Militant communiste, anticolonialiste convaincu, l'auteur nous dépeint la déshumanisation de cette guerre.
Couverture du livre de Marcel Martin. (DR)
L’autre jour dans une émission de radio une chercheuse qui étudie les effets de l’état de guerre sur les habitants de l’Ukraine mais aussi sur les combattants mettait en lumière les changements perceptifs et conceptuels générés par une telle situation. Concernant les combattants, elle évoquait en particulier la dissociation mentale qui était requise – et enseignée – entre les sentiments humains ordinaires et ceux qui sont construits lorsque l’on est au front et qu’on exerce ce qui s’appelle désormais «le travail de la guerre» : ne pas considérer l’ennemi comme à un être humain mais comme une cible, par exemple.
Ce vocabulaire qui emprunte à la technologie des jeux video et de l’«intelligence artificielle» est relativement récent. Mais on songe à cette deshumanisation que produit l’état de guerre en lisant le journal d’Algérie d’un officier de réserve de l’armée française rappelé en 1958-1959 dans la lutte contre les «rebelles» du FLN. En effet après l’expédition du Suez de 1956 qui voit les armées française, britannique et israëlienne tenter de renverser Nasser qui vient de nationaliser le canal, après les opérations aveugles à l’endroit des populations civiles algérienne et tunisienne (le bombardement de Sakiet Sidi Youssef est condamné par l’ONU) et les velléités de négociations du gouvernement Pfimlin, les ultras de l’armée sis dans la colonie (qui ne dit pas son nom), les généraux Massu et Salan, menacent la France d’un coup de force le 13 mai 1958 et réclament la venue au pouvoir du général de Gaulle. A laquelle consent le président de la république René Coty. Les palinodies de De Gaulle («Je vous ai compris», «Vive l’Algérie française») vont alors aller de pair avec l’accroissement de la présence militaire et notamment la réquisition du contingent dont la durée de mobilisation n’a cessé de croître.
Critique de cinéma promis à une carrière d’enseignant, Marcel Martin se voit donc soudain sommé de se présenter à la caserne correspondant à son domicile pour partir en Algérie encadrer des soldats en opération. Militant communiste, anticolonialiste convaincu, il essaie quelques temps de se soustraire à cette réquisition, hésite à déserter, puis se promet de garder une distance mentale avec ce qu’on lui demandera. Or, au gré de son journal – où il consigne de manière détaillée les opérations auxquelles il participe (ratissages, expéditions punitives, couvertures de convois, etc.) – on assiste et il assiste lui-même à son intégration quoi qu’il veuille dans la machine répressive. Le danger qu’il court, les accrochages dont il se trouve partie prenante le conduisent à vouloir sauver sa peau et celle de ses hommes et dès lors il lui faut vouloir la mort de ceux d’en face. Blaise Cendrars, dans un texte saisissant publié à la sortie de la guerre de 1914-1918 (où il perdit un bras), avait décrit cet engrenage. Son texte s’intitule et se conclut par ces mots: «J’ai tué». Martin parle de machine de «fascisation» des esprits : non seulement de la part des idéologues des services dédiés au «bourrage de crânes» qui distillent l’anticommunisme, brandissent le danger pour les valeurs chrétiennes, etc. et enseigne ce qu’ils croient avoir compris de la guerre de guerilla, mais de la part, plus insidieuse, de la vie ordinaire des militaires, du caractère rassurant car ôtant toute responsabilité à l’individu (il ne lui faut qu’obéir). Au point de craindre de retourner à la vie civile.
Un journal «oublié »
Ce journal – resté à l’état de manuscrit près de 60 ans, «oublié» par son auteur même et retrouvé après sa mort par sa veuve – nous parle non seulement de cette situation singulière, cette guerre coloniale et de ses suites (jusqu’à la propagande anti-immigrés de la droite française de nos jours), mais aussi des situations de guerre qui se multiplient dans notre présent, de l’Ukraine, de Gaza, de l’Erythrée et de bien d’autres. La même irresponsabilité des soldats est requise pour leur faire exécuter des tâches de mort et la suppléance technologique, l’automatisme des armes décuple désormais ce phénomène.
Edwige Laure Mbe et ses quatre enfants ont goûté à la neige deux semaines seulement après leur arrivée en octobre au Canada.
PHOTO : RADIO-CANADA / CAMILLE PAUVAREL
Un premier hiver canadien peut être un moment parfois difficile pour les nouveaux arrivants, généralement peu préparés à faire face à des températures très basses.
Edwige Laure Mbe avait une idée très vague de ce qu'est l’hiver avant son arrivée à Edmonton avec ses quatre enfants, le 5 octobre dernier. Quand on disait l’hiver, la neige et tout, je voyais du tout blanc, du beau, des photos... Je n'avais pas pensé au froid. Je n'arrivais pas à faire le rapport entre l'hiver et le froid, affirme-t-elle.
Partie de Yaoundé, où la température tourne autour de 28 degrés Celsius, la Camerounaise est sortie de son rêve dès que la première tempête de neige, le 22 octobre, a frappé la capitale albertaine.
Quand la neige a commencé, j'ai dit non. Attendez! Vous blaguez! C'est ça, l'hiver? Il y avait un froid terrible et, du coup, qui gâchait le plaisir de la neige. Un contraste entre la beauté que j'espérais voir depuis toutes ces années et ce que je vis actuellement.
Comme Edwige, Sabrine Mzad a connu le même choc émotionnel lorsqu'elle est arrivée d’Algérie avec son fils et son mari, en mars 2021. Le choc thermique, c'était à l'arrivée, déjà, à Montréal, avant de venir même à Edmonton, qui est censée avoir encore des températures plus négatives. Ma peau avait réagi super bizarrement; j'avais des brûlures de partout, j'avais des plaques rouges au visage, relate-t-elle.
En raison de sa peau asséchée et extrêmement déshydratée, Sabrine a dû adopter de nouvelles habitudes : elle a utilisé de l’huile de lavande toute une année pour retrouver l'uniformité de son visage.
Sabrine n'était cependant pas au bout de ses déboires. Elle dit s’être fait mal au dos à plusieurs reprises, à force de glisser sur de la glace.
Je ne savais pas que ça ne suffirait pas à avoir de bonnes bottes, quand il y a du verglas. Il faut faire très attention; il faut, à la limite, imiter le pingouin dans sa démarche.
Edwige et ses quatre enfants ont eux aussi compris qu’ils n’étaient ni assez informés ni équipés pour faire face à l’hiver. La présence de la neige a forcé la famille camerounaise à visiter le magasin le plus proche. On a foncé au supermarché, à Costco; on a pris les manteaux, les blousons, les chaussettes, les gants, les pulls, les chapeaux, bref, tout le nécessaire, explique la mère de famille.
Dans les rayons, elle devait chaque fois préciser qu’elle ignorait tout de l'hiver, afin de bénéficier des conseils des vendeurs. Ils m'ont juste dit : il faut regarder les températures. Oui, il y a des températures écrites sur les vêtements – -20, -35, -40 degrés –, et les prix aussi…
De tels vêtements peuvent se vendre jusqu’à 1000 $ l’unité, ce qui est trop cher pour cette nouvelle arrivante, habituée au franc CFA, la monnaie de l'Afrique centrale, bien plus faible que le dollar canadien.
Bien s’équiper coûte cher
Edwige Laure Mbe s'ajuste à sa nouvelle réalité, mais le défi reste budgétaire. What? Je vais acheter ça [un manteau] à 300 000 francs (700 $)? Mon budget a trop vite dépassé... Je n'avais pas prévu ce gros écart! s’exclame-t-elle.
Les manteaux sont vraiment chers pour de nouveaux arrivants comme moi. Mon mari, malgré qu'il soit resté au Cameroun, nous soutient financièrement. Il sait qu'à tout moment, on pourrait avoir des besoins supplémentaires… Je cherche aussi à avoir un job qui nous permettra aussi de gérer à deux.
Pour les soulager, des organismes tels que la Francophonie albertaine plurielle (FRAP) offrent de l'équipement et des conseils aux nouveaux arrivants francophones pour les soutenir et les aider à mieux s’adapter.
C’est sous leurs conseils que Edwige a choisi une option de logement qui garantit à sa famille de rester au chaud durant tout l’hiver. J'ai vu un logement, celui dans lequel nous sommes actuellement, qui correspondait : il y avait le chauffage inclus, et les arrêts de bus sont à trois ou quatre minutes de la maison.
L’organisme offre aussi chaque année, à l’intention des nouveaux arrivants, un atelier qui explique comment s'habiller en hiver.
Texte (en français) et vidéo (en anglais) de la conférence du professeur Etienne Balibar sur « La Palestine, l’Ukraine et autres guerres d’extermination : le local et le global » donnée dans le cadre des conférences Bisan le 13 décembre 2023.
Résumé : La guerre en Ukraine et la guerre en Palestine ne sont certainement pas les seuls cas de guerres « chaudes » de notre présent ou passé récent, et il est vraisemblable qu’elles ne resteront pas les seules dans un avenir prévisible. Pourtant, elles nous confrontent à des interpellations tout aussi dramatiques. Et, avec toutes leurs différences que nous ne pouvons négliger, qui remontent dans chaque cas à une histoire longue, complexe, tragique, et qui font référence aux circonstances de leur début (ou nouveau début), elles soulèvent certains problèmes communs. Quelques-uns sont essentiellement liés à leurs déterminations « locales », telles que les questions hautement conflictuelles d’appropriation et d’expropriation qui régissent l’articulation de la population et du territoire et, avant tout, les questions morales et juridiques de justice qui émergent des relations de domination, d’agression, de destruction, d’extermination. D’autres impliquent une perspective « globale », que l’on peut cependant inscrire dans des cadres analytiques d’interprétation très différents : droit international et résolution des conflits, stratégies impérialistes et anti-impérialistes, politiques nationalistes de militarisation et forces cosmopolites de démilitarisation. Cette conférence n’a pas la prétention de couvrir toutes les dimensions de la situation, sans parler de proposer des « solutions » pour parvenir dans chaque cas à une « paix juste ». Je vais essayer de réfléchir à l’articulation de ces deux niveaux et soumettre à la discussion des enseignements provisoires de la comparaison. Sans jamais oublier que – en tant que citoyens du monde avec plus ou moins de liens personnels directs avec les populations et les lieux actuellement soumis à la destruction et au massacre – notre principal devoir est d’agir, pas de parler. Mais agir, où et quand c’est possible, exige aussi une réflexion commune.
Texte de l’exposé
Cher-e-s collègues, cher auditoire, j’ai accepté sans hésiter, mais avec un peu d’inquiétude, l’invitation à donner cette conférence Bisan, qui est un grand honneur pour moi. Nous sommes au milieu d’une guerre sauvage menée par l’État d’Israël contre la population de Gaza, avec des milliers d’adultes et un nombre monstrueux d’enfants déjà tués et encore plus nombreux mutilés. Deux millions de personnes sont poussées hors de leurs logements pour se retrouver à nouveau sous les bombardements sur la route ; des secteurs urbains entiers sont transformés en ruines ; écoles, hôpitaux, universités, mosquées, théâtres, bâtiments administratifs, sites archéologiques, bref une société tout entière est à jamais détruite. A l’encontre de toutes les lois de la civilisation et des conventions internationales, la fourniture de nourriture, d’eau, de carburant et d’aide médicale s’est vue interdite d’accès à la population. L’ONU met en garde contre une catastrophe humanitaire imminente de magnitude historique, si elle n’est pas déjà là. Permettez-moi alors d’être très clair. Les Palestiniens de toutes les parties du pays ou de l’étranger n’ont pas vraiment besoin de suivre une conférence sur cette situation et ses responsabilités. Ils ont aussi leurs idées, peut-être multiples, sur le dénouement qui pourrait être recherché, s’il en existe encore un – chose que nous ne devrions pas nier, même au moment le plus désespéré. Je n’ai jamais pensé que je devais parler pour les Palestiniens, encore moins à leur place. J’ai pensé que je devais leur parler à eux, avec mes propres mots et en harmonie avec d’autres intellectuels, pour exprimer notre solidarité et notre engagement à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour mettre fin au massacre et aider à la libération du peuple de Palestine. Mais j’ai également pensé que je devais saisir l’occasion que m’offrait votre hospitalité pour me parler à moi-même, essayer de clarifier ce qui fait que l’épisode actuel de la « Guerre de Cent Ans sur la Palestine », comme l’a appelée l’historien Rachid Khalidi, révèle un nouveau modèle de conflits meurtriers et d’apories politiques qui affecteront la condition de toute l’humanité. C’est ce qui m’a conduit au projet hasardeux de comparer la guerre sur l’Ukraine et la guerre sur la Palestine, qui se déroulent à deux « frontières » de l’espace euro-méditerranéen et impliquent en partie les mêmes acteurs (pensez à la fourniture continue d’armes américaines aux deux endroits). Il m’a semblé que, du point de vue de ce qui se passe maintenant en Palestine, certaines des implications de la guerre russo-ukrainienne peuvent être plus clairement identifiées, et que, à la lumière de ce qui est en cours en Ukraine, on pourrait interroger de manière significative l’articulation des caractères historiques « locaux », « autochtones » et des déterminations cosmopolitiques plus « globales » dans la guerre de Palestine. Bien sûr, je suis conscient que, outre les erreurs que je ferai inévitablement, il y a ici un danger à superposer artificiellement des situations hétérogènes, qui soulèvent différents problèmes de généalogie, d’identité collective, de statut d’État, de stratégie militaire, de droits, d’effets internationaux. La singularité de chaque situation ne devrait jamais être brouillée dans un souci de généralisation. Je tâcherai de garder ce danger à l’esprit, tout en vous demandant d’accepter la comparaison en tant qu’hypothèse de travail et instrument analytique. Je pense que cela ne nous détournera pas de l’urgence qui, dans les deux cas, demande un engagement politique résolu.
En préambule, je veux justifier mon utilisation du terme « extermination » dans le titre qui a été annoncé. J’ai déjà reçu quelques questions et objections à propos de ce choix, concernant à la fois sa définition et son champ d’application. Parler d’extermination signifie que nous incluons dans la caractérisation d’une guerre ses effets destructeurs sur despopulations, qu’elles soient constituées de civils ou de soldats, ou d’un mélange des deux, et que nous écartons donc la terminologie trompeuse de « dommage collatéral ». Dans des limites données de territoire et de temps, ceci peut aller de massacres ciblés à la destruction de l’environnement avec tous ses habitants, ou la plupart d’entre eux. Que ceci ait fait oui ou non partie de leur plan (j’ai tendance à penser que ce l’était), le Hamas a commis le 7 octobre des massacres exterminateurs dans son assaut sur les kibboutz et le festival israéliens, qui semblaient répliquer les massacres perpétrés par les paramilitaires juifs sur les Palestiniens pendant la Nakba. La destruction actuelle de Gaza se fait dans des proportions complètement différentes : du jour au lendemain, s’il n’y a pas de cessez-le-feu, si les frontières restent scellées, si l’aide humanitaire reste bloquée, et si les épidémies se répandent, cela pourrait devenir l’une des pires tueries depuis la Deuxième Guerre Mondiale. Les troupes russes qui ont envahi l’Ukraine ont commis des massacres dans les villages ukrainiens (comme à Butcha) et ont réduit la ville de Marioupol à un tas de ruines (exactement comme ils l’ont fait à Chechnya). Ils ont sans cesse ciblé des quartiers civils avec des missiles et des bombes. Et, bien que les chiffres exacts soient couverts par le secret militaire, il semble que la « guerre de position » prolongée, réminiscence des tranchées de la Première Guerre Mondiale, dans laquelle Ukrainiens et Russes sont maintenant coincés, équivaut à un processus mutuel d’extermination, parfois appelé « attrition » dans le jargon militaire, signifiant que l’issue sera déterminée par la capacité des deux peuples à accepter l’anéantissement de sa jeunesse. Bien sûr, ce caractère « exterminateur » n’a rien de neuf : dans le passé, il caractérisait les conflits armés qui devenaient des « guerres totales », notamment les deux Guerres mondiales (dont les chiffres restent hors d’atteinte, mais ont été proportionnellement approchés dans des conflits « locaux » tels que la guerre Iran-Irak dans les années 1980). Il a également caractérisé des guerres coloniales telles que la guerre d’Algérie menée par les Français, ou la guerre du Vietnam menée par les Américains. Nous sommes impressionnés par le « retour » de conflits de haute intensité, qui avaient été déclarés comme appartenant au passé. Et nous sommes inquiets devant le fait – sur lequel je reviendrai – que « l’Ukraine » et « la Palestine » surviennent comme des conflits sans solution diplomatique dans un avenir prévisible, laissant la porte ouverte à diverses formes d’« intensification ».
Maintenant, la discussion sur le caractère des guerres ne peut rester enfermée dans ce genre de formules descriptives, à cause des questions morales, juridiques et politiques qui y sont impliquées. Deux autres catégories plus controversées ont été invoquées qui sont largement surdéterminées : le terrorisme et le génocide. Je dois essayer de clarifier ma position sur leur utilisation légitime dans les deux cas.
En ce qui concerne le « terrorisme », la situation est compliquée par le rejet généralisé mais incohérent de l’idée qu’un mouvement ou une organisation pourraient être en même temps un mouvement de « résistance » et utiliser des méthodes « terroristes », idée qui dérive du fait que chaque État confronté à une résistance armée ou une insurrection la qualifie de terroriste afin de la délégitimer. Elle est aggravée par le fait que, depuis les attaques du 11 septembre et la « Guerre au terrorisme » qui s’en est suivie, des listes d’« organisations terroristes » ont été émises par divers pays et institutions, dont les États-Unis, l’Union Européenne, mais aussi la Russie et les Nations unies, ce qui signifie que des organisations ou des mouvements ainsi définis sont hors-la-loi et qu’on ne peut négocier avec eux (officiellement du moins). Ce sont des « ennemis absolus » qu’on ne peut que combattre et détruire. Mais c’est là une logique dans laquelle les États sont à la fois juges et parties. Je pense que nous devons repartir d’une description des actions elles mêmes, pour tenter de caractériser les forces ou les institutions qui les portent. Le Hamas est une organisation déjà ancienne de résistance du peuple palestinien, fondée sur une idéologie religieuse (comme beaucoup d’autres dans le passé ou le présent), une histoire complexe de rivalités avec d’autres, une stratégie qui oscille entre des actions violentes et non violentes, et une capacité à susciter l’adhésion de la population. Je comprends pourquoi les intellectuels palestiniens expliquent que, face à une guerre totale menée à Gaza, ils ne peuvent se dissocier du Hamas, même lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec son idéologie ou sa stratégie. Et je comprends pourquoi l’opinion publique dans le monde arabe (et au-delà) choisit d’isoler l’aspect de défi héroïque à leur puissant ennemi (même si c’est parfois au prix de la négation des faits les plus dérangeants). Néanmoins, je vois le massacre du 7 octobre qui comporte diverses atrocités perpétrées contre des civils comme une action purement terroriste (également au sens littéral du terme : destinée à répandre la terreur), qui oblige à conférer un caractère terroriste à l’organisation elle-même. Cependant, si nous regardons les actions commises depuis des décennies envers le peuple palestinien par l’État d’Israël (et, avant lui, par les milices sionistes), ou aujourd’hui en Cisjordanie par les colons aidés par l’armée, il n’y a aucune possibilité d’échapper à la conclusion qu’Israël est un État terroriste (tout comme la Russie a été un État terroriste à Chechnya, les États-Unis ont été un État terroriste en Irak, la France en Algérie et dans d’autres colonies, etc.). La symétrie ne justifie pas à mes yeux la méthode terroriste, ni ne l’empêche de faire du tort à long terme à la cause de la Résistance. Elle ne fait que fournir un contexte nécessaire à l’interprétation de ce qui s’est passé et quelle signification nous donnons à certains termes que nous utilisons.
Peut-être la question du génocide est-elle plus compliquée, mais elle n’est pas moins essentielle pour notre évaluation de la situation à laquelle nous faisons face. Tout d’abord, nous devons avoir à l’esprit à quel point l’histoire tragique des deux régions et des deux conflits est hantée par le souvenir des plus grands génocides du XXème siècle, les modèles qu’ils ont créés pour l’évaluation de l’extrême violence et la fonction qu’ils ont acquise pour cimenter les identités collectives des « survivants » : l’Holocauste des Juifs européens perpétré par l’Allemagne nazie dans toute l’Europe avec l’aide d’autres régimes fascistes, et la famine mortelle programmée de millions de paysans soviétiques, dont la plupart étaient ukrainiens, ciblés aussi à cause de leur nationalité, connue aujourd’hui sous le nom d’Holodomor. Ces mémoires sont instrumentalisées en Israël et, de façon différente, en Ukraine, mais ce sont de véritables traumatismes transmis de génération en génération, générant des affects contradictoires qui vont de l’angoisse de la répétition à la projection de l’image des anciens bourreaux sur les ennemis actuels. C’est un processus qui comporte des résultats ambivalents sur lesquels il faut enquêter à l’aide de notions psychanalytiques telles que la pulsion de mort, et le transfert du traumatisme des victimes sur leurs propres victimes (Edward Saïd a autrefois écrit que le sort tragique des Palestiniens, c’est d’être devenus les victimes des victimes). Mais si nous nous concentrons sur nos deux champs de bataille, il semble se dégager une nette dissymétrie. La propagande russe a prétendu que l’Ukraine était en train de pratiquer un « génocide » dans la région orientale principalement habitée par des Russophones (le Donbass). Et de nombreux Ukrainiens ont tendance à décrire les intentions de l’invasion russe comme une continuation de l’Holodomor. Dans le premier cas, la catégorie est clairement non pertinente (même si des violences systématiques ont été commises) ; dans le deuxième cas, le terme correct serait plutôt ethnocide, parce que le discours russe comporte une négation de l’idée d’une nation ukrainienne en tant qu’entité indépendante, et la possibilité pour un peuple ukrainien d’exister historiquement avec son gouvernement autonome et sa culture, bien que certains crimes de guerre (tels que l’enlèvement et l’adoption forcée d’enfants) soient à la limite des marques juridiques du génocide. Inversement, la catégorie de génocide, ou d’extermination avec une dimension génocidaire, semble appropriée pour décrire la catastrophe qui prend place à Gaza, et sa signification pour la survie du peuple palestinien. Cela ne devrait pas être une surprise qu’il soit utilisé, non seulement par les Palestiniens qui appellent à l’aide et aux sanctions, mais par d’estimés universitaires, des porte-parole autorisés d’organisations humanitaires et d’agences des Nations unies. Je pense que l’invocation exceptionnelle du Secrétaire Général Gutierres de l’article 99 de la Charte de l’ONU le 6 décembre peut elle aussi être interprétée dans ce sens. Parmi les comparaisons qui viennent à l’esprit, il y a les massacres génocidaires perpétrés en 1995 par les forces serbes contre les musulmans en Bosnie. Le cœur du problème est bien sûr de savoir si la combinaison de meurtres de masse et de déportations qui a maintenant affecté Gaza quoique criminel du point de vue du droit international devrait être considérée comme un effet secondaire du projet d’« éradication » du Hamas, comme prétendu par le gouvernement israélien, ou si elle constitue le véritable objectif de la totalité de l’opération militaire. Il existe de nombreuses preuves pour étayer la seconde proposition, émanant non seulement des déclarations des dirigeants israéliens qui ont promis une « deuxième Nakba » (qui ne peut être accomplie que par des moyens exterminateurs) et qui ont déshumanisé la totalité de la population de la Bande de Gaza, mais par la combinaison des éliminations à Gaza avec une brutale intensification des assassinats, des expulsions et des persécutions en Cisjordanie et à Jérusalem. Ce sont des éléments complémentaires d’une politique dont le but n’est plus simplement la discrimination de la population arabe de Palestine (pour laquelle la catégorie apartheid s’est avérée adéquate), mais finalement la création d’un territoire « purement juif » « du Fleuve à la Mer », rêve de longue haleine de l’extrémisme sioniste « messianique » maintenant au pouvoir. Le 7 octobre n’a fait que fournir la fenêtre d’opportunité, mais a aussi permis de gagner le soutien de la population israélienne ou son acquiescement passif, écrasant les oppositions.
Je veux maintenant aller plus loin dans la comparaison, grâce à deux étapes successives. La première essaiera d’articuler les questions de droit et de justice avec l’histoire spécifique de chaque guerre, qui est la base sur laquelle nous devons nous appuyer afin de prendre parti dans le conflit, chose que nous ne pouvons éviter à moins de devenir complices de crimes historiques. La seconde essaiera de trouver les « alliances » et les « solidarités » sur lesquelles les protagonistes s’appuient dans le cadre d’une géométrie de l’impérialisme qui pourrait expliquer les situations antithétiques dans lesquelles se trouvent les principales « victimes » des guerres, à savoir le peuple ukrainien et le peuple palestinien, par rapport aux divisions géopolitiques des luttes contemporaines pour l’hégémonie. Ainsi, d’une certaine façon, j’essaie d’examiner la dynamique des guerres intérieurement et extérieurement.
Permettez moi de commencer avec les questions de droits et de justice. Comme point de départ, nous pouvons considérer la notion de juste guerre, qui est notoirement contestée. Chaque belligérant prétend toujours être justifié, soit juridiquement, soit par quelque intérêt « supérieur ». Les pacifistes ou les défenseurs de la non-violence ont toujours évidemment rejeté cette notion : aucune guerre ne peut être « juste », même si on nous y oblige, et l’impératif de la non-violence devrait imposer des limites éthiques absolues à tout projet de résistance à un ordre oppressif, une violation de ses « vie, liberté et patrimoine » (dans la fameuse définition de Locke de l’individualité, que l’on peut étendre des individus à la collectivité). Je ne m’embarquerai pas dans une discussion des principes, mais j’adopterai le point de vue du droit international tel qu’il a été codifié dans la Charte des Nations unies (1945) : les seules guerres justes sont les guerres défensives, menées en réaction à une attaque ou une agression. Il s’agit donc d’un concept absolument dissymétrique : la guerre ne peut être « juste » des deux côtés (quoiqu’elle puisse être éventuellement injuste des deux côtés). Voilà où commencent en fait les difficultés, parce que la codification ne faisait exclusivement référence qu’à la « défense » d’États, ou d’entités politiques que l’on peut assimiler à des États. Ceci laisse entièrement pendante la question des guerres de libération, ou guerres menées par des peuples, communautés ou groupes opprimés qui ne sont pas organisés (ni reconnus internationalement) en tant qu’États, ou cela pourrait même suggérer que les guerres de ce genre sont par définition illégitimes ou « injustes ». C’est bien sûr ce que l’histoire consécutive à la décolonisation a entièrement remanié. Ce qu’elles nous enseignent, c’est que nous pouvons considérer comme une juste guerre un combat dans lequel une communauté avec un sentiment d’identité collective (chose qu’il n’est pas toujours facile de déterminer) historiquement attachée à un territoire (encore une notion complexe, du point de vue de l’« exclusivité » et des « frontières ») exprime et défend un droit à l’autodétermination et à l’auto-préservation qui est dénié ou menacé par une puissance étrangère (généralement appelée un empire). Cela s’applique, avec des nuances significatives, aux deux guerres, la guerre en Ukraine et la guerre en Palestine.
Le cas ukrainien pourrait sembler très simple, parce qu’on ne peut raisonnablement nier qu’en février 2022, l’État russe (qui se donne le nom de « fédération ») a envahi le territoire d’une République indépendante, dont il avait reconnu l’intégrité et la souveraineté après la dissolution de l’Union soviétique. La continuité de la guerre cruelle menée depuis sur le territoire ukrainien dérive de cette agression initiale et y a ajouté (dans la conduite de la guerre) d’autres dimensions criminelles (qui devraient logiquement être portées devant la Cour pénale internationale). Ce qui rend cependant les choses plus compliquées est le fait qu’un conflit plus « limité » avait été mené depuis 2014 dans la « région frontalière » du Donbass entre les séparatistes locaux et le gouvernement central de l’Ukraine, combinant des raisons linguistiques, sociales et idéologiques, un conflit que le gouvernement russe a présenté comme une guerre civile et dans lequel il est intervenu par des fournitures militaires et de prétendus « volontaires » du côté de ses « frères ». Cela a été le tout début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, conduisant à une militarisation croissante des deux côtés, particulièrement après l’annexion par la Russie de la région contestée de Crimée, faisant légalement partie de l’Ukraine mais largement habitée par des russophones supposés pencher du côté de la Russie. L’annexion a coïncidé avec la « révolution démocratique » en Ukraine (l’Euromaïdan) qui a conduit à éliminer du pouvoir quelques « oligarques » ayant des liens forts avec le régime du président Poutine, et qui a initié une procédure de négociations en vue de l’intégration dans l’Union européenne et dans l’OTAN, en opposition directe aux intérêts « géopolitiques » de la Fédération russe. Pour résumer, nous pourrions dire que l’invasion russe de 2022 était basée sur un double motif. C’était une guerre impérialiste, essayant de rebâtir l’Empire qui avait été formé au cours des siècles sous le régime tsariste et sanctifié par la mission messianique de la « Sainte Russie », ensuite sécularisé et étendu par Staline sous le nom de communisme, maintenant ressuscité à l’aide d’une idéologie nationaliste virulente qui oppose une « Grande Russie » ou « Eurasie » traditionnelle idéalisée à l’Occident démocratique « dégénéré ». Et c’était une guerre politique préventive, qui cherchait à écraser l’orientation libérale-démocratique de l’Etat ukrainien avant qu’il ne puisse devenir un modèle pour les réformistes en Russie même, qui auraient profité des solidarités entre les différents régimes « post-soviétiques » pour défier le pouvoir combiné des oligarques économiques et de l’État autoritaire (Poutine lui-même ayant bénéficié de la corruption et hérité de la tradition de la police secrète qui contrôlait l’Union soviétique sous Staline et après lui). Pour les Ukrainiens cette double guerre crée une unique menace existentielle. Leur réaction patriotique, cependant, renforcée par la guerre mais aussi soumise à ses vicissitudes sur le long terme, est enracinée dans la complexité énorme d’un sentiment « national » qui a continuellement enchevêtré des moments de lutte indépendantiste et des moments d’intégration dans des constitutions impériales ou fédérales (ou quasi-fédérales, comme nous pourrions étiqueter les politiques des nationalités dans la première période, « léniniste », de l’Union soviétique). Dans une terminologie significative (quoique non exclusive), ils présentent leur résistance actuelle comme une guerre d’indépendance reportée qui est combinée avec un processus de décolonisation culturelle. C’est une formulation intéressante, parce qu’elle attire notre attention sur le fait que le colonialisme a été aussi intra-européen, dans le cadre de différents « États impériaux », la Russie (prolongée par l’Union soviétique après la contre-révolution stalinienne) n’étant que l’un d’eux, avec des caractéristiques spéciales (une double expansion et soumission des peuples envers l’Occident et envers l’Orient). En ce sens, la grande question en jeu dans la guerre actuelle en Ukraine et dans les évolutions des deux nationalismes qu’elle dresse l’une contre l’autre, comme je l’ai traité ailleurs, est une nouvelle phase dans la longue « guerre civile européenne » et une expérience décisive dans la gouvernance de la complexe composition « ethnique » interne de l’Europe.
Retournons maintenant au cas de la Palestine et de sa guerre prolongée avec Israël – une guerre civile aussi dans un sens spécifique, puisque la population et l’État d’Israël, quoique nés d’un processus typique de colonisation inspiré par l’idéologie sioniste, ont depuis longtemps cessé de former un corps extérieur ou étranger dans l’espace de la « Palestine historique » qu’ils réclament de manière exclusive pour eux-mêmes, mais qu’ils partagent par force avec les Palestiniens. C’est encore plus le cas depuis qu’Israël, étendant continûment le processus de colonisation, a créé un unique espace politique (ce qu’Adi Ophir et Ariella Azoulay ont appelé la « Condition à un État ») où il est la seule autorité souveraine, y exerçant une domination directe ou indirecte, à l’exception paradoxale de Gaza, qui est (ou plutôt était, avant son annihilation en cours) en même temps une enclave gouvernée indépendamment et une institution pénitentiaire totalement contrôlée et punie en permanence pour ses actes de résistance, qu’ils soient violents ou non-violents.
En tant qu’il est question de deux peuples en compétition pour disposer du même territoire, la longue guerre en Palestine oppose formellement des affirmations de droit, ou simplement des « droits », chacun d’eux cherchant à établir sa légitimité par une combinaison de narratifs historiques et d’actions stratégiques. La légitimité d’Israël, qui est effective en termes de cohésion politique et de reconnaissance extérieure, repose sur trois « sources » ou « fondements » dont la combinaison s’est avérée extrêmement puissante. La première est imaginaire, c’est la conviction sioniste (et avant le sionisme, la vieille conviction juive) que les juifs d’aujourd’hui, partout dans le monde, sont les « descendants » d’un peuple qui aurait été expulsé de la Terre sainte après la destruction du Temple de Jérusalem, et qui a toujours rêvé de retourner « chez lui ». La deuxième est le fait crucial qu’après la partition décidée par les Nations unies en 1947 et la victoire de l’armée juive sur les Palestiniens et les États arabes en 1948, l’État d’Israël a été reconnu internationalement par tous les « camps » (à l’exception des États arabes, qui néanmoins coopèrent de plus en plus avec lui économiquement), et est devenu un membre à part entière de la « communauté internationale » des États-nations. Et la troisième, qui n’est pas juridique, mais morale et aussi politique, dérive du fait qu’Israël s’est conçu et est apparu comme un lieu de refuge, un sanctuaire pour les survivants de l’Holocauste et d’autres juifs persécutés dans le monde, qui n’ont « aucun État à eux ». Laissant de côté la fondation imaginaire dans les « origines » du peuple juif, je voudrais me concentrer sur les deux autres sources et sur leur évolution historique. Bien sûr je dois mettre entre parenthèses beaucoup d’épisodes importants et de détails qui nécessiteraient des restrictions, mais je voudrais vous soumettre l’analyse suivante : bien que fermement enracinée dans ses sources juridiques et morales, la légitimité d’Israël (ou son « droit » à gouverner le territoire palestinien et et à le renommer) a toujours été conditionnelle. Elle pourrait se justifier sur le long terme uniquement à la condition d’être acceptée par les Palestiniens eux-mêmes : une condition évidemment très difficile, sinon impossible, à réaliser (ou seulement au prix d’une invention politique extraordinaire), et qui en fait n’a jamais été remplie. Non seulement elle n’a pas été remplie, mais elle a été consciemment et systématiquement détruite dans sa possibilité même. Au cours du temps, Israël a détruit sa propre légitimité. Le résultat est un renversement de la situation initiale, une radicale délégitimation d’Israël comme État « décent », quelque chose qui peut rendre joyeux ses ennemis, mais doit probablement avoir des conséquences dramatiques, parce que cela poussera de plus en plus Israël à affirmer une légitimité inconditionnelle, ou le droit de « se défendre » quel qu’en soit le prix contre tout adversaire ou critique, ce qui est ce que nous observons aujourd’hui.
Mais soyons un peu plus précis. La légitimité juridique d’Israël repose sur des déclarations et des actes internationaux, mais elle ne peut qu’être contestée, parce que sa base territoriale vient de la colonisation, à la fois dans le sens de l’immigration dans le pays (« colonies de peuplement ») d’étrangers d’origines et de trajectoires variées ; et dans le sens plus conflictuel de l’accaparement des terres (Landnahme) prises à la population autochtone par diverses procédures de dépossession, qui en fin de compte impliquent toujours de la force. Contrairement à la formule tristement célèbre de Golda Meir, la Palestine n’était pas et n’est pas « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Légitimer la colonisation est un énorme paradoxe (encore plus à l’âge de la « décolonisation »), mais si cela peut être imaginé, comme une façon de passer de la partition à une transaction ou partage (répartition, cohabitation) et du partage à la reconnaissance, ou égale dignité, cela exigerait un changement révolutionnaire dramatique moral et politique. Israël ne s’est jamais engagé dans cette voie : non seulement il n’a jamais reconnu que son appropriation du territoire sur lequel établir un « État juif » était « opposable » ou contestable à bon droit, mais il s’est étendu dans chaque partie de la Palestine que la guerre lui permettait de contrôler (ou il a mené des « guerres préventives » pour permettre cette expansion), officialisant finalement l’objectif de la domination juive sur la totalité de la Palestine « du fleuve [Jourdain] à la mer [Méditerranée] », qui avait été proclamée par ses propres extrémistes. Avec l’aide de puissants sponsors à l’étranger, il a pu contredire de manière flagrante le droit international en mettant en place la colonisation de la Cisjordanie et Jérusalem-Est. En ce qui concerne la légitimité morale d’Israël, reposant sur la mission d’offrir un sanctuaire aux victimes et aux survivants de l’Holocauste, ou un endroit où ils pourraient être libérés de leur apatridie et réclamer ce qu’Hannah Arendt a appelé « le droit à avoir des droits », elle était aussi immédiatement contestable au sens où elle a sauvé des masses de réfugiés au prix d’en créer des masses d’autres, violemment expulsés, terrorisés et à qui on dénie le droit au retour. Encore une fois, elle ne serait justifiée qu’à la condition paradoxale de juifs assujettissant leur propre citoyenneté (ou leur appartenance politique) à la création de la citoyenneté des autres, qui ne peut être concédée de manière paternaliste, mais devrait être reconnue comme leur propre initiative, et à qui on devrait accorder ses conditions institutionnelles, que ce soit sous la forme d’une « solution à deux États » ou à « un État » avec de multiples modalités d’appartenance. « L’égalité ou rien », est le titre célèbre qu’Edward Said a donné à l’un de ses recueils d’essais politiques, après Oslo. Non seulement Israël n’a autorisé aucun processus d’égalisation à commencer, mais il a fait exactement le contraire : instituant la discrimination et un harcèlement continu des Palestiniens, même quand ceux-ci avaient officiellement la citoyenneté israélienne, ce qui a conduit à la création d’un État d’apartheid sur l’ensemble du territoire. La notion de sanctuaire a été renversée en ce qui a été à bon droit appelé une « ethnocratie », où les juifs de n’importe où peuvent venir pour se voir comme un peuple privilégié ou « supérieur ». A cela nous pouvons ajouter la déplorable transformation de l’Holocauste, d’un symbole d’inhumanité enseignant des leçons de moralité politique à tout individu et à tout peuple en un instrument « privatisé » de domination et d’auto-justification. Cela engendre une autre forme dévastatrice de délégitimation.
Maintenant le question devient : est-ce que la délégitimation croissante de l’État d’Israël (dont nous allons observer des développements rapides dans le sillage de la guerre actuelle), implique une légitimité croissante pour les droits du peuple palestinien, ou une plus grande justification de leur propre affirmation de droits ? Cela est l’enjeu majeur pour anticiper un renversement de tendance, un résultat positif de la confrontation en cours, aussi improbable que cela puisse apparaître au milieu des destructions et de l’incapacité apparente (ou de la mauvaise volonté) des forces externes médiatrices à retarder la catastrophe. Il me semble cependant que la réponse ne peut que rester ambivalente : c’est oui et non. La réponse est « oui certes », parce que les Palestiniens n’ont aucun besoin d’être « reconnus » ou « justifiés » pour leur droit à habiter et travailler sur la terre où leurs ancêtres ont vécu pendant des générations. La question est pratique, ce n’est pas une question de conditionnalité « normative ». Et, du point de vue pratique, on peut dire que, alors que l’État d’Israël et la majorité de sa population n’admettent même pas qu’il existe quoi que ce soit comme un peuple de Palestine, avec une identité nationale enracinée dans le passé et formant un horizon d’attentes pour le futur, la situation évolue rapidement du côté de l’opinion publique dans le monde en général, ce qui est une condition cruciale pour la constitution légale de la Palestine comme « sujet politique » à un niveau international, par exemple sous la forme d’une acceptation complète de l’État palestinien par les Nations unies (même si c’est un État palestinien en exil). Ce qui pendant longtemps a été proclamé par les peuples et – plus ou moins sincèrement – par les gouvernements dans les États arabes et islamiques, la « Gauche mondiale » incluant des citoyens anti-impérialistes dans le « Nord », qui a vu la Palestine comme le dernier grand cas d’émancipation contre le principe colonial après la fin du système d’apartheid en Afrique du sud, devient une conviction très largement partagée qui transgresse les barrières de la civilisation et tend à l’universalisation. Mais peut-être que la réponse est aussi « Non », parce que les obstacles se sont accumulés devant la constitution du peuple palestinien en tant que sujet politique autonome, agent effectif de sa propre émancipation. La guerre telle qu’elle se déroule maintenant augmentera certainement les sentiments de solidarité à l’intérieur du peuple, mais pas nécessairement sa capacité politique à agir comme un sujet. Bien sûr cette incapacité a été l’objectif permanent d’Israël, elle a été brutalement ou insidieusement imposée de l’extérieur, par la répression (particulièrement l’emprisonnement systématique des dirigeants nationaux) et par la corruption, mais elle s’est aussi développée de l’intérieur. Ce qui a été admirable (et politiquement significatif) dans l’histoire du peuple palestinien depuis la Naqba et dans toutes les vicissitudes du conflit, avant et après 67, avant et après Oslo, à travers les intifadas, a été la conservation de l’unité morale et de l’esprit de résistance parmi les fractions dispersées du peuple palestiniens, à l’extérieur et à l’intérieur d’Israël comme circonscription juridique. Mais ce qui est devenu de plus en plus problématique (malgré quelques tentatives remarquables pour renverser le cours des choses, comme le « document du prisonnier » en 2006), c’est l’unité politique des organisations et des personnes qui représentent le peuple comme une force affirmant sa place dans l’histoire et lui donnent une voix publique. Avec la quasi-complète subordination de l’Autorité palestinienne aux injonctions de l’État d’Israël, et le choix du Hamas d’utiliser périodiquement des méthodes terroristes qui créent dans la population autant d’anxiété et de répulsion que d’émulation et d’encouragement, la dissociation interne semble plus insurmontable que jamais. Au moins en l’observant depuis ma position extérieure, raison pour laquelle je soumets ces réflexions avec une extrême modestie et de manière hypothétique. Demandant en particulier si et comment « des tierces parties » pourraient émerger pour surmonter la fracture et comment.
Une dernière observation vient à l’esprit lorsqu’on confronte les deux cas que nous discutons : l’Ukraine et la Palestine, du point de vue de leur place dans une discussion sur la justice : non seulement la justice qui fait référence à une position dans la guerre, d’un côté ou de l’autre du fossé entre agresseur et victime, ou oppresseur et résistant, mais la justice qui peut acquérir une résonance universelle, la justice qui confère une dimension universaliste à l’affirmation de droits que certains acteurs incarnent dans la guerre (pas tous, évidemment). Une similitude frappante entre la cause ukrainienne et la cause palestinienne qui crée une convergence virtuelle entre elles vient précisément du fait qu’elles apparaissent comme des incarnations de principes universels d’auto-détermination et de résistance à l’oppression, raison pour laquelle, dans différentes parties du monde, il y a aujourd’hui des militants qui font des efforts importants pour soutenir simultanément et articuler les deux causes. Cependant, cela reste limité pratiquement parce qu’elles sont aussi perçues comme inséparables d’alliances géopolitiques antithétiques et de « camps » impliqués dans une autre sorte de « guerre », parfois décrite comme la « nouvelle guerre froide », dont elles ne formeraient que des aspects partiels, des « moments » locaux, ou dans laquelle elles seraient inévitablement absorbées. Paradoxalement, à cause de la tension qui déchire le champ cosmopolitique entre un point de vue des valeurs universelles et une logique du global et des relations globales de forces, les affinités entre les « justes causes » des peuples affirmant leur droit à l’auto-détermination ne sont pas facilement perçues, ou sont même déniées par leurs supporters. Pour cette raison, brièvement (bien trop rapidement, en fait), je veux consacrer quelques considérations finales aux dimensions globales des deux guerres, que je résumerai sous le nom de « géométrie de l’impérialisme », emprunté à l’économiste et théoricien politique défunt Giovanni Arrighi, une des figures fondatrices de l’« alter-mondialisation ».
La première chose qui, je voudrais insister sur ce point, ne doit jamais être oubliée, est le fait que l’essence d’une cause politique ne réside jamais dans son association avec des oppositions globales entre forces géopolitiques qui sont enracinées dans des intérêts économiques et des antagonismes idéologiques « systémiques ». Croire le contraire est un héritage négatif du « campisme », la logique politique héritée des fractures de la guerre froide, sur laquelle je reviendrai. C’est pourquoi il est crucial de reconstruire l’histoire spécifique de chaque guerre, de chaque peuple, de chaque territoire, dans ses propres termes locaux, et de décrire les modalités dans lesquelles une guerre s’est développée à partir de conditions et de choix qui ont été faits par leurs propres acteurs : Russes, Ukrainiens, Israéliens juifs et Arabes palestiniens, avec leur divisions internes et leur histoire complète. L’évaluation de la justice ne dérive pas du fait que l’Ukraine s’unisse au « monde libre » ou « au monde des démocraties » contre une coalition de régimes autoritaires, ou du fait que le combat palestinien pour la dignité et l’indépendance forme une partie du combat mondial « anti-hégémonique », qui défie maintenant la domination planétaire des USA. D’un autre côté, cependant, il n’existe pas d’action et de transformation isolées de quelque peuple que ce soit dans le monde, aujourd’hui moins que jamais. C’est clairement vrai pour tous les acteurs des guerres dont nous parlons, bien qu’avec des différences radicales. Contrairement à ce que la coalition occidentale soutenant l’Ukraine a annoncé et a voulu croire, la guerre n’a pas isolé la Russie économiquement, diplomatiquement, ni même militairement : elle a plutôt créé la possibilité d’un nouveau système d’alliances autour d’elle, qui est peut-être fragile, mais pas arbitraire. Et bien qu’il puisse apparaître que le peuple palestinien est tragiquement isolé dans l’environnement géopolitique, à cause du refus des puissances américaine et européenne d’imposer des obligations à Israël, qu’ils « compensent » par de l’aide humanitaire, donc en « subventionnant » en un sens la colonisation, mais aussi parce que le soutien officiel des États arabes s’est révélé la plupart du temps essentiellement instrumentalisant et intéressé, le fait est aussi, comme je l’ai indiqué un peu plus tôt, que la cause palestinienne occupe une place centrale dans les mouvements populaires d’émancipation qui défient régulièrement l’ordre établi. Et les Palestiniens eux-mêmes font partie d’un large système de solidarités « de la diaspora ». Cependant il me semble que la question la plus intéressante et la plus difficile concerne les relations contradictoires des deux causes que j’ai essayé de comparer avec les forces et les politiques de l’impérialisme américain, un impérialisme qui n’est peut-être plus sans rival dans le monde, mais qui exerce encore une hégémonie militaire et financière dont l’issue des guerres dépendra complètement. Une formulation simplifiée mais éloquente du paradoxe serait la suivante : les bombes qui détruisent les maisons et tuent les gens à Gaza sont fournies quotidiennement par les USA, exactement de la même façon que l’imposition d’un cessez-le-feu réclamé par les Nations unies est bloquée par le veto des Etats-Unis, qui a immédiatement déclaré un « soutien inconditionnel » au « droit à l’auto-défense » d’Israël après le 7 octobre. Sur le front est-européen, il devient de plus en plus visible que, si les soldats qui meurent en combattant les troupes russes (qui meurent elles aussi) sont Ukrainiens (avec quelques volontaires étrangers), les armes sont maintenant européennes et surtout américaines : cesser ou même limiter leur fourniture (ce qui dépend de continuités politiques aléatoires) impliquerait presque immédiatement une défaite du peuple ukrainien et une destruction ou un démembrement de son pays, dont ils défendent l’intégrité. Le soutien des États-Unis à la guerre israélienne est en continuité avec une dépendance de son existence et une politique de subvention américaine qui a été si importante pendant des décennies que, à un certain point, Israël pourrait être décrit comme un État membre « externalisé » de la Fédération, bien que jouissant de la capacité d’imposer ses propres priorités sur sa métropole. Alors que le soutien des États-Unis et de l’Europe à l’indépendance ukrainienne ou à sa « décolonisation » est l’aboutissement des mesures stratégiques qui ont suivi l’écroulement de l’Union soviétique et du « camp » socialiste, d’où la transformation de la fracture globale entre les puissances capitaliste et socialiste en une nouvelle lutte pour l’hégémonie parmi des États « néo-impérialistes » de forces inégales et dotés de régimes politiques intérieurs variés. La conclusion à tirer est que les guerres actuelles d’extermination prennent effectivement place dans une « géométrie impérialiste », mais elles ne doivent pas être jugées selon la vieille syntaxe « des camps », qu’elle soit formulée dans les termes d’un conflit entre les « démocraties » et les « États totalitaires », ou d’un conflit entre l’« impérialisme occidental » (sous hégémonie américaine, organisée par l’OTAN) et les « peuples émergents » avec une base tricontinentale. Nous devons inventer une compréhension cosmopolitique du monde pour orienter nos solidarités avec les combats des peuples qui luttent pour leur liberté et afin qu’ils naviguent entre leurs alliances et leurs ennemis.
Etienne Balibar (professeur émérite à l’université Paris-Ouest Nanterre)
Cycle de Conférences Bisan, 13 décembre 2023 https://aurdip.org/la-palestine-lukraine-et-autres-guerres-dextermination-le-local-et-le-mondial/
Le premier ministre israélien a annoncé le jour de Noël une nouvelle intensification des frappes à Gaza. Après la guerre, il devra répondre de sa responsabilité dans les choix qui viennent d’exposer Israël à un traumatisme historique et la population palestinienne à un carnage barbare.
enjamin Nétanyahou le sait déjà. Le jour où s’achèvera la guerre de Gaza, ce sera aussi le commencement de la fin de sa carrière politique. Cela arrivera dans quelques semaines, comme le souhaite Washington, ou pas avant « plusieurs mois », comme l’annonce Yoav Gallant, le ministre de la défense israélien.
C’est même, selon ceux qui le connaissent – en dehors des considérations tactiques et opérationnelles, d’ordre strictement militaire – l’une des raisons pour lesquelles le premier ministre israélien n’est pas pressé de voir son pays sortir de l’état de guerre, dans lequel il vit depuis plus de deux mois, pour retrouver un fonctionnement institutionnel et politique normal.
« Ça sera une longue guerre qui n’est pas près de finir », a déclaré Nétanyahou lundi 25 décembre, après s’être rendu à Gaza. Il a annoncé une nouvelle intensification des frappes – incessantes depuis deux jours, suscitant la profonde inquiétude de l’ONU. Selon un dernier bilan du ministère de la santé palestinien, contrôlé par le Hamas, 20 674 personnes ont péri dans les opérations militaires israéliennes, en majorité des femmes, des enfants et des adolescents, et près de 55 000 personnes ont été blessées.
Pour Nétanyahou, la fin des combats signifierait une reprise possible des mobilisations massives de la société civile contre ses projets de réforme « démocraticides » et aussi contre sa gestion désastreuse de la question des otages, surtout si ceux qui sont encore détenus ne sont pas sortis vivants entre-temps de Gaza. Il signifierait aussi un retour probable devant les tribunaux pour y répondre des accusations de corruption, fraude et abus de confiance qui pèsent sur lui depuis plus de cinq ans.
Mais surtout, ce moment sera pour le premier ministre celui où son arsenal de communication cessera de le protéger. Celui de la confrontation avec la vérité. Car, il le sait, il devra s’expliquer devant la commission d’enquête qui ne manquera pas d’être constituée pour examiner les conditions dans lesquelles le Hamas a pu, sous les yeux des services de renseignement israéliens – réputés parmi les meilleurs de la planète –, concevoir, planifier, préparer et perpétrer l’épouvantable tuerie du 7 octobre, plongeant le pays dans l’un des pires traumatismes de son histoire.
Compte tenu de la défiance qui existe depuis des années entre le premier ministre et les magistrats, notamment ceux de la Cour suprême, et de la tradition de confier au président de la Cour la présidence des commissions d’enquête, comme ce fut le cas avec Shimon Agranat en 1973 pour la guerre du Kippour, puis avec Yitzhak Kahane, en 1982, pour le massacre de Sabra et Chatila, à Beyrouth, on imagine que Nétanyahou n’est pas enthousiaste à l’idée de répondre aux questions d’Esther Hayot – ou de celle ou celui qui lui succédera, car elle doit prendre sa retraite et personne n’a encore été officiellement désigné pour occuper sa fonction.
D’autant que la longévité du premier ministre au pouvoir – plus de quinze ans à la tête du gouvernement, soit deux ans de plus que David Ben Gourion –, loin de lui faciliter la tâche, alourdit un peu plus son fardeau, c’est-à-dire ses responsabilités historiques.
La Maison Blanche parle dans le vide
La grande majorité des options stratégiques et des décisions politiques aventureuses qui ont rendu possible l’opération terroriste du Hamas ont été choisies par ses gouvernements. Souvent à son initiative. Il devra notamment indiquer dans quelles conditions et guidé par quelles convictions idéologiques il a décidé, il y a une dizaine d’années, de soutenir activement le Hamas au détriment du Fatah et de l’Autorité palestinienne.
Il devra aussi révéler pour quelles raisons, et avec quelles garanties, il a accepté que le Qatar fournisse, avec l’assentiment de son gouvernement et au rythme de 30 millions de dollars par mois, plusieurs milliards de dollars au Hamas. Dont une partie au moins a été utilisée pour acheter ou produire des armes qui ont tué des Israéliens.
On comprend que face à ces épreuves annoncées et confronté au bilan, atroce pour les Palestiniens, décevant pour l’armée israélienne, des deux premiers mois de guerre contre le Hamas, Nétanyahou ait fait la sourde oreille non seulement aux demandes de cessez-le-feu des Nations unies ou de Paris, mais même aux requêtes de Washington qui souhaite que la guerre « cesse dès que possible », accompagnées de mises en garde de Joe Biden, déplorant qu’Israël « perde ses soutiens internationaux à cause du caractère indiscriminé de ses bombardements, dans lesquels des milliers de civils palestiniens ont été tués ».
Bien que les États-Unis versent chaque année 3,8 milliards de dollars d’aide militaire à Israël, la Maison Blanche a du mal à faire entendre sa voix aux dirigeants israéliens. Au président américain qui demandait au gouvernement israélien d’adopter « d’ici trois semaines des tactiques plus précises et de se concentrer sur les moyens d’épargner les civils », le ministre de la défense, Yoav Gallant, a répondu que la « destruction du Hamas [était] essentielle pour la sécurité de son pays » et que « cette campagne militaire [prendrait] plus de quelques mois ».
Quant à Nétanyahou, il n’a pas été plus réceptif aux suggestions de Jake Sullivan, conseiller pour la sécurité de Joe Biden. Quand celui-ci a invité le premier ministre israélien à impliquer l’Autorité palestinienne pour imaginer « l’après-Hamas » à Gaza, mais aussi à « évoluer », « car on ne peut continuer à dire non à un État palestinien », il a répondu, sans égards superflus : « Je vais être clair : je ne veux pas qu’Israël répète l’erreur d’Oslo. Je ne permettrai pas […] l’introduction à Gaza de gens qui enseignent le terrorisme, qui soutiennent le terrorisme, qui financent le terrorisme. Gaza ne sera ni un Hamastan, ni un Fatahstan. »
Cette ingratitude à l’égard de leur protecteur historique a récemment conduit Joe Biden à rappeler à « Bibi » que l’opération israélienne à Gaza a déjà consommé des dizaines de milliers de bombes et d’obus made in USA et qu’il lui a fallu utiliser une procédure d’urgence pour contourner les réticences du Congrès et reconstituer les stocks israéliens, en attendant l’approbation incertaine d’un nouveau programme d’aide de 14 milliards de dollars au bénéfice d’Israël. Ce qui, selon le président américain, pourrait poser un problème en cas d’ouverture d’un second front avec le Hezbollah au nord.
Autre signe d’agacement américain : l’administration Biden a décidé de « retarder le transfert » vers Israël de vingt mille fusils d’assaut M-16, car elle redoute qu’ils ne soient distribués par le ministre de la sécurité nationale, le raciste messianique Ben Gvir, aux milices de colons dont il soutient les attaques contre les Palestiniens de Cisjordanie. Attaques dont la multiplication est dénoncée par Washington qui demande, en vain pour le moment, à Nétanyahou d’y mettre un terme.
Pour Biden, aider Israël à punir les responsables du 7 octobre et à dissuader d’autres groupes de les imiter ne se discutait pas. C’est pourquoi son soutien militaire, diplomatique, financier a été massif et immédiat. Mais la nature de la guerre, la doctrine de combat adoptée, son caractère aveugle et dévastateur appellent de la part d’Israël à un changement de stratégie dont la nécessité est pour Washington indiscutable. Ne serait-ce que pour laisser entrer l’aide humanitaire dont les Gazaoui·es, dans le plus profond désarroi et aujourd’hui en proie à la famine, ont un besoin vital.
Comme le montre une étude du sociologue Yagil Levy, spécialiste des questions militaires à l’Open University d’Israël, l’armée israélienne a décidé, pour accroître sa puissance de destruction face au Hamas, de renoncer à la distinction entre civils et combattants lors de ses frappes. La proportion de civils tués a atteint 61 % dans la bande de Gaza, alors qu’elle n’avait jamais dépassé 42 % dans les quatre opérations étudiées depuis 2012.
Ce n’est donc pas seulement pour ménager l’électorat démocrate favorable à la cause des Palestiniens, ou parce que 153 membres de l’ONU sur 193 (avec 10 votes contre, dont celui des États-Unis) ont réclamé le 12 décembre un cessez-le-feu, que Joe Biden a décidé d’augmenter la pression sur Nétanyahou. Sans donner pour autant des armes à Trump, et aux partisans fanatiques d’Israël, un an avant le scrutin présidentiel, ce qui ne facilite pas son entreprise.
Dans les prochaines semaines, aux « opérations à haute intensité » (actuelles) devraient succéder des raids ciblés, des frappes aériennes de précision, voire des exécutions individuelles de responsables du Hamas. C’est en tout cas le contenu du message communiqué lors de sa dernière escale à Tel-Aviv par le secrétaire à la défense américain, Lloyd Austin, à ses hôtes israéliens. « Protéger les civils palestiniens à Gaza est à la fois un devoir moral et un impératif stratégique »,a-t-il plaidé.
Paris, Berlin et Londres ont réclamé, de leur côté, un cessez-le-feu stable. Pour la phase suivante – l’après-guerre –, Biden entend, sur les conseils du département d’État, ménager les alliés arabes de Washington et exploiter le retour du dossier palestinien sur la scène diplomatique internationale, après le séisme du 7 octobre pour réamorcer le dialogue israélo-palestinien, rejeté par Nétanyahou.
Des suprémacistes comme derniers alliés
Ce n’est pas un secret : le « parapluie stratégique » américain assure avec l’inavouable mais bien réelle arme nucléaire dont dispose Israël, le dispositif de dissuasion qui protège le pays. Nétanyahou peut-il, pour préserver cette « assurance-vie » nationale, accepter, au moins en paroles, les requêtes de Washington ? La Maison Blanche paraît en douter. Et la figure de « héros national » capable de résister même à Washington pour empêcher la naissance d’un État palestinien que dessinent depuis des années ses communicants accrédite ces doutes. « Nétanyahou est un partenaire exceptionnellement difficile », a confirmé la semaine dernière un confident de Biden à CBS.
« En fait, les buts de guerre ont été inversés, constate Alon Pinkas, ancien diplomate israélien aux États-Unis et ex-conseiller politique de Shimon Peres et Ehud Barak, devenu analyste diplomatique. À l’origine, l’objectif était de détruire le Hamas militairement, tout en admettant qu’il pourrait conserver un pouvoir politique résiduel. Aujourd’hui, le Hamas est toujours militairement actif, quoique affaibli, mais son aptitude à gouverner est désormais inexistante. Ce qui laisse un vide qu’Israël affirme ne pas vouloir occuper, tout en refusant que l’Autorité palestinienne s’y installe, comme le proposait Washington. La guerre va encore évoluer,poursuit Pinkas. Mais Biden sait désormais que Nétanyahou n’est pas un partenaire digne de confiance pour l’après-guerre à Gaza. »
C’est aussi l’avis de l’ancien rival du chef du Likoud, l’ex-général, alors travailliste, Ehud Barak, qui lui a succédé à la tête du gouvernement en 1999, après son premier passage au pouvoir. Dans une tribune parue fin novembre à Haaretz, il se demandait si « Nétanyahou [était] capable de diriger Israël pendant cette guerre », avant de conclure, au terme d’une démonstration documentée assez cruelle qu’il n’en était pas capable, et qu’« il devrait quitter ses fonctions avant que les conséquences de ses faiblesses deviennent irréversibles ».Ce jugement est aujourd’hui largement partagé et soutenu par l’opinion publique. Un an après son retour au pouvoir, sa popularité et celle de son parti sont aujourd’hui au plus bas.
Tamir Idan, chef du conseil régional de Sdot Negev, frontalier de la bande de Gaza, a déchiré sa carte du Likoud en direct à la télévision. Si des élections avaient lieu demain, le Likoud s’effondrerait, passant de 39 à 17 députés (sur 120) à la Knesset et la coalition au pouvoir volerait en éclats. « Jamais depuis que nous avons commencé en 2003 à évaluer la confiance que les citoyens placent dans le gouvernement,constate une étude d’Israel Democracy Institute, un centre de recherches politiques indépendant, nous n’avons obtenu un chiffre aussi bas : 18 %. »
Dans ce contexte, les suprémacistes juifs Ben Gvir et Smotrich demeurent ses derniers alliés. Pour l’heure. Car eux aussi ont manifesté la semaine dernière quelques réserves. Ils ont dénoncé comme une concession laxiste la décision de Nétanyahou de laisser entrer chaque jour dans l’enclave deux camions-citernes de carburant… pour 2,3 millions d’habitants.
Le rejet massif du premier ministre par ses concitoyens, on le devine, a des explications diverses. À côté de ceux qui ont manifesté chaque week-end, pendant des mois, contre un premier ministre délinquant qui cherchait à domestiquer la justice dans un régime « illibéral »pour ne pas avoir à l’affronter, il y a désormais aussi aujourd’hui, les parents, amis et soutiens des quelque 130 ou 140 otages encore détenus à Gaza. Ce sont parfois les mêmes.
Le pays est petit, et sa population (9,7 millions, dont 6,84 millions de juifs et 2 millions de Palestiniens-Israéliens) assez modeste pour que chacun connaisse les noms et les visages de ceux que le malheur a frappés. Et se sente solidaire de l’inquiétude et du combat de leurs proches. Pour ces Israéliens-là, Nétanyahou a eu – et conserve – une attitude inacceptable face à la question des otages.
D’abord en négligeant délibérément les demandes des familles, qui voulaient le rencontrer pour connaître les consignes données à l’armée et l’informer de leurs attentes. La première délégation de proches des captifs n’a été reçue, brièvement, par le premier ministre, qu’après un mois et demi d’attente angoissée. Ensuite, en ne tenant pas la sécurité et la libération des otages pour une priorité absolue des opérations militaires.
Ce qui a été confirmé, trois semaines plus tard, lors de « l’incident » de Chadjaya, un quartier périphérique à l’est de la ville de Gaza, où trois jeunes otages israéliens qui avaient échappé à leurs geôliers et s’avançaient vers une position israélienne ont été tués par un soldat qui les a pris pour des combattants palestiniens. Pourtant, ils agitaient un drapeau blanc improvisé et criaient – en hébreu – « Au secours, nous sommes des otages ! ». Mais la consigne, semble-t-il, était de ne prendre aucun risque.
Les manifestations qui ont paralysé ces dernières semaines le centre de Tel-Aviv et perturbé l’intervention de Nétanyahou à la Knesset semblent indiquer que les familles admettent de moins en moins l’attitude du gouvernement sur ce point. Et la popularité du premier ministre – ou plutôt, désormais, sa tolérance par une société civile désemparée et malmenée – risque d’atteindre des profondeurs inexplorées si une commission d’enquête indépendante sur le carnage du 7 octobre voit le jour. Car elle pourrait démontrer que le politicien corrompu, avide d’argent, d’honneurs et de pouvoir révélé par ses dossiers judiciaires est aussi un aventurier capable de sacrifier la sécurité et le destin de son peuple à un dessein idéologique. Et à une ambition personnelle.
Nétanyahou, mauvais architecte
On sait en effet aujourd’hui que, tout en cogérant le conflit israélo-palestinien avec le Hamas pour ne pas avoir à le résoudre, Nétanyahou avait fait construire, sur la frontière de l’enclave, un ruineux « mur-barrière » en partie souterrain de 65 kilomètres, composé de 140 000 tonnes de béton et d’acier. Jalonné de tours de surveillance équipées de caméras et de radars anti-intrusion, ce dispositif comportait aussi des mitrailleuses automatiques qui se déclenchaient dès qu’un « écho » était détecté dans la « zone interdite » de 300 mètres, instaurée le long de la barrière. Ce dispositif, qui en disait long sur la confiance de Nétanyahou dans ses partenaires du Hamas, était destiné à empêcher toute infiltration de terroristes en territoire israélien.
L’attaque du 7 octobre – 1 200 morts israéliens et près de 250 otages enlevés et emmenés à Gaza par les combattants islamistes – a démontré la vulnérabilité de cette « bordure protectrice » que les attaquants ont enfoncée avec des bulldozers, après avoir « aveuglé » caméras et radars et détruit les mitrailleuses avec des grenades ou des charges explosives larguées par des drones.
On sait aussi, par les témoignages de soldats – et surtout de soldates, très nombreuses dans les équipes de surveillance de l’unité de cyberguerre 8200, chargées d’observer, lire et écouter ce qui se passait à Gaza –, que des messages d’alerte ont été transmis à l’état-major avant l’attaque du 7 octobre sans être pris en compte, voire en étant dénigrés par « l’échelon politique ». On sait aussi que les ballons d’observation, utilisés pour surveiller l’enclave, étaient en panne depuis des semaines et que les demandes de réparation étaient restées sans réponse...
L’architecte de cet ensemble sécuritaire étant Nétanyahou, qui n’a pas l’habitude d’admettre ses erreurs, les militaires sont devenus les boucs émissaires du premier ministre. Discipliné et respectueux de la hiérarchie, des pouvoirs, l’état-major mène pour l’instant sans protester une sale guerre dont les objectifs politiques, le calendrier et la méthode de conduite n’ont toujours pas été clairement définis par le gouvernement.
Combien de temps encore la société civile israélienne, qui a déjà démontré sa capacité de mobilisation et d’indignation, va-t-elle accepter d’être dirigée par un politicien dont les discours ont contribué à provoquer, il y a trente ans, l’assassinat d’un premier ministre et dont les choix politiques et stratégiques irresponsables viennent d’exposer Israël à l’un des pires traumatismes de son histoire et la population de la bande de Gaza à un carnage barbare ?
Qu’est-ce que la Palestine dit au monde quand, menant une guerre génocidaire à Gaza, l’État d’Israël veut en détruire jusqu’à l’idée même ? C’est la question que nous avons posée à Elias Sanbar, son porte-parole inlassable, à rebours des simplismes et des sectarismes...
Star Wars – La guerre des étoiles — figure parmi les œuvres de science-fiction les plus célèbres et les plus populaires. À ce titre, elle nous dit quelque chose de la société qui l’a conçue et de celles qui la consomment, miroir des craintes collectives et des fantasmes persistants d’un Occident suggéré, dans un univers où tous les héros sont blancs et les « indigènes » forcément soumis ou tyranniques. « Succès planétaire » ? Peut-être pas tant que ça…
Quelque part sur la planète Tataouine...
Dans le documentaire de Mayte Carrasco et Marcel Mettelsiefen, Afghanistan, pays meurtri par la guerre (2019), lorsque Milton Bearden, officier de la CIA, et le général Stanley McChrystal, commandant du Joint Special Operations Command de l’OTAN (mai 2003-juin 2008) cherchent une image pour dépeindre, le premier, Peshawar pendant l’occupation soviétique1 et le second, l’Afghanistan après 20012, ils font tous deux référence au célèbre bar de Star Wars. La scène est devenue tellement culte qu’elle a forgé l’imaginaire de la génération de ces deux hauts fonctionnaires de la sécurité américaine. Cet élément pourrait-il expliquer la fulgurante réussite de ce film sorti en 1977, quatre ans après le choc pétrolier et deux ans avant l’invasion soviétique et la révolution islamique iranienne ?
Les réalisateurs des épisodes de Star Wars qui ont suivi — ou plutôt leurs commanditaires de la Walt Disney Company — visent la production de films destinés à un public mondial, mondialisé et post-occidentalisé… mais à partir d’un imaginaire cinématographique exclusivement occidental. Prisonniers de leurs systèmes de représentation, ils créent des personnages secondaires non blancs et tentent de les mettre en couple, avant d’y renoncer en catastrophe, tout en préservant leurs héros blancs de tout métissage avec les « minorités ».
Mais il ne s’agit pas de s’offusquer ici de l’improbable alliance d’un cinéma prémâché, de la mort du scénario, du « politiquement correct » occidental et de l’offensive commerciale mondialisée. Il est question du « vrai » Star Wars : l’original façonné artisanalement par Georges Lucas il y a plus de quarante ans. Contrairement aux complexes, mais indigestes recettes de productions contemporaines, il a connu un succès phénoménal parce qu’il avait été écrit naïvement. Ce qui devint par la suite l’Épisode IV de la double trilogie charriait toute la fantaisie poétique de jeunes Occidentaux bercés par un siècle de récits coloniaux.
DES ÊTRES ENTURBANNÉS QUI POUSSENT DES CRIS
Certes, ces batailles colorées et ces navires spatiaux improbables épousent les fantasmes du public. Mais les scènes de la planète Tatooine, en grande partie tournées en Tunisie autour de la ville de Tataouine — d’où le nom — sont vraiment emboîtées dans des visions occidentales héritées d’un certain exotisme contrôlé, d’une aventure coloniale perdue, comme la protéine d’un virus pénètre le récepteur d’une cellule. Cet astre est en effet un désert peuplé de tribus variées, au nombre desquelles les Tusken, une bande d’êtres enturbannés qui tirent sur tout ce qui passe à leur portée, avec des pétoires sans âge à la crosse mauresque.
Ces bandits du désert ressemblent à des hommes : ils en ont la stature et la silhouette. Cependant, ils n’ont pas de visage et ils poussent des cris : ils n’ont même pas de langage. Cette peuplade s’ancre significativement dans l’imaginaire lié aux « Berabers » dans Tintin-Le Crabe aux Pinces d’Or (1941, p. 38) ou aux insurgés anguleux, barbus et armés de poignards de Laurel et Hardy-Beau Hunks (Les deux légionnaires) (1931).
Pour l’épisode II (L’Attaque des clones,) sorti en 2002, soit une génération après, George Lucas a enfoncé le clou de cette figure de Bédouins insoumis en les logeant sous des tentes exotiques qui rappellent celles des nomades Beja du Soudan oriental. Un portrait qui s’accorde bien à celui qu’il brosse des misérables esclavagistes de la traite des blanches qui avait asservi la mère du pauvre Skywalker. Les autres ethnies d’aliens sont généralement un peu plus évoluées : certaines font du commerce de machines, d’autres se vendent au plus offrant, et elles ont le plus souvent un idiome qui est sous-titré.
LE HÉROS BLANC AU MILIEU DES SAUVAGES
Les seuls véritables personnages de l’histoire, héros et antagonistes, sont des humains. Et les humains sont tous blancs. Irvin Kershner, le réalisateur de l’épisode V L’Empire contre-attaque (1980) avait d’ailleurs tenté de gommer cette image en dotant Han Solo d’un ami noir : Lando Calrissian.
C’est en cela que réside peut-être la véritable clef de ce succès planétaire. Les membres de la famille de Luke Skywalker sont en fait des fermiers, colons installés dans un pays du bout du monde qu’ils tentent d’exploiter au mieux, entourés de tribus indigènes hostiles. Le centre urbain de la planète Tatooine et son fameux bar rappellent bien sûr les codes du saloon de western. Mais Han Solo y figure une sorte de trafiquant européen en Afrique qui rappelle Arthur Rimbaud dans sa période yéménite. Il est toujours escorté de son ami indigène et second, Chewbacca, presque inutile et désespérément fidèl
Han constitue l’archétype de l’aventurier occidental : il traverse les contrées hors de l’œkoumène (espace habité de la surface terrestre), inhabitées, et en comprend bien des dialectes aliens. Il navigue avec aisance au milieu des sauvages et des aborigènes de tous acabits. Le bar est lui-même le lieu du fantasme absolu, celui du mélange anarchique, anti-civilisé, de toutes les races. Seuls un baroudeur, un affranchi comme Han Solo ou un chevalier Jedi comme Kenobi pouvaient y mettre les pieds sans être immédiatement submergés par les barbares. Dans le documentaire Afghanistan, pays meurtri par la guerre cité plus haut, le général américain Stanley McChrystal fait le lien, tant il perçoit les GI débarquant dans ce « foutoir » (« disorganized mess ») qu’est l’Afghanistan « comme des étudiants dans un bar de Star Wars » totalement dépassés par les indigènes.
La langue de communication de toute la galaxie est l’anglais, qui est le seul langage des humains, c’est-à-dire des blancs. Et si, parfois, les héros humains doivent parler aux aliens dans leur dialecte, le plus souvent, lorsqu’ils sont évolués, ils parlent un anglais à l’accent prononcé.
La galaxie tout entière constitue un espace où chaque planète ou presque a sa population autochtone (semi-)intelligente. Pourtant, les humains y sont partout chez eux. Cette galaxie, c’est le monde colonial, peuplé de tribus toutes plus exotiques, arriérées, dangereuses ou touchantes les unes que les autres, toutes caricaturales, terrifiantes ou amusantes. Les humains sont les Occidentaux. Ils naviguent entre tous les systèmes stellaires, ils ont un cœur, des aventures, des peurs, des amours, en un mot, ils vivent, dans le décor coloré des mondes galactiques colonisés par leurs ancêtres.
Ils sont surtout les seuls dépositaires des véritables enjeux politiques : l’empereur (Palpatine) est un blanc, Dark Vador est un blanc, Luke Skywalker et la princesse Leia (Organa) sont des blancs. Il semble que Richard Marquant, le réalisateur de l’épisode VI (Retour du Jedi) avait perçu ce problème. Il a tenté de corriger le tir en choisissant quelques antagonistes et personnages non humains, comme un vague général, un Fayçal parmi les Britanniques de Luke d’Arabie.
RÉVÉLATEUR DES FANTASMES OCCIDENTAUX
Jusqu’à aujourd’hui, les Occidentaux et, conséquence bien plus perverse encore, nombre des descendants de colonisés, semblent avoir intégré l’idée étriquée que seuls les impérialistes blancs peuvent mener des stratégies de conquête. C’est l’une des sources des logiques conspirationnistes qui imputent à la CIA ou au Mossad tous les évènements politiques et géopolitiques qui se déroulent en particulier au Proche-Orient.
C’est aussi l’origine du « campisme »3 simplificateur qui dénie à des despotes souverains leur perversion propre, ou refusent à leurs peuples le droit à l’insurrection. Fondamentalement, tous seraient rebelles à l’Occident, ou alors manipulés par des Occidentaux. Ainsi, dans Tintin au Congo, du boy Coco jusqu’au roi des Babaoro’m, les indigènes sont tous innocents, et lorsqu’ils sont brutaux ou dangereux, ils le sont par pure naïveté. Les seuls vrais méchants sont des Blancs : un passager clandestin et un groupe de gangsters américains (l’obsession d’Hergé qui n’avait envoyé son compagnon de papier en Afrique que pour satisfaire son employeur). Le seul noir un peu vil, le sorcier, est surtout jaloux et, en définitive, comme le seront les deux ethnies congolaises poussées à la guerre par les gangsters, il a lui aussi été manipulé par les « méchants blancs ». Dans Star Wars, Chewbacca, le premier « ami noir » de Han Solo avant Lando Calrissian est l’équivalent de Coco, et Jabba le Hutt incarne le roi indigène.
Lucas ne s’était pas préoccupé des guerres indigènes ; même en arrière-plan, cela aurait ajouté de la complexité post-coloniale à un roman de croisade aux aspérités maîtrisées. En revanche, les épisodes I à III de la décennie 2000 ont fait une place plus importante à un scénario des « races » aliens rebelles à une « République » dirigée par des humains, parce que manipulés par d’autres mauvais humains.
Ces films agissent comme autant de révélateurs des fantasmes occidentaux, de leur représentation du monde et de la place des non-blancs dans leur imaginaire. Celui-ci est façonné par les aventures pourtant déjà anciennes des héros de Jules Verne, qui surplombaient en ballon les guerres « barbares » d’Afrique centrale (Cinq Semaines en Ballon) ou traversaient la Sibérie au nez et à la barbe des Tartares cruels et vindicatifs (Michel Strogoff). Les personnages de Luke Skywalker et Han Solo sont deux facettes de cette figure de héros colonial conquérant, curieux, aventurier et dominateur, tandis que Dark Vador et l’empereur Palpatine sont des Hitler, des Staline ou des George Bush et qu’on peine à s’identifier aux figures repoussantes de Chewbacca le guerrier wookie ou de l’alien Jabba le Hutt…
Est-ce pour cela que Star Wars ne fonctionnera sans doute jamais hors du monde occidental ?
Il pleut sur Gaza ». Depuis l’attaque terroriste du Hamas et l’assassinat de 1 200 Israéliens le 7 octobre, le conflit israélo-palestinien s’est de nouveau embrasé. Vingt mille Gazaouis ont perdu la vie dans la riposte de l’armée israélienne. Parmi les populations condamnées à subir le retour de la guerre, la jeunesse, majoritaire dans la région. 50 % des Israéliens et 70 % des Gazaouis ont moins de 30 ans. « L’Obs » donne la plume à cette jeune génération prisonnière d’un conflit tragique et inextricable.
Tala Albanna est une jeune palestinienne de 20 ans. Elle est née et a grandi à Gaza. Etudiante en droit, Tala est également activiste pour les droits humains et écrivaine. Elle rêve de pouvoir un jour gagner les bancs de l’université d’Oxford au Royaume-Uni. En attendant, elle survit au sud de Gaza, séparée d’une partie de sa famille, au rythme des bombes.
Désormais, la pluie est devenue mon cauchemar. Elle transforme nos maisons en tas de ruines, fait s’effondrerle reste des toits et des murs qui nous servent d’abri. Elle nous contraint à porter des couches supplémentaires d’habits, des vêtements chauds pour braver l’air froid de l’hiver. L’air imprégné de pétrichor n’est plus. A Gaza, on ne sent plus que le sang, la poussière, le baroud (poudre à canon), le moisi. Le bruit des gouttes de pluie est lui étouffé par les bombardements, les cris et les ambulances.
« J’ai peur de mourir ou de vivre seule »
Le 14 octobre, comme des millions de Palestiniens, j’ai reçu l’ordre d’évacuer ma maison, dans Gaza City, au nord de l’enclave. Faute de trouver un abri permettant d’héberger toute ma famille, nous avons dû nous séparer en deux groupes. Le premier, composé de trois de mes frères et sœurs et moi-même, a trouvé refuge dans une maison d’accueil d’un ami de la famille vers Deir al-Balah [à mi-distance entre Gaza City et Rafah, NDLR]. Le second groupe, composé de mon père, de ma belle-mère et de mes deux petites sœurs, est resté dans notre maison, dans l’espoir d’y garantir notre retour après la guerre.
Les deux petites soeurs de Tala, Taleen, 5 ans, et Talia 2 ans, restées dans le nord de Gaza . (TALA ALBANNA )
Depuis que les tours de transmission et de télécommunications ont été bombardées, les conversations et les messages téléphoniques entrelesdeux groupes de notre famille, séparée par la guerre, sont devenus rares. C’est la première fois que je ressens la peur de mourir ou de vivre seule sans une partie de ma famille et de mes amis.
En attendant de les revoir, de lire une histoire à mes petites sœurs avant qu’elles ne s’endorment, de les voir grandir et aller à l’école, je prie. Une nouvelle routine, archaïque, rappelant parfois les traditions de nos ancêtres, s’est établie.
Le matin, les femmes de la maison pétrissent la farine tandis que les hommes allument le feu pour cuire le pain. Privés d’électricité et de gaz, nous utilisons un four en argile pour chauffer de l’eau, cuisiner nos repas et préparer nos boissons quotidiennes. Nous mangeons rarement des légumes, très chers ou inexistants. Nous ne trouvons que des conserves pour ne pas mourir de faim. Manger un œuf à la coque au petit-déjeuner est devenu un rêve pour n’importe quel enfant gazaoui.
« L’odeur de la fumée est devenue notre parfum »
La fumée dégagée par le four en argile se propage si rapidement qu’elle s’est incrustée dans tous nos vêtements. L’odeur de la fumée est devenue notre parfum quotidien.
Un four en argile. (TALA ALBANNA )
Le mois dernier, lorsque nous avons appris qu’une pause humanitaire allait entrer en vigueur [une trêve du 23 novembre au 1er décembre a permis la libération de 80 otages israéliens, une vingtaine d’étrangers, majoritairement thaïlandais, et 240 prisonniers palestiniens], j’ai pensé qu’une partie de nos souffrances allaient s’atténuer. Je me suis imaginé rentrer à la maison, puis m’asseoir dans mon café préféré, le Baba Roti, là où j’habitais dans le Nord, y réviser mes leçons de droit ou y lire mon roman préféré, « les Matins de Jénine », écrit par [l’écrivaine palestino-américaine] Susan Abulhawa.
Mais lorsque les bombardements se sont temporairement tus, je me suis soudaintrouvée plongée dans l’horreur de cette guerre. Dès les premières heures de la trêve, des centaines d’enfants, de femmes et d’hommes se sont précipités sur la plage pour prendre un bain, faute d’avoir eu accès à de l’eau depuis les premiers bombardements [et l’état de siège mis en place par l’armée israélienne].
« Nous vivons dans l’absurde »
Je n’aime pas l’admettre, mais nous avons effectivement perdu toute forme de vie sensée. Nous vivons dans l’absurde. Nous marchons dans des rues pleines de déchets, devenues insalubres. Nous dépendons d’une charrette tirée par un âne comme moyen de transport. Nous faisons la queue pour obtenir de l’eau sale et semi-salée.
L’autre jour, je cherchais à me procurer un paquet de mouchoirs. En me baladant rue al-Balad, à Deir al-Balah, j’ai été saisie par l’ampleur de la catastrophe qui s’est abattue sur l’enclave. J’ai croisé le regard de ces mendiants aux carrefours, entre les marchés, et de cette jeune femme sans abri, enceinte, qui ne savait pas où elle allait accoucher faute d’établissements de santé encore fonctionnels pour l’accueillir. J’ai également observé la colère de cet homme, probablement malade, tentant désespérément de se procurer des médicaments pour son cœur, j’ai regardé ces hommes couper des arbres en espérant vendre quelques branches utiles pour se chaufferet ceux qui proposent à même le sol des conserves, des cigarettes, des produits d’hygiène. Je n’ai pas trouvé mes mouchoirs.
« Les drones se confondent avec les étoiles »
La pause humanitaire n’aura duré qu’une semaine… Suffisant pour se rendre compte de ce que Gaza était devenue.
Depuis, la pluie a repris. Les morts. Mes nuits d’insomnie. Mes amis perdus, mes rêves tombés à l’eau. Les bombardements aussi. Les drones au-dessus de nos toits se confondent toujours avec les étoiles.
Au cours des trois dernières années de ma vie, j’ai grandi, gagné en maturité. J’ai commencé à étudier plus sérieusement, à lire des livres, beaucoup de livres. A la fac, on me surnomme même l’intello. Sûrement parce que je passe de nombreuses heures à la bibliothèque du campus. Je rêve de pouvoir un jour étudier à l’université d’Oxford, au Royaume-Uni.
En attendant, j’écris, je parle, je peins. Surtout pour prouver au monde que nous, Palestiniens, nous ne sommes pas que des nombres, et que nous aussi nous vivons, aimons, avons nos rêves à accomplir.
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