LIVRE
Militant communiste, anticolonialiste convaincu, l'auteur nous dépeint la déshumanisation de cette guerre.
Couverture du livre de Marcel Martin. (DR)
L’autre jour dans une émission de radio une chercheuse qui étudie les effets de l’état de guerre sur les habitants de l’Ukraine mais aussi sur les combattants mettait en lumière les changements perceptifs et conceptuels générés par une telle situation. Concernant les combattants, elle évoquait en particulier la dissociation mentale qui était requise – et enseignée – entre les sentiments humains ordinaires et ceux qui sont construits lorsque l’on est au front et qu’on exerce ce qui s’appelle désormais «le travail de la guerre» : ne pas considérer l’ennemi comme à un être humain mais comme une cible, par exemple.
Ce vocabulaire qui emprunte à la technologie des jeux video et de l’«intelligence artificielle» est relativement récent. Mais on songe à cette deshumanisation que produit l’état de guerre en lisant le journal d’Algérie d’un officier de réserve de l’armée française rappelé en 1958-1959 dans la lutte contre les «rebelles» du FLN. En effet après l’expédition du Suez de 1956 qui voit les armées française, britannique et israëlienne tenter de renverser Nasser qui vient de nationaliser le canal, après les opérations aveugles à l’endroit des populations civiles algérienne et tunisienne (le bombardement de Sakiet Sidi Youssef est condamné par l’ONU) et les velléités de négociations du gouvernement Pfimlin, les ultras de l’armée sis dans la colonie (qui ne dit pas son nom), les généraux Massu et Salan, menacent la France d’un coup de force le 13 mai 1958 et réclament la venue au pouvoir du général de Gaulle. A laquelle consent le président de la république René Coty. Les palinodies de De Gaulle («Je vous ai compris», «Vive l’Algérie française») vont alors aller de pair avec l’accroissement de la présence militaire et notamment la réquisition du contingent dont la durée de mobilisation n’a cessé de croître.
Critique de cinéma promis à une carrière d’enseignant, Marcel Martin se voit donc soudain sommé de se présenter à la caserne correspondant à son domicile pour partir en Algérie encadrer des soldats en opération. Militant communiste, anticolonialiste convaincu, il essaie quelques temps de se soustraire à cette réquisition, hésite à déserter, puis se promet de garder une distance mentale avec ce qu’on lui demandera. Or, au gré de son journal – où il consigne de manière détaillée les opérations auxquelles il participe (ratissages, expéditions punitives, couvertures de convois, etc.) – on assiste et il assiste lui-même à son intégration quoi qu’il veuille dans la machine répressive. Le danger qu’il court, les accrochages dont il se trouve partie prenante le conduisent à vouloir sauver sa peau et celle de ses hommes et dès lors il lui faut vouloir la mort de ceux d’en face.
Blaise Cendrars, dans un texte saisissant publié à la sortie de la guerre de 1914-1918 (où il perdit un bras), avait décrit cet engrenage. Son texte s’intitule et se conclut par ces mots: «J’ai tué». Martin parle de machine de «fascisation» des esprits : non seulement de la part des idéologues des services dédiés au «bourrage de crânes» qui distillent l’anticommunisme, brandissent le danger pour les valeurs chrétiennes, etc. et enseigne ce qu’ils croient avoir compris de la guerre de guerilla, mais de la part, plus insidieuse, de la vie ordinaire des militaires, du caractère rassurant car ôtant toute responsabilité à l’individu (il ne lui faut qu’obéir). Au point de craindre de retourner à la vie civile.
Un journal «oublié »
Ce journal – resté à l’état de manuscrit près de 60 ans, «oublié» par son auteur même et retrouvé après sa mort par sa veuve – nous parle non seulement de cette situation singulière, cette guerre coloniale et de ses suites (jusqu’à la propagande anti-immigrés de la droite française de nos jours), mais aussi des situations de guerre qui se multiplient dans notre présent, de l’Ukraine, de Gaza, de l’Erythrée et de bien d’autres. La même irresponsabilité des soldats est requise pour leur faire exécuter des tâches de mort et la suppléance technologique, l’automatisme des armes décuple désormais ce phénomène.
Marcel Martin, Le Bougiote, Journal d’Algérie (1958-1959), Gollion, éditions Infolio, coll. microméga. 16 frs.
27 décembre 2023 Remi Neri
https://voixpopulaire.ch/2023/12/27/dune-guerre-a-lautre-le-journal-dalgerie-de-marcel-martin/
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