Madrid (Espagne).– L’histoire est bien connue des féministes espagnoles. En mars 2001, une conseillère municipale de Ponferrada convoque une conférence de presse pour dénoncer le harcèlement sexuel dont elle dit faire l’objet de la part de son supérieur, le maire de cette petite ville de Castille-et-León, affilié au même parti qu’elle.

Mais sa démarche se retourne contre elle : Nevenka Fernández, 26 ans à l’époque, devient la cible d’insultes publiques et finit par démissionner. Même si le maire en question, Ismael Álvarez, 49 ans, a bien été jugé coupable par un tribunal. Un documentaireNevenka, mis en ligne sur Netflix en 2021, a fait connaître l’épisode aux plus jeunes générations. Une pièce de théâtre est aussi revenue, en début d’année, sur ce qui est souvent présenté comme le point de départ du #MeToo espagnol.

Vingt-deux ans plus tard, l’affaire Luis Rubiales éclate en plein mois d’août. C’est une autre histoire de violence exercée par un supérieur hiérarchique dans le monde du travail. Mais son issue s’avère très différente. Rappel des faits : après la victoire de la sélection féminine espagnole au Mondial de football à Sydney le 20 août, le président de la Fédération de football espagnol a pris entre ses mains la tête de l’une des joueuses, Jenni Hermoso, et l’a embrassée de force, en pleine séance officielle de remise des médailles, devant les caméras du monde entier.

Dans un live Instagram diffusé quelques minutes après dans les vestiaires de l’équipe féminine victorieuse, on entend la joueuse dire à l’une de ses collègues : « Ça ne m’a pas plu, hein. » S’il n’a toujours pas démissionné, Luis Rubiales, qui parle d’un « bisou [...] spontané, mutuel, euphorique et consenti », a été suspendu à titre provisoire, pour 90 jours, par la Fédération internationale de football (FIFA). Son attitude et sa stratégie de défense, comme celle de la fédération, nourrissent un malaise grandissant dans le royaume.

Après le refus répété de Rubiales de céder sa place, l’une des championnes du monde, Alexia Putellas, formulait son indignation sur un réseau social, concluant par un « Se acabó » (« C’est terminé ») devenu viral. Dans un communiqué conjoint avec leur syndicat, les 23 championnes du monde ont aussi annoncé qu’elles quittaient la sélection, conditionnant leur retour à de « véritables changements structurels » au sein de la fédération.

 

image from static.mediapart.fr

« VAR féministe, Rubiales est hors-jeu ». Manifestation en solidarité avec la joueuse de football Jenni Hermoso le 28 août 2023 à Madrid. © Photo Ana Beltran / Agence Anadolu via AFP

De 2001 à Ponferrada à 2023 à Sydney, tout a basculé. « Le récit a changé parce que l’Espagne a changé : le féminisme est passé par là »écrit Ana Requena Aguilar, la journaliste chargée des questions de genre au sein du journal El Diario« Dès la remise des médailles du dimanche, la réponse de la société a été claire et déterminée : ne surtout pas normaliser ce qu’il s’est passé, placer la question du consentement au centre », avance Arantxa López, l’une des porte-parole de la Commission 8M du mouvement féministe de Madrid, qui organise chaque année les mobilisations du 8 mars pour les droits des femmes.

Dans un entretien à Mediapart, la secrétaire d’État à l’égalité Ángela Rodríguez (Podemos) parle d’une « nouvelle vague du féminisme espagnol, avec un message un peu différent de ceux d’autres processus des dernières années, comme #MeToo à l’international, ou “Yo sí te creo” [Moi, je te crois – ndlr] en Espagne [à partir de 2016 – ndlr] ». Elle explique : « Il ne s’agit pas seulement de dire que les violences sexuelles sont mauvaises, et de témoigner du fait que nous en avons souffert. Il y a une forme d’espoir qui émerge désormais, parce que “c’est terminé”, parce que les choses ne peuvent plus se poursuivre à l’identique. »

De la « Meute » au « baiser forcé »

Avant l’affaire Rubiales, il y eut celle de « la Manada » (la Meute), du nom que s’étaient donné cinq Sévillans reconnus coupables d’avoir violé une femme de 18 ans lors des fêtes de San Fermín, à Pampelune (Navarre). Deux tribunaux avaient d’abord considéré qu’il y avait eu simplement « abus sexuel », déclenchant d’intenses mobilisations féministes dans tout le pays. Le Tribunal suprême avait fini par reconnaître en 2019 qu’il y avait bien eu « viol ». Le gouvernement de Pedro Sánchez avait par la suite fait adopter la loi du « seul un oui est un oui » (« solo sí es sí »), censée améliorer la définition juridique du consentement.

La question du consentement est bien sûr centrale dans le cas du baiser forcé en Australie. « Les féministes, les journalistes, les influenceuses, les ministres du gouvernement, nous avons toutes œuvré pour faire vivre cette conversation sur le consentement. Et l’on voit aujourd’hui que la société est d’accord, que l’impunité va prendre fin », veut croire Ángela Rodríguez, surnommée « Pam » en raison de son avatar sur les réseaux sociaux.

Depuis le 20 août, de nombreux témoignages de violences sexuelles dans le monde du travail ont été publiés sur les réseaux sociaux. « À tous les mecs qui hallucinent de la réaction contre Rubiales : c’est parce que cela nous est arrivé, à toutes. Avec notre chef, avec notre client, avec notre professeur, avec notre ami, avec un inconnu, avec toi... »écrit le 25 août sur X (anciennement Twitter) la journaliste Irantzu Varela.

La secrétaire d’État Ángela Rodríguez observe : « Ce n’est pas seulement un abus de pouvoir de la part d’un chef. Ce n’est pas seulement la seconde durant laquelle a duré ce baiser. C’est le fait que l’on retire le droit à une femme au sommet de sa carrière professionnelle de décider par elle-même de la manière dont elle va célébrer ce moment. On restreint la liberté d’une femme qui réussit. »

Au fil des jours, le débat s’est complexifié. Des réactions intervenues après l’épisode du baiser ont révélé une culture machiste plus vaste, au-delà du seul cas de Rubiales, et dépassant le seul enjeu du consentement. Il y eut par exemple le choix de la Fédération de football d’inventer des déclarations de Jenni Hermoso, selon lesquelles il s’agissait d’un « geste mutuel », pour tenter d’éteindre la polémique dès le 20 août – déclarations que la joueuse a démenties.

Des médias conservateurs ont aussi minimisé l’importance de ce baiser forcé en le rapprochant d’un autre baiser surprise et capturé par des caméras de télévision, mais qui n’a rien à voir, entre le gardien Iker Casillas et sa petite amie Sara Carbonero, à l’issue de la victoire des Espagnols au Mondial de football de 2010... Se sont ajoutés les applaudissements nourris lorsque Luis Rubiales s’est présenté le 25 août devant ses collègues de la Fédération de football comme la victime d’un « assassinat social » et a expliqué qu’il ne démissionnerait pas, entre deux salves sur le « faux féminisme »...

C’est toute la structure machiste du football espagnol qui est en train de se dévoiler.

Arantxa López, Commission féministe de Madrid

Rubiales s’est aussi fait remarquer le dimanche à Sydney au moment de la victoire, en adressant un message de félicitation obscène depuis la tribune, à destination du sélectionneur de l’équipe sur le terrain, Jorge Vilda : « Olé tus huevos »lui a-t-il lancé, hilare, aux côtés de la reine Letizia et de l’une de ses filles. L’expression est difficile à traduire mais elle laisse entendre que Vilda aurait décroché cette victoire à la force de ses « couilles ».

L’échange à distance prend un sens particulier quand on sait que le même Vilda avait déjà été mis en cause, l’an dernier, pour ses méthodes. Pas moins de 15 joueuses avaient annoncé qu’elles quittaient la sélection nationale, faisant état d’impréparation en amont des matches, mais aussi de harcèlement. À l’époque, Rubiales avait soutenu Vilda sans ciller. Et seules trois des quinze joueuses montées au créneau en 2022 ont été sélectionnées pour le Mondial.

Ce qui a inspiré ce commentaire à Pablo Iglesias, cofondateur de Podemos, dans une chronique au journal Contexto : « Toute mon admiration pour les joueuses qui ont décroché cette victoire sportive [...] Mais permettez-moi d’admirer encore plus celles qui ont renoncé à la sélection et se sont affrontées avec leur entraîneur et la fédération, avec toute la presse contre elle à l’époque. » Avant Jorge Vilda, ce fut l’ère d’Ignacio Quereda, qui entraîna pendant 27 ans l’équipe féminine, et qui se proposait notamment d’« éradiquer l’homosexualité », avant d’être contraint à la démission en 2015.

« C’est toute la structure machiste du football, et du sport espagnol, qui est en train de se dévoiler, cela s’insère dans cette culture du viol qui dépasse la seule question du consentement », avance à Mediapart Arantxa López, l’une des organisatrices du rassemblement de Madrid en soutien à Jenni Hermoso lundi.

Nous avons assisté au pire du machisme structurel comme au meilleur de la sororité.

Yolanda Díaz, numéro trois du gouvernement

Après le discours de Rubiales prononcé devant une audience exclusivement masculine, vendredi dernier au siège de la Fédération de football, la journaliste d’El País Sara Giménez s’interroge : « Où sont les femmes ? Quels postes occupent les femmes dans les instances sportives ? Pourquoi n’y a-t-il pas une seule présidente à la tête des fédérations locales de football ? »

« Nous avons assisté ces derniers jours au pire du machisme structurel prégnant dans le sport de notre pays, comme au meilleur de la sororité », résumait lundi Yolanda Díaz, la numéro trois du gouvernement et ministre du travail. À ce stade, force est de constater que les réactions des sportifs masculins sont rares. Quelques vedettes – dont les footballeurs Borja Iglesias et Iker Casillas, ou encore le basketteur Pau Gasol (ces deux derniers étant retirés des terrains) – sont montées au créneau en soutien à Jenni Hermoso. « La majorité des joueurs ne s’est pas prononcée à ce stade. Et cela va finir par devenir un silence complice », regrette Arantxa López.

« Le slogan “Se acabó” lancé par les joueuses n’est pas dirigé contre les hommes, mais contre ceux qui commettent des agressions sexuelles. C’est une distinction importante si l’on veut en finir avec ce “gentleman’s agreement” encore très prégnant dans le monde du sport. Cela n’a rien à voir avec la “guerre des sexes” dont parle M. Rubiales », insiste encore Ángela Rodríguez.

En pleines négociations en vue d’un gouvernement

L’affaire Rubiales intervient par ailleurs à un moment très particulier de la politique espagnole, alors que les législatives de juillet n’ont pas donné de majorité évidente pour former un gouvernement. La campagne s’est notamment jouée sur le bilan du gouvernement du socialiste Pedro Sánchez en matière d’égalité hommes-femmes, alors que l’extrême droite de Vox souhaite en finir avec le ministère de l’égalité, couper dans le budget des associations et mène la bataille culturelle face aux « féminazies ».

Sánchez s’est dépêché de qualifier d’« inacceptable » le comportement de Rubiales et a exigé sa démission. Sur sa gauche, Yolanda Díaz, la candidate de Sumar, a participé à la manifestation de lundi en soutien à Jenni Hermoso, tout comme la ministre Irene Montero (Podemos).

Même si Luis Rubiales a donné l’impression, lors de son discours vendredi, de « chercher du travail chez Vox », selon l’expression du journaliste Antonio Maestre, le parti d’extrême droite, qui traverse une crise interne depuis ses résultats décevants le 23 juillet, s’est tenu à distance. Santiago Abascal s’est prononcé pour la démission du chef de la fédération, évoquant des « grossièretés inadmissibles » et exhortant au passage Pedro Sánchez à ne pas s’accrocher, lui non plus, au pouvoir.

Il n’y a qu’Isabel Díaz Ayuso, la présidente « trumpiste » de la région de Madrid, réélue dans un fauteuil en juillet et qui espère bien diriger la campagne du Parti populaire (PP) en cas de répétition des élections, à avoir pris la défense de Rubiales. Mais elle l’a fait de manière alambiquée, dénonçant la « manipulation totale » qui consiste à ses yeux à ce que les médias s’intéressent davantage au baiser forcé de Rubiales qu’au boycott de la Vuelta, la course cycliste, par des groupes indépendantistes catalans...

Dans ce feuilleton qui tient l’Espagne en haleine, Rubiales peut aussi compter sur le soutien semble-t-il infaillible de sa mère, Ángeles Béjar. Cette coiffeuse retraitée, septuagénaire, s’était enfermée lundi matin dans l’église de la Divina Pastora de Motril, la ville natale de Rubiales dans le Sud andalou, non loin de Grenade. Elle dit avoir commencé une grève de la faim, qu’elle compte poursuivre jusqu’à ce que cesse la « chasse » visant son fils, « jusqu’à ce que Jenni [Hermoso] dise la vérité ». Mais elle a été transportée mercredi soir à l’hôpital, dans un « état de stress ».

Luis Rubiales s’accrochait donc toujours mercredi à son poste. Lundi soir, les responsables de la Fédération de football (dont certains l’avaient applaudi avec ferveur le vendredi précédent...) ont réclamé sa démission. En attendant, le salaire versé par la fédération à Rubiales a été suspendu, tandis qu’il lui a été demandé de rendre sa voiture de fonction, son téléphone et son ordinateur professionnels.

Le parquet espagnol a ouvert une enquête pour « agression sexuelle » présumée. En attendant d’autres rebondissements judiciaires, il reste aussi à voir si Jenni Hermoso décide de porter plainte à titre personnel dans cette affaire.