Quand le peintre est mort, quelques esprits chagrins encore rétifs au cubisme l’accusaient toujours d’être un « déformateur ». Quant à la tyrannie sexuelle de l’artiste, elle était envisagée sous l’angle de l’exploit fécond. Renversement de perspective.
Au lendemain de la disparition de Pablo Picasso, à l’âge de 91 ans dimanche 8 avril 1973, Le Monde titrait en une, au-dessus d’une reproduction de la signature de l’artiste suivie de la nécrologie concoctée par André Chastel : « Le Protée du vingtième siècle. »
Protée, dieu marin de la mythologie grecque, avait le don de prendre et de renouveler toute forme. Picasso n’avait cessé de se métamorphoser et de métamorphoser l’art du XXe siècle. Il fut un formidable et génial touche-à-tout. Mais également un touche-à-toutes. Ogresque. Cruel. Pervers.
Toujours toléré, admis, couvert. À preuve, ces mots d’André Chastel, qu’il fallait savoir lire entre les lignes voilà cinquante ans : « Comme de l’ambre frotté, une sorte d’électricité semblait émaner de sa personne : une incroyable intensité dans ses démarches, des répliques... sans réplique, des passages incessants de l’aménité à la violence, de l’agressivité à l’ironie joyeuse. »
André Chastel s’en tenait à une formule euphémisante et folklorisante : « Vitalité affirmée ». D’autres critiques – des hommes, forcément des hommes – allaient jusqu’à louer son « énergie priapique ». Tout cela relevait-il seulement du boys’ club en pinçant pour le je-bande-donc-je-suis ? Non. Picasso, altéré de domination sous couleur de parade sexuelle, aura barbouillé sa vie de toute-puissance revendiquée, tout en parsemant son œuvre d’assujettissements à peine cryptés.
L’écrivaine Sophie Chauveau, dans Picasso, le Minotaure, une biographie critique parue en 2017 – un an avant l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo –, semble n’en plus pouvoir à mesure que ses recherches lui font découvrir le monstre, si souvent édulcoré, sinon tu.
Alors elle y va franco : « Amis, famille, parasites, domestiques, qu’il terrorise et fait tourner en bourrique pour son sinistre plaisir. Sadique sans frein, capricieux comme les vieillards et les enfants, il cumule l’âme d’un enfant dans le corps d’un vieil homme. Il n’offre plus à ses familiers que morgue, mépris et talent pour les humilier. Il a élevé la dépendance, la servitude au rang des beaux-arts. »
La somme des exactions de Picasso est effarante. Il n’a cessé de battre ses épouses ou maîtresses, et Dora Maar perdait connaissance sous ses coups. L’extraordinaire Françoise Gilot (1921-2023), qui lui résistait, dut s’exiler outre-Atlantique pour enfin créer sans être néantiser par ce taulier qu’elle avait osé quitter et qui entreprit tout, en vain, pour faire interdire le livre qu’elle lui consacra : Vivre avec Picasso (1964).
Infâme avec les femmes, l’homme était inhumain envers les homosexuels : le poète Max Jacob a subi, jusqu’à sa fin tragique à Drancy en mars 1944, le dédain du peintre. Et Jean Cocteau fut l’objet d’avanies incessantes. Reclus à Mougins sur ses vieux jours, Picasso ne recevait plus certains de ses enfants, semant la désolation dans sa parentèle, dont des pans entiers se suicideraient dans le sillage de son décès.
« Ça sera un naufrage »
L’artiste, qui ne laissa aucun testament pour que les siens se déchirassent une fois riches à milliards, aurait affirmé : « Quand je mourrai, ça sera un naufrage. Quand un grand navire sombre, bien des gens alentour sont aspirés par le tourbillon, cela sera pire que ce que l’on imagine. »
Bref, la cause est entendue : Pablo Picasso fut au mieux un gougnafier et au pire, plus que probable, une ordure. Nous sommes loin, un demi-siècle plus tard, de l’hommage d’Aragon en 1973, où tout sonne si faux : « Il est difficile de trouver des mots à la taille de l’homme qui vient de s’éteindre [Picasso mesurait 1 m 63 et Aragon 1 m 86 – ndlr]. J’avais espéré mourir le premier... [le poète avait 16 ans de moins que le peintre – ndlr] »
Tout montre aujourd’hui qu’à la manière du Minotaure, mi-homme mi-taureau incapable de maîtriser ses pulsions, envahi d’émotions nocives, enfoui dans le labyrinthe et jouissant de la terreur qu’il provoque, Pablo Picasso fut une forme d’incarnation de l’effroi sur terre.
On croirait lire, dans sa vie comme dans son œuvre, la première phrase du Surmâle, « roman moderne » écrit en 1901 par Alfred Jarry : « L’amour est un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment. » Picasso prend à revers l’assertion de Lacan selon laquelle « l’amour supplée » au fait qu’« il n’y a pas de rapport sexuel ». Pour le peintre, le sexe supplée au fait qu’il n’y a pas de rapport amoureux…
« Il crée intempestivement »
Faut-il pour autant suivre Sophie Chauveau ? Elle écrit ceci à propos de son modèle devenu sa bête noire : « Il crée intempestivement et sans arrêt. Sorte d’érection définitive, de rut incessant, il vit dans l’atelier en état d’excitation permanente. Au-dehors, il est maussade, râleur, de mauvaise humeur, tricheur, menteur et colérique. »
Tout est dans l’adverbe « intempestivement ». Peut-on accuser Picasso d’avoir édifié une œuvre inopportune et malvenue ? Ne suffit-il pas de tracer une frontière entre le créateur et sa création – aimer l’art tout en détestant l’artiste ?
Ainsi, tout au contraire de Dieu qui élabora un monde atroce – tout en étant fort sympathique, selon les témoignages unanimes nous parvenant de l’au-delà ! –, Picasso, exécrable énergumène par-devant l’Éternel, nous aurait légué une œuvre sublime…
Une telle position n’est guère tenable, tant le peintre fait dérailler les classements au prétexte de transgression. Dans son film de 1955, Le Mystère Picasso, Henri-Georges Clouzot laisse transparaître, involontairement, le système Picasso. Il suffit de prendre au pied de la lettre ces mots du commentaire, quand apparaît le Minotaure de 74 ans, attifé de son tricot de corps : « Pour savoir ce qui se passe dans la tête d’un peintre, il suffit de suivre sa main. »
La patte d’enfer de Picasso ne va jamais sans sa pogne qui accapare ; ravalant en magnifiant, magnifiant en ravalant. En firent les frais les femmes (modèles assujetties) et les colonisés – l’art, alors dit « nègre », soumis à une opération de recyclage dans Les Demoiselles d’Avignon (1907).
Sans limites, retenues, ni filtres, l’artiste orgiaque captait, absorbait, trustait, mettait la main sur tout comme sur toutes. Au premier trimestre 2006, au musée de la Vie romantique à Paris, une exposition passionnante rendait compte de la découverte et de l’utilisation de la gravure dont fit montre Picasso, épaulé par le « prince des graveurs » : Piero Crommelynk (1934-2001).
Celui-ci avait travaillé avec les plus grands (Braque, Miró, Masson…), mais face à Picasso s’emparant d’une nouvelle technique, « il n’avait jamais ressenti autour de lui cette présence tentaculaire, pareille à celle d’un poulpe divin armé de pinceaux, de couleurs, de burins » (texte de Pietro Citati dans le catalogue).
Nous voilà quasiment dans le registre de l’agression sexuelle. Dans un autre texte du catalogue de cette exposition, le critique d’art allemand Werner Spies décrivait ainsi la conquête et la possession picassiennes : « Les possibilités techniques du procédé l’accaparaient complètement. Gravure, pointe sèche, utilisation de l’acier poli, grattage, eau-forte – il décline tous les registres des variations techniques et, faisant fi de toute orthodoxie, les combine aussi à l’infini de sorte que les techniques s’hybrident. »
Werner Spies ajoutait : « Il y a là une recherche systématique, comme si Picasso dressait délibérément un inventaire d’infimes stimuli tactiles qu’il expérimente et décline. Ainsi, par exemple, à plusieurs reprises, il dessine au coton-tige sur la plaque, après l’avoir trempé dans l’acide. La morsure de l’acide produit alors un jeu subtil de traînées et de cloques encrées ou non qui donne l’impression que les planches sont gagnées par une sorte de mousse noire crépitante. »
Ce texte, au corps défendant de son auteur, décrit, d’une façon aussi chirurgicale qu’allégorique, la symbiose entre la ruée vers l’art de Picasso et le traitement qu’il réservait aux femmes. Celles-ci étaient piétinées tels des « paillassons » – ainsi les appelaient-ils. Ces créatures maltraitées, dénaturées, tyrannisées, concassées, irriguaient de leur sang et nourrissaient de leur chair l’œuvre du maître vampirique : violence de l’art, art de la violence.
Tableaux de chasse. Posséder charnellement puis peindre, et vice versa, c’était toujours besogner pour Picasso, véritable danger public. Il mêlait sans vergogne le viol et le labeur – rendant ainsi son étymologie au mot travail, dérivé d’un instrument de torture : le trepalium latin.
En témoigne un portrait de la période bleue, cette Madeleine aux outrages, le visage défait, le sein exhibé, pâle comme une morte : elle fut sans doute, au tournant de l’autre siècle, violée par « l’artiste » puis contrainte d’avorter.
Pas un mot d’un tel contexte sur le site de la Tate Gallery à Londres, qui expose la toile en s’interrogeant simplement sur des traces de couleur orange. Et qui évoque un possible « repentir » – c’est ainsi qu’est désignée, en peinture, non pas la repentance d’un créateur violenteur, mais la modification ayant recouvert quelque sujet antérieur ; un cheval en l’occurrence.
« Cette culture de l’effacement »
Au bout du compte, il faut être aveugle et têtu comme Le Figaro pour défendre la raison du plus bankable contre l’émotion des plus dominées, au point de fustiger « cette culture de l’effacement qui ne voit en l’Espagnol qu’un macho, un pilleur d’arts premiers ou encore un aficionado cruel ».
Il ne faut certes pas voir que ça – encore moins l’interdire à la manière des pudibonds du XVIe siècle qui firent recouvrir les parties génitales des personnages du Jugement dernier de Michel-Ange, dans la chapelle Sixtine, par Daniele da Volterra, surnommé en conséquence « le caleçonneur (Il Braghettone) du pape » ! Mais s’il ne faut pas voir que ça, il faut voir ça.
Entre ne plus encenser et ne plus exposer, il y a mille stratagèmes, jeux de miroirs, mises en rapport enfin affranchissants. Ainsi en a-t-il été à Paris, en 2022 avec Orlan, au musée national Picasso. Sa directrice, Cécile Debray, en contrepoint du cinquantenaire de la mort du peintre, a exposé, du 31 janvier au 2 juillet 2023, l’artiste féministe afro-américaine Faith Ringgold, qui en remontre aux Demoiselles d’Avignon.
Et il nous reste jusqu’au 28 janvier 2024 pour aller découvrir, toujours au musée Picasso, comment Sophie Calle revisite une œuvre désormais discutée, contestée, pour des raisons propres au XXIe siècle.
Rien ne doit être figé dans des musées-mausolées, dût-on effaroucher les petits-bourgeois qui fantasment sur ces armées de mormonnes prêtes à châtrer tous les piédestaux. Et ce, au nom du droit des réceptrices face au trop long règne de l’artiste-émetteur, protégé par le système hétéropatriarcal. Tant pis si, pour l’heure, une « lecture sociétale » semble parfois l’emporter sur l’art pour l'art...
Le débat s’ouvre et se généralise cinquante ans après la mort du Minotaure. Aux États-Unis, la journaliste Claire Dederer avait écrit un article remarqué, en novembre 2017, pour la Paris Review : « What Do We Do with the Art of Monstrous Men ? » Elle approfondit la question dans un livre publié en avril 2023 : Monsters : A Fan’s Dilemma.
« La violence de l’artiste masculin, note-t-elle, a une histoire. Cette histoire est la suivante : il est soumis à des forces plus grandes que lui, des forces qui échappent à son contrôle. Parfois, ces forces deviennent incontrôlables, alors il dérape et commet un crime. C’est regrettable, mais nous comprenons que ce sont ces mêmes forces qui font la grandeur de son art. »
Claire Dederer construit toute l’ambivalence de son approche autour d’un simple constat, néanmoins dialectique : « La biographie de l’artiste, qui perturbe l’observation de l’œuvre, et la biographie d’un spectateur ou d’une spectatrice, qui façonne l’observation de l’œuvre. »
Le tout pouvant bien entendu évoluer en fonction des fluctuations de nos consciences, politiques ou émotionnelles, en tel ou tel lieu de la planète.
Voici un seul exemple, en forme de test de Rorschach, à l’issue de cet article : comment voyez-vous, recevez-vous, éprouvez-vous la toile ci-contre ? Elle fut exécutée en 1969 – l’artiste avait alors 88 ans. Elle a pour titre, itératif chez le peintre compulsif : Le Baiser.
Comme l’écrit Sophie Chauveau dans Picasso, le Minotaure : « Obnubilé par le travail et le sexe mêlés, comme si c’était la même chose – de fait, pour lui, ça l’a toujours été plus ou moins. Là, il rêve que l’art se change en sexe. Il ne dételle pas […]. Tant qu’il voit, il est vivant. Il refuse de déposer ses yeux comme on rend les armes. »
À l’heure des nécrologues, en avril 1973, dans Le Monde, après avoir évoqué « une vie sentimentale fort active », André Chastel y allait de ces lignes qui accusent leur demi-siècle : « Ce qu’il n’a cessé de communiquer et de répandre, c’est un sentiment de l’existence où l’homme est toujours à la fois l’épée qui blesse et l’animal qui saigne […]. Quelque chose de puissant nous quitte avec lui. Apprendre sur les ondes la nouvelle de la mort de ce prodigieux personnage, c’est un peu comme d’entendre annoncer que “le grand Pan est mort”. »
Antoine Perraud
26 décembre 2023 à 12h25
https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/261223/le-trepas-de-picasso-poulpe-priapique-prepotent
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