l’absurde »
Je n’aime pas l’admettre, mais nous avons effectivement perdu toute forme de vie sensée. Nous vivons dans l’absurde. Nous marchons dans des rues pleines de déchets, devenues insalubres. Nous dépendons d’une charrette tirée par un âne comme moyen de transport. Nous faisons la queue pour obtenir de l’eau sale et semi-salée.
L’autre jour, je cherchais à me procurer un paquet de mouchoirs. En me baladant rue al-Balad, à Deir al-Balah, j’ai été saisie par l’ampleur de la catastrophe qui s’est abattue sur l’enclave. J’ai croisé le regard de ces mendiants aux carrefours, entre les marchés, et de cette jeune femme sans abri, enceinte, qui ne savait pas où elle allait accoucher faute d’établissements de santé encore fonctionnels pour l’accueillir. J’ai également observé la colère de cet homme, probablement malade, tentant désespérément de se procurer des médicaments pour son cœur, j’ai regardé ces hommes couper des arbres en espérant vendre quelques branches utiles pour se chauffer et ceux qui proposent à même le sol des conserves, des cigarettes, des produits d’hygiène. Je n’ai pas trouvé mes mouchoirs.
« Les drones se confondent avec les étoiles »
La pause humanitaire n’aura duré qu’une semaine… Suffisant pour se rendre compte de ce que Gaza était devenue.
Depuis, la pluie a repris. Les morts. Mes nuits d’insomnie. Mes amis perdus, mes rêves tombés à l’eau. Les bombardements aussi. Les drones au-dessus de nos toits se confondent toujours avec les étoiles.
Au cours des trois dernières années de ma vie, j’ai grandi, gagné en maturité. J’ai commencé à étudier plus sérieusement, à lire des livres, beaucoup de livres. A la fac, on me surnomme même l’intello. Sûrement parce que je passe de nombreuses heures à la bibliothèque du campus. Je rêve de pouvoir un jour étudier à l’université d’Oxford, au Royaume-Uni.
En attendant, j’écris, je parle, je peins. Surtout pour prouver au monde que nous, Palestiniens, nous ne sommes pas que des nombres, et que nous aussi nous vivons, aimons, avons nos rêves à accomplir.
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https://www.nouvelobs.com/monde/20231226.OBS82533/une-jeunesse-dans-la-guerre-nous-palestiniens-nous-ne-sommes-pas-que-des-nombres.html
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