Star Wars – La guerre des étoiles — figure parmi les œuvres de science-fiction les plus célèbres et les plus populaires. À ce titre, elle nous dit quelque chose de la société qui l’a conçue et de celles qui la consomment, miroir des craintes collectives et des fantasmes persistants d’un Occident suggéré, dans un univers où tous les héros sont blancs et les « indigènes » forcément soumis ou tyranniques. « Succès planétaire » ? Peut-être pas tant que ça…
Dans le documentaire de Mayte Carrasco et Marcel Mettelsiefen, Afghanistan, pays meurtri par la guerre (2019), lorsque Milton Bearden, officier de la CIA, et le général Stanley McChrystal, commandant du Joint Special Operations Command de l’OTAN (mai 2003-juin 2008) cherchent une image pour dépeindre, le premier, Peshawar pendant l’occupation soviétique1 et le second, l’Afghanistan après 20012, ils font tous deux référence au célèbre bar de Star Wars. La scène est devenue tellement culte qu’elle a forgé l’imaginaire de la génération de ces deux hauts fonctionnaires de la sécurité américaine. Cet élément pourrait-il expliquer la fulgurante réussite de ce film sorti en 1977, quatre ans après le choc pétrolier et deux ans avant l’invasion soviétique et la révolution islamique iranienne ?
Les réalisateurs des épisodes de Star Wars qui ont suivi — ou plutôt leurs commanditaires de la Walt Disney Company — visent la production de films destinés à un public mondial, mondialisé et post-occidentalisé… mais à partir d’un imaginaire cinématographique exclusivement occidental. Prisonniers de leurs systèmes de représentation, ils créent des personnages secondaires non blancs et tentent de les mettre en couple, avant d’y renoncer en catastrophe, tout en préservant leurs héros blancs de tout métissage avec les « minorités ».
Mais il ne s’agit pas de s’offusquer ici de l’improbable alliance d’un cinéma prémâché, de la mort du scénario, du « politiquement correct » occidental et de l’offensive commerciale mondialisée. Il est question du « vrai » Star Wars : l’original façonné artisanalement par Georges Lucas il y a plus de quarante ans. Contrairement aux complexes, mais indigestes recettes de productions contemporaines, il a connu un succès phénoménal parce qu’il avait été écrit naïvement. Ce qui devint par la suite l’Épisode IV de la double trilogie charriait toute la fantaisie poétique de jeunes Occidentaux bercés par un siècle de récits coloniaux.
DES ÊTRES ENTURBANNÉS QUI POUSSENT DES CRIS
Certes, ces batailles colorées et ces navires spatiaux improbables épousent les fantasmes du public. Mais les scènes de la planète Tatooine, en grande partie tournées en Tunisie autour de la ville de Tataouine — d’où le nom — sont vraiment emboîtées dans des visions occidentales héritées d’un certain exotisme contrôlé, d’une aventure coloniale perdue, comme la protéine d’un virus pénètre le récepteur d’une cellule. Cet astre est en effet un désert peuplé de tribus variées, au nombre desquelles les Tusken, une bande d’êtres enturbannés qui tirent sur tout ce qui passe à leur portée, avec des pétoires sans âge à la crosse mauresque.
Ces bandits du désert ressemblent à des hommes : ils en ont la stature et la silhouette. Cependant, ils n’ont pas de visage et ils poussent des cris : ils n’ont même pas de langage. Cette peuplade s’ancre significativement dans l’imaginaire lié aux « Berabers » dans Tintin-Le Crabe aux Pinces d’Or (1941, p. 38) ou aux insurgés anguleux, barbus et armés de poignards de Laurel et Hardy-Beau Hunks (Les deux légionnaires) (1931).
Pour l’épisode II (L’Attaque des clones,) sorti en 2002, soit une génération après, George Lucas a enfoncé le clou de cette figure de Bédouins insoumis en les logeant sous des tentes exotiques qui rappellent celles des nomades Beja du Soudan oriental. Un portrait qui s’accorde bien à celui qu’il brosse des misérables esclavagistes de la traite des blanches qui avait asservi la mère du pauvre Skywalker. Les autres ethnies d’aliens sont généralement un peu plus évoluées : certaines font du commerce de machines, d’autres se vendent au plus offrant, et elles ont le plus souvent un idiome qui est sous-titré.
LE HÉROS BLANC AU MILIEU DES SAUVAGES
Les seuls véritables personnages de l’histoire, héros et antagonistes, sont des humains. Et les humains sont tous blancs. Irvin Kershner, le réalisateur de l’épisode V L’Empire contre-attaque (1980) avait d’ailleurs tenté de gommer cette image en dotant Han Solo d’un ami noir : Lando Calrissian.
C’est en cela que réside peut-être la véritable clef de ce succès planétaire. Les membres de la famille de Luke Skywalker sont en fait des fermiers, colons installés dans un pays du bout du monde qu’ils tentent d’exploiter au mieux, entourés de tribus indigènes hostiles. Le centre urbain de la planète Tatooine et son fameux bar rappellent bien sûr les codes du saloon de western. Mais Han Solo y figure une sorte de trafiquant européen en Afrique qui rappelle Arthur Rimbaud dans sa période yéménite. Il est toujours escorté de son ami indigène et second, Chewbacca, presque inutile et désespérément fidèl
Han constitue l’archétype de l’aventurier occidental : il traverse les contrées hors de l’œkoumène (espace habité de la surface terrestre), inhabitées, et en comprend bien des dialectes aliens. Il navigue avec aisance au milieu des sauvages et des aborigènes de tous acabits. Le bar est lui-même le lieu du fantasme absolu, celui du mélange anarchique, anti-civilisé, de toutes les races. Seuls un baroudeur, un affranchi comme Han Solo ou un chevalier Jedi comme Kenobi pouvaient y mettre les pieds sans être immédiatement submergés par les barbares. Dans le documentaire Afghanistan, pays meurtri par la guerre cité plus haut, le général américain Stanley McChrystal fait le lien, tant il perçoit les GI débarquant dans ce « foutoir » (« disorganized mess ») qu’est l’Afghanistan « comme des étudiants dans un bar de Star Wars » totalement dépassés par les indigènes.
La langue de communication de toute la galaxie est l’anglais, qui est le seul langage des humains, c’est-à-dire des blancs. Et si, parfois, les héros humains doivent parler aux aliens dans leur dialecte, le plus souvent, lorsqu’ils sont évolués, ils parlent un anglais à l’accent prononcé.
La galaxie tout entière constitue un espace où chaque planète ou presque a sa population autochtone (semi-)intelligente. Pourtant, les humains y sont partout chez eux. Cette galaxie, c’est le monde colonial, peuplé de tribus toutes plus exotiques, arriérées, dangereuses ou touchantes les unes que les autres, toutes caricaturales, terrifiantes ou amusantes. Les humains sont les Occidentaux. Ils naviguent entre tous les systèmes stellaires, ils ont un cœur, des aventures, des peurs, des amours, en un mot, ils vivent, dans le décor coloré des mondes galactiques colonisés par leurs ancêtres.
Ils sont surtout les seuls dépositaires des véritables enjeux politiques : l’empereur (Palpatine) est un blanc, Dark Vador est un blanc, Luke Skywalker et la princesse Leia (Organa) sont des blancs. Il semble que Richard Marquant, le réalisateur de l’épisode VI (Retour du Jedi) avait perçu ce problème. Il a tenté de corriger le tir en choisissant quelques antagonistes et personnages non humains, comme un vague général, un Fayçal parmi les Britanniques de Luke d’Arabie.
RÉVÉLATEUR DES FANTASMES OCCIDENTAUX
Jusqu’à aujourd’hui, les Occidentaux et, conséquence bien plus perverse encore, nombre des descendants de colonisés, semblent avoir intégré l’idée étriquée que seuls les impérialistes blancs peuvent mener des stratégies de conquête. C’est l’une des sources des logiques conspirationnistes qui imputent à la CIA ou au Mossad tous les évènements politiques et géopolitiques qui se déroulent en particulier au Proche-Orient.
C’est aussi l’origine du « campisme »3 simplificateur qui dénie à des despotes souverains leur perversion propre, ou refusent à leurs peuples le droit à l’insurrection. Fondamentalement, tous seraient rebelles à l’Occident, ou alors manipulés par des Occidentaux. Ainsi, dans Tintin au Congo, du boy Coco jusqu’au roi des Babaoro’m, les indigènes sont tous innocents, et lorsqu’ils sont brutaux ou dangereux, ils le sont par pure naïveté. Les seuls vrais méchants sont des Blancs : un passager clandestin et un groupe de gangsters américains (l’obsession d’Hergé qui n’avait envoyé son compagnon de papier en Afrique que pour satisfaire son employeur). Le seul noir un peu vil, le sorcier, est surtout jaloux et, en définitive, comme le seront les deux ethnies congolaises poussées à la guerre par les gangsters, il a lui aussi été manipulé par les « méchants blancs ». Dans Star Wars, Chewbacca, le premier « ami noir » de Han Solo avant Lando Calrissian est l’équivalent de Coco, et Jabba le Hutt incarne le roi indigène.
Lucas ne s’était pas préoccupé des guerres indigènes ; même en arrière-plan, cela aurait ajouté de la complexité post-coloniale à un roman de croisade aux aspérités maîtrisées. En revanche, les épisodes I à III de la décennie 2000 ont fait une place plus importante à un scénario des « races » aliens rebelles à une « République » dirigée par des humains, parce que manipulés par d’autres mauvais humains.
Ces films agissent comme autant de révélateurs des fantasmes occidentaux, de leur représentation du monde et de la place des non-blancs dans leur imaginaire. Celui-ci est façonné par les aventures pourtant déjà anciennes des héros de Jules Verne, qui surplombaient en ballon les guerres « barbares » d’Afrique centrale (Cinq Semaines en Ballon) ou traversaient la Sibérie au nez et à la barbe des Tartares cruels et vindicatifs (Michel Strogoff). Les personnages de Luke Skywalker et Han Solo sont deux facettes de cette figure de héros colonial conquérant, curieux, aventurier et dominateur, tandis que Dark Vador et l’empereur Palpatine sont des Hitler, des Staline ou des George Bush et qu’on peine à s’identifier aux figures repoussantes de Chewbacca le guerrier wookie ou de l’alien Jabba le Hutt…
Est-ce pour cela que Star Wars ne fonctionnera sans doute jamais hors du monde occidental ?
https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/star-wars-la-galaxie-occidentale-et-les-bedouins-de-tatooine,4006
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