Ce documentaire s’inscrit dans un projet pédagogique mené avec 110 élèves de 3ème du collège Ferdinand Clovis Pin de Poitiers, au cours de l’année scolaire 2022-2023. Basé sur les témoignages de 4 anciens soldats français envoyés en Algérie, entre 1956 et 1962, ce film expose leurs différents parcours de guerre, au croisement de l’histoire et de la mémoire, puis nous éclaire sur un lieu du souvenir symbolique : le mémorial AFN de la Vienne.
La solitude est comme du chocolat. Amère et douce à la fois, elle a l'âpreté de notre condition, tout comme la cocotte de pâques garde trace de la dureté du cacao brut.
Etre seul, c'est parfois être confronté à un insoutenable isolement. Enfermé dans la ronde des pensées, on se heurte aux barreaux du silence, et même un cri dans les montagnes n'est encore que de la solitude. Confiné dans le secret de l'esprit, les sentiments entrent en guerre avec les mots. Plus on parle, plus on rencontre de monde, plus on mesure combien hermétique est la sphère de cette vie-là, dedans. On a beau en livrer des bribes, laisser fuiter quelques scandales, pousser ça et là un soupir, un éclat, ce qu'on rencontre n'est que de l'inconnu, des masques sur d'autres solitudes. Parfois aussi, être seul est agréable. C'est une ganache vive et poivrée qui explose de saveur quand on la croque. Le silence alors n'est plus l'ennemi, les pensées s'organisent autour d'un flux de paix. Cette solitude-là est créative. On y puise le meilleur de soi, on y trouve de l'esprit, les mots aident les idées et l’esprit range les mots dans un ordre qui avance. Cette solitude là est l'âme du confiseur en nous et s'y plonger, c'est être soi, être chez soi.
Solitude est l'autre nom de la longue randonnée entre ces deux extrêmes. Jamais on n'en perd vraiment le sentier, jamais on ne s'en écarte tout à fait. Jamais on n'est pas seul. La solitude est un compagnon sur l'épaule, le leprechaun capricieux qui a fait de nos âmes sa caverne. Quand on l'oublie, qu’on avance serein, on perd conscience de sa réalité. On se tient dans un entre-deux anesthésiant. On en oublie même son fredonnement persistant, à l'arrière plan de tous nos projets. On se mélange, on rencontre, on échange, et soudain c'est comme si les solitudes qu'on avait traversées n'étaient que souvenirs. Une réminiscence nous vient de temps à autre, mais on est si confiant… si naïf. On croit pouvoir se maintenir ainsi au sommet de la vague, dans le confort d'une glisse tranquille, où seules quelques éclaboussures bienvenues viendraient nous rafraîchir dans l'enthousiasme des partages.
Il y a des solitaires par choix, des solitaires par hasard, des solitaires contraints. Il y a des gens expressément sociables qui semblent n'avoir jamais fait le détour vers les terres de la solitude. Tout cela est un leurre, sans doute. Tous nous sommes seuls, et nous aménageons cela à notre manière, certains avec de l'opulence, d'autres avec une sorte de culture du vide. Quel que soit l’habillage qu'on ait choisi cependant, on peut partager véritablement quelque chose : ce destin imposé à nos âmes, cette nature. Humains, conscients, nous n'en sommes pas moins seuls d'un bout à l'autre de nos vies. Les innombrables rencontres qui nous enthousiasment et nous occupent tant nous sont alors essentielles en ce qu'elles sont la précieuse barre qui nous équilibre sur le fil. Mais elles n'effacent ni le vide en dessous, ni la folie de la chute, ni l'euphorie du vertige parfois vaincu.
Rouge est humain. Par le sang, par le désir qui l’anime sans cesse, l’homme est dans le rouge de sa naissance jusqu’à sa mort. Les yeux fermés, tournés vers le soleil, la lumière explose non pas en blanc mais filtrée par la peau où circulele sang. Les yeux clos, la lumière nous illumine en vermillon et cela conditionne notre existence.
L’homme rouge, tragique. C’est le crime, le sang versé. Crime crapuleux, crime d’état, la violence frappe et le corps se fissure, laisse échapper son souffle, des fluides disgracieux mais surtout, plus frappant que tout, notre précieux sang. Forcément, cela inspire ! Les révolutions s’insurgent en rouge, les totalitarismes écrasent en rouge, et la littérature de l’héroïsme baigne dans le carmin des exploits virils, forcément mortels, toujours fatals. Depuis Achille, demi dieu si solaire, versant le sang d’Hector sur le sable aux portes de Troie, jusqu’à Colin, tout petit homme vaincu par l’absence de rêve dans l’Ecume des jours qui fait pousser des roses sur les fusils, le rouge est marié à la guerre, tout comme la guerre semble chevillée à l’homme. Même le refus militaire de Vian est rouge car c’est dans le rouge que l’arme porte la mort, là se tient le symbole. Le sang coule, dedans puis dehors.
Mais le rouge des hommes a aussi trouvé, parfois, le chemin d’une élévation moins guerrière. Chrétien de Troye prête au tout jeune Perceval une méditation contemplative à partir de la neige et de trois gouttes de sang, dans lesquelles sont préfigurés à la fois l’élévation à laquelle il est destiné et les sacrifices qu’on attend de lui. La transcendance pointe son nez. Ce rouge-là devient une possible rédemption au travers d’une innocence qui, bien qu’érodée par l’expérience de la vie, ne perdra ni sa force ni sa pureté. A l’apogée de la Courtoisie, le rouge de la blessure jette un pont littéraire entre l’homme et son dieu. C’est l’élégance de notre faiblesse devenue force et grâce. C’est peu de chose cependant face à la puissante église qui, elle aussi, a aimé le rouge. La robe empesée des cardinaux, en éloignant les hommes de l’amour pour mieux les ancrer dans le terrestre signifie en quelque sorte l’abandon de la transcendance. C’est le rouge du pouvoir, héritier de la pourpre impériale romaine et annonçant à qui aurait été assez stupide pour l’ignorer que le royaume chrétien est avant tout séculier, n’en déplaise aux gardiens du dogme.
Guerre, religion, que reste-t-il ? Dictature ? Ah, là on ne trouve aucune grandeur, mais de ces deux sources, militaire ou religieuse, est né le despotisme. Qu’il s’agisse de dictature ou d’inquisition, le sang, encore lui, a coulé à flot et qu’on se souvienne du rouge des drapeaux soviétiques, de la svastika sur fond rouge des nazi ou du petit livre rouge de Mao, on voit combien Rouge fut dévoyé afin d’inspirer une image calibrée de la force. On a appris à craindre cette couleur tout en s’empressant d’y placer l’espoir révolutionnaire et je me demande, si au bout du compte, notre propension à l’espérance n’a pas fini par accepter la dictature du rouge, comme s’il représentait le nécessaire consentement à un sacrifice avant qu’adviennent des jours meilleurs. La chose politique, qu’elle soit laïque ou religieuse, est toujours salie par le rouge de violences indignes. C’est le péché d’Abraham en quelque sorte. Le rouge sacrificiel du résistant fabrique aussi bien le martyr que le bourreau, et cette paire indissociable perpétue les haines et les guerres.
Cela fait une boucle. Le mal, cette violence incontrôlable et comme surgie de nous-mêmes est le dévoiement de la force brute qui pulse en nous et nous fait vivants. Il nous précipite dans la peine; l’Histoire est remplie de chapitres écrits en rouge avec le sang des hommes acheté à bon marché, soit par la force, soit avec des idéologies mensongères.
Pourtant, il n’y a pas que cela. En raison même peut-être de sa proximité avec l’horreur, le rouge a aussi servi la vie, et plus encore la beauté. Ceci au point qu’en Russe ancien, le même mot signifiait « rouge » et « beau ». La Place Rouge chère au cœur des moscovites est une erreur de traduction, un anachronisme en quelque sorte. Elle est un peu rouge, certes, mais surtout belle aux yeux de ceux qui la conçurent. Le rouge est beau, et même notre bien aimé petit chaperon rouge se désigne, de par la couleur de sa capeline, comme éminemment désirable. Enfant coquelicot, elle est la jeune fille interdite, celle qui surclasse tous les désirs.
Car parler du Rouge amène bien sur à parler des femmes. Encore une fois il s’agit de sang et d’un rouge périlleux d’une certaine manière, lié à la naissance et à la mort. Mais cela reste notre nature. On peut considérer que notre mortalité est une tragédie, notre fragilité face aux périls de l’existence aussi, mais c’est néanmoins ce que nous sommes. Invincibles, invulnérables, nous ne serions plus humains mais divins – ou robots, peu importe. La présence des femmes rappelle à chacun que le processus de la vie aussi commence dans le rouge de la naissance. Pour ma part, je vois en cela une couleur moins flamboyante que la pourpre impériale ou le rouge tragique des guerres. La vie est pleine de terre, de poussière, de sueur et le rouge des naissances n’échappe pas à cette loi des mélanges. C’est même sans doute grâce à elle que nous sommes propulsés dans le monde des couleurs et des sons, dans la vie.
La misogynie judéo-chrétienne est-elle liée au déni de cette « impureté » ? Il a fallu transcender les choses pour les rendre spirituelles et acceptables, littéraires mêmes. Par rejet autant que par volonté de pouvoir, Le discours religieux a bel et bien associé le sang versé en tribut à la vie par les femmes à un danger, à quelque chose d’impur. Danger de la séduction, danger de la chute. Le discours n’a pu s’accommoder de la matière brute qui nous compose sans la travestir.
L’interdit sublimant le désir, le voici transformant les choses les plus simples en une grandiose parade amoureuse pleine de vermillon et de carmin, dans toutes les déclinaisons de la passion. La rose rouge de Carmen, celle si capricieuse du petit prince, la rougeur vénéneuse du camélia de la dame du même nom… Le rouge a transformé la femme une héroïne tragique qui meurt souvent, car l’amour ne saurait se satisfaire de simplicité. Le Grand Amour est l’Impossible Amour, dans lequel la femme entraine son amant, parce que, on y revient une fois de plus, Rouge est mort, superbe mort, musicale mort, mais fin tout de même, et défaite.
Que dire de cette ambivalence ? Vital et mortel à la fois, le sang s’est accaparé la couleur qui le caractérise faisant d’elle le symbole de tout et son contraire. Rouge est promesse de félicité et d’apocalypse. Rien n’illustre mieux cela à mes yeux que les plages de Normandie. Quand j’y allais contempler les grands incendies de soleil couchant, j’étais émerveillée. Tant de beauté coupait le souffle. Et puis un jour, j’ai lu une lettre écrite au lendemain du 6 juin 1944. Il y était dit que ce jour-là, la mer était rouge tant le sang des hommes l’avait noyée. Depuis, les deux images se mêlent sur le ruban des grèves, la beauté parfaite de la nature, et la détresse absolue des hommes.
Rouge est humain n’est-ce pas ? On y projette tout de sa vie ou presque. C’est le miroir des émotions. Il habille les femmes, resplendit dans les rubis, enivre dans l’arrondi des verres, réchauffe et réconforte dans le rougeoiement des braises en hiver. Rouge, c’est notre intimité, les secrets de chacun, à la fois semblables et uniques. C’est un mythe à lui tout seul, un paradoxe entre mensonge et réalité.
Pour en finir, provisoirement sans doute, il reste heureusement le rouge compensatoire des excellents vins, qu’ils soient de Bordeaux, de Bourgogne, d’Italie, d’Afrique ou de Californie. Il reste ce rouge sombre et goûteux qui lui aussi manie le paradoxe, réveillant ou anesthésiant l’esprit selon ce qu’on attend de lui, selon ce que nous sommes. Mixte, ravissant indifféremment hommes et femmes par la finesse de son bouquet, le vin a le mérite de réconcilier l’homme avec un sang venu cette fois de la terre, plus sombre que le sien sans doute mais pas moins riche de possibilités. Le rouge du vin ouvre la porte à une forme de liberté qui s’affranchit des codes de l’héroïsme et de la vertu. On peut noyer dans le bordeaux toute la rigueur de la pourpre et troquer la grandeur contre un peu de folie, et ça, c’est bien.
Monsieur le Docteur FrantzFanon Médecin des Hôpitaux Psychiatriques Médecin-Chef de service à L’Hôpital Psychiatrique de BLIDA-JOINVILLE
A Monsieur le Ministre Résident Gouverneur Général de l’Algérie ALGER
Monsieur Le Ministre,
Sur ma demande et par arrêté en date du 22 octobre 1953, Monsieur le Ministre de la Santé Publique et de la Population a bien voulu me mettre à la disposition de Monsieur le Gouverneur Général de l’Algérie pour être affecté à un Hôpital Psychiatrique de l’Algérie. Installé à l’Hôpital Psychiatrique de Blida-Joinville le 23 novembre 1953, j’y exerce depuis cette date les fonctions de Médecin-Chef de service. Bien que les conditions objectives de la pratique psychiatrique en Algérie fussent déjà un défi au bon sens, il m’était apparu que des efforts devaient être entrepris pour rendre moins vicieux un système dont les bases doctrinales s’opposaient quotidiennement à une perspective humaine authentique. Pendant près de trois ans je me suis mis totalement au service de ce pays et des hommes qui l’habitent. Je n’ai ménagé ni mes efforts, ni mon enthousiasme. Pas un morceau de mon action qui n’ait exigé comme horizon l’émergence unanimement souhaitée d’un monde valable.
Mais que sont l’enthousiasme et le souci de l’homme si journellement la réalité est tissée de mensonges, de lâchetés, du mépris de l’homme ? Que sont les intentions si leur incarnation est rendue impossible par l’indigence du cœur, la stérilité de l’esprit, la haine des autochtones de ce pays ?
La Folie est l’un des moyens qu’a l’homme de perdre sa liberté. Et je puis dire, que placé à cette intersection, j’ai mesuré avec effroi l’ampleur de l’aliénation des habitants de ce pays. Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue.
Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation systématique.
Or le pari absurde était de vouloir coûte que coûte faire exister quelques valeurs alors que le non-droit, l’inégalité, le meurtre multi-quotidien de l’homme étaient érigés en principes législatifs. La structure coloniale existant en Algérie s’opposait à toute tentative de remettre l’individu à sa place.
Monsieur le Ministre il arrive un moment où la ténacité devient persévération morbide. L’espoir n’est plus alors la porte ouverte sur l’avenir mais le maintien illogique d’une attitude subjective en rupture organisée avec le réel ?
Monsieur le Ministre, les événements actuels qui ensanglantent l’Algérie ne constituent pas aux yeux de l’observateur un scandale. Ce n’est ni un accident, ni une panne de mécanisme.
Les événements d’Algérie sont la conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple. Il n’était point exigé d’être psychologue pour deviner sous la bonhomie apparente de l’Algérien, derrière son humilité dépouillée, une exigence fondamentale de dignité. Et rien ne sert, à l’occasion de manifestations non simplifiables, de faire appel à un quelconque civisme. La fonction d’une structure sociale est de mettre en place des institutions traversées par le souci de l’homme. Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable, une société à remplacer.
Le devoir du citoyen est de le dire. Aucune parole professionnelle, aucune solidarité de classe, aucun désir de laver le linge en famille ne prévaut ici. Nulle mystification pseudo-nationale ne trouve grâce devant l’exigence de la pensée.
Monsieur le Ministre, la décision de sanctionner les grévistes du 5 juillet 1956 est une mesure qui, littéralement, me paraît irrationnelle. Ou les grévistes ont été terrorisés dans leur chair et celle de leur famille, alors il fallait comprendre leur attitude, la juger normale, compte tenu de l’atmosphère.
Ou leur abstention traduisait un courant d’opinion unanime, une conviction inébranlable, alors toute attitude sanctionniste était superflue, gratuite, inopérante.
Je dois à la vérité de dire que la peur ne m’a pas paru être le trait dominant des grévistes. Bien plutôt il y avait le vœu inéluctable de susciter dans le calme et le silence une ère nouvelle toute de dignité et de paix.
Le travailleur dans la cité doit collaborer à la manifestation sociale. Mais il faut qu’il soit convaincu de l’excellence de cette société vécue. Il arrive un moment où le silence devient mensonge.
Les intentions maîtresses de l’existence personnelle s’accommodent mal des atteintes permanentes aux valeurs les plus banales.
Depuis de longs mois ma conscience est le siège de débats impardonnables. Et leur conclusion est la volonté de ne pas désespérer de l’homme, c’est-à-dire de moi-même.
Ma décision est de ne pas assurer une responsabilité coûte que coûte, sous le fallacieux prétexte qu’il n’y a rien d’autre à faire.
Pour toutes ces raisons, j’ai l’honneur, Monsieur le Ministre, de vous demander de bien vouloir accepter ma démission et de mettre fin à ma mission en Algérie, avec l’assurance de ma considération distinguée.
.
FRANTZ FANON
.
Suite à cette lettre, Frantz Fanon fut expulsé D'Algérie...
Le chef du groupe paramilitaire a appelé samedi soir ses troupes à stopper leur marche vers Moscou, dans une volte-face spectaculaire après avoir défié l’autorité de Moscou pendant vingt-quatre heures. Le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, a joué le rôle de médiateur.
Vous pouvez partager un article en cliquant sur les icônes de partage en haut à droite de celui-ci. La reproduction totale ou partielle d’un article, sans l’autorisation écrite et préalable du Monde, est strictement interdite. Pour plus d’informations, consultez nos conditions générales de vente. Pour toute demande d’autorisation, contactez [email protected]. En tant qu’abonné, vous pouvez offrir jusqu’à cinq articles par mois à l’un de vos proches grâce à la fonctionnalité « Offrir un article ».
Le chef du groupe paramilitaire a appelé samedi soir ses troupes à stopper leur marche vers Moscou, dans une volte-face spectaculaire après avoir défié l’autorité de Moscou pendant vingt-quatre heures. Le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, a joué le rôle de médiateur.
de la journée de rébellion menée par le groupe paramilitaire Wagner
Les forces du groupe paramilitaire Wagner ont commencé samedi à quitter leurs positions en Russie sur ordre de leur chef, qui a fait volte-face après avoir frontalement défié l’autorité de Vladimir Poutine, tandis que Kiev a revendiqué des avancées à l’est de son territoire.
Evgueni Prigojine a annoncé que ses hommes « rentrent » dans leurs camps pour éviter que le « sang russe » ne coule, après avoir lancé vendredi soir un coup de force inédit contre le Kremlin pour selon lui « libérer le peuple russe ». Sa décision est intervenue à la suite de négociations avec le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, que Vladimir Poutine a remercié pour « le travail accompli ».
Un accord a également été convenu entre la présidence russe et Evguéni Prigojine, a affirmé dans la soirée le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov. Le chef de Wagner va ainsi partir pour la Biélorussie et les poursuites contre lui vont être abandonnées. Quant aux combattants qui l’ont suivi, « personne ne (les) persécutera, compte tenu de leurs mérites au front » ukrainien, a précisé M. Peskov.
Les troupes de Wagner avaient été aperçues à moins de 400 km de la capitale après avoir notamment revendiqué la prise du quartier général de l’armée russe à Rostov (ouest), centre névralgique des opérations en Ukraine. Dans sa dernière déclaration, le chef du groupe disait s’être approché à près de 200 kilomètres de Moscou.
Certaines mesures de sécurité exceptionnelles, prises en Russie face à l’avancée de Wagner, ont commencé à être levées, notamment dans la région de Lipetsk, au sud de Moscou, où avaient pénétré des paramilitaires. « Dans un avenir proche, nous rouvrirons l’accès aux routes de la région », a fait savoir le gouverneur régional Igor Artamonov. Le maire de Moscou avait appelé les habitants à limiter les déplacements en ville, qualifiant la situation de « difficile » et décrété lundi jour chômé.
Du côté de l’Ukraine, cette journée de rébellion n’affectera « en aucun cas » l’offensive russe, a clamé la présidence russe. Le ministre des affaires étrangères russe promet, lui, que « tous les objectifs de l’opération militaire spéciale [en Ukraine] seront atteints ».
L’armée ukrainienne a, elle, revendiqué « des avancées dans toutes les directions » sur le front est où elle affirme avoir lancé de nouvelles offensives. Son commandant en chef, Valeri Zaloujny, a assuré au chef d’état-major américain que la contre-offensive ukrainienne « se déroule conformément aux plans », selon un communiqué.
Lors de consultations lancées à la hâte, le président américain Joe Biden s’est entretenu par téléphone de la situation en Russie avec ses homologues français Emmanuel Macron, allemand Olaf Scholz et britannique Rishi Sunak, selon la Maison Blanche. Les quatre dirigeants ont « affirmé leur soutien inébranlable à l’Ukraine », mais se sont gardé de commenter directement la rébellion armée du chef du groupe paramilitaire Wagner, Evguéni Prigojine.
Ce que l’on sait de la rébellion du Groupe Wagner à 17 heures
Les combattants du groupe paramilitaire Wagner continuaient samedi après-midi leur progression vers Moscou, moins de vingt-quatre heures après que leur chef, Evgueni Prigojine, est entré ouvertement en rébellion contre le commandement russe.
Qu’est-ce qui a déclenché la rébellion armée ?
Depuis des mois, Prigojine est dans une lutte de pouvoir avec la hiérarchie militaire russe, la blâmant pour la mort de ses troupes dans l’est de l’Ukraine. A plusieurs reprises, il a accusé de hauts gradés militaires de ne pas équiper de manière adéquate son armée privée, de retarder l’avancée de ses troupes avec des questions de bureaucratie, tout en s’attribuant toutes les victoires remportées par les hommes de Wagner.
Vendredi, Prigojine a laissé exploser sa colère, affirmant que les dirigeants militaires de Moscou avaient ordonné des frappes sur ses camps et tué un grand nombre de paramilitaires de Wagner. Moscou a nié être à l’origine de ces frappes. Il a déclaré que des hauts gradés de l’armée russe devaient être arrêtés, jurant « d’aller jusqu’au bout ».
Où en est l’insurrection armée ?
Dans la nuit de vendredi à samedi, le chef du Groupe Wagner a affirmé que ses forces avaient abattu un hélicoptère militaire russe. Quelques heures plus tard, il a assuré que ses hommes avaient pris « sans un coup de feu » le QG militaire à Rostov-sur-le-Don, dans le sud de la Russie, et y contrôler plusieurs sites militaires.
Depuis, les forces de Wagner ont été repérées dans deux autres régions russes : Voronej et Lipetsk. L’entrée de ces combattants dans l’oblast de Lipetsk, située à environ 400 kilomètres au sud de Moscou, confirme leur progression en direction de la capitale russe.
Comment réagit le pouvoir russe ?
La Russie a renforcé la sécurité à Moscou et dans plusieurs régions comme Rostov et Lipetsk, y imposant le « régime antiterroriste ».
Evgueni Prigojine a affirmé, samedi 24 juin, être entré en Russie avec ses troupes dans le but de renverser le commandement militaire, se disant « prêt à mourir » avec ses 25 000 hommes pour « libérer le peuple russe ». « Ce n’est pas un coup d’Etat militaire, c’est la justice qui est en marche. Nos actions ne gênent en rien les troupes [engagées en Ukraine] », a-t-il clamé.
Dans une série de messages audio postés tout au long de la nuit sur Telegram, le chef du Groupe Wagner a annoncé que ses forces, jusqu’à présent déployées en Ukraine, avaient traversé la frontière russe et étaient entrées dans la ville de Rostov (Sud). Il a aussi assuré que ses troupes avaient abattu un hélicoptère russe qui avait « ouvert le feu sur une colonne civile ». L’Agence France-Presse (AFP) n’a cependant pas été en mesure de confirmer la véracité de ses propos.
A Moscou, les mesures de sécurité ont été « renforcées » autour des sites sensibles, comme le ministère de la défense, la Douma, ou le Kremlin. Le maire, Sergueï Sobianine, a annoncé samedi matin que des « activités antiterroristes » étaient en cours. Le gouverneur de la région de Rostov − dont la capitale serait prise d’assaut par le Groupe Wagner selon son chef − a appelé la population à « rester à la maison ». Et celui de Lipetsk, à 420 kilomètres au sud de Moscou, a lui aussi annoncé « des mesures de sécurité renforcées ».
Un influent général russe, Sergueï Sourovikine, a appelé les combattants de Wagner à rentrer dans leurs casernes. Le service fédéral de sécurité (FSB) a également demandé aux combattants de Wagner d’arrêter leur chef.
Le parquet russe a annoncé une enquête pour « mutinerie armée » contre M. Prigojine. Selon la loi russe, Evgueni Prigojine risque entre douze et vingt ans d’emprisonnement s’il est arrêté.
Dans la journée, le patron de Wagner avait préalablement accusé le ministre de la défense russe, Sergueï Choïgou, − avec qui il est en conflit larvé depuis des mois − d’avoir ordonné des attaques sur ses positions, ayant fait un « très grand nombre de victimes » parmi ses hommes. Ce que le ministère de la défense a démenti.
Plus tôt, Evgueni Prigojine avait également assuré que l’armée russe reculait dans les zones de Zaporijia et de Kherson ainsi qu’à Bakhmout, contredisant les propos de Vladimir Poutine et de Sergueï Choïgou, selon qui l’armée russe « repousse » tous les assauts ukrainiens. « Il n’y a pas de succès militaires » de Moscou, avait cinglé M. Prigojine, affirmant que les militaires russes « se lavent avec leur sang », une manière d’affirmer qu’ils subissent de lourdes pertes.
En Ukraine, la Russie a lancé dans la nuit de vendredi à samedi une nouvelle salve de missiles contre plusieurs villes : à Dnipro, à Kiev, à Kharkiv. Des blessés ont été reportés.
Le ministère de la défense russe a de son côté averti que l’Ukraine se prépare à attaquer du côté de Bakhmout en « profitant de la provocation de Prigojine pour déstabiliser la situation ».
Les factions russes rivales ont commencé à « se dévorer entre elles pour le pouvoir et l’argent », s’est félicité le chef du renseignement militaire ukrainien, Kyrylo Boudanov. A Washington, la Maison Blanche a dit suivre de près la situation.
L’opposant russe et homme d’affaires en exil Mikhaïl Khodorkovski a appelé samedi à aider le chef du Groupe Wagner. « Oui, même le diable il faudrait l’aider s’il décidait d’aller contre ce régime ! », a-t-il déclaré.
Les combattants de Wagner ont quitté Rostov, selon le gouverneur régional
« La colonne du groupe Wagner a quitté Rostov et s’est dirigée vers ses camps », a annoncé le gouverneur régional Vassili Goloubev sur Telegram, sans donner plus de détails.
Ce qu’il faut retenir de la journée de rébellion menée par le groupe paramilitaire Wagner
Les forces du groupe paramilitaire Wagner ont commencé samedi à quitter leurs positions en Russie sur ordre de leur chef, qui a fait volte-face après avoir frontalement défié l’autorité de Vladimir Poutine, tandis que Kiev a revendiqué des avancées à l’est de son territoire.
Evgueni Prigojine a annoncé que ses hommes « rentrent » dans leurs camps pour éviter que le « sang russe » ne coule, après avoir lancé vendredi soir un coup de force inédit contre le Kremlin pour selon lui « libérer le peuple russe ». Sa décision est intervenue à la suite de négociations avec le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, que Vladimir Poutine a remercié pour « le travail accompli ».
Un accord a également été convenu entre la présidence russe et Evguéni Prigojine, a affirmé dans la soirée le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov. Le chef de Wagner va ainsi partir pour la Biélorussie et les poursuites contre lui vont être abandonnées. Quant aux combattants qui l’ont suivi, « personne ne (les) persécutera, compte tenu de leurs mérites au front » ukrainien, a précisé M. Peskov.
Les troupes de Wagner avaient été aperçues à moins de 400 km de la capitale après avoir notamment revendiqué la prise du quartier général de l’armée russe à Rostov (ouest), centre névralgique des opérations en Ukraine. Dans sa dernière déclaration, le chef du groupe disait s’être approché à près de 200 kilomètres de Moscou.
Certaines mesures de sécurité exceptionnelles, prises en Russie face à l’avancée de Wagner, ont commencé à être levées, notamment dans la région de Lipetsk, au sud de Moscou, où avaient pénétré des paramilitaires. « Dans un avenir proche, nous rouvrirons l’accès aux routes de la région », a fait savoir le gouverneur régional Igor Artamonov. Le maire de Moscou avait appelé les habitants à limiter les déplacements en ville, qualifiant la situation de « difficile » et décrété lundi jour chômé.
Du côté de l’Ukraine, cette journée de rébellion n’affectera « en aucun cas » l’offensive russe, a clamé la présidence russe. Le ministre des affaires étrangères russe promet, lui, que « tous les objectifs de l’opération militaire spéciale [en Ukraine] seront atteints ».
L’armée ukrainienne a, elle, revendiqué « des avancées dans toutes les directions » sur le front est où elle affirme avoir lancé de nouvelles offensives. Son commandant en chef, Valeri Zaloujny, a assuré au chef d’état-major américain que la contre-offensive ukrainienne « se déroule conformément aux plans », selon un communiqué.
Lors de consultations lancées à la hâte, le président américain Joe Biden s’est entretenu par téléphone de la situation en Russie avec ses homologues français Emmanuel Macron, allemand Olaf Scholz et britannique Rishi Sunak, selon la Maison Blanche. Les quatre dirigeants ont « affirmé leur soutien inébranlable à l’Ukraine », mais se sont gardé de commenter directement la rébellion armée du chef du groupe paramilitaire Wagner, Evguéni Prigojine.
Prigojine « a humilié Poutine », tâcle la présidence ukrainienne
A la suite de l’accord entre le Kremlin et Wagner, après une journée d’insurrection armée qui a ébranlé le pouvoir russe, « Prigojine a humilié Poutine / l’Etat et a montré qu’il n’y a plus de monopole de la violence » légitime en Russie, a raillé Mykhaïlo Podoliak sur Twitter.
Evgueni Prigojine est l’ancien voyou issu des arrière-cuisines de Poutine
Le patron du groupe Wagner, qui se rebelle aujourd’hui contre l’autorité du Kremlin, a derrière lui un parcours particulièrement sulfureux. En avril 2021, « L’Obs » avait publié ce grand portrait de celui qu’on appelait encore le « cuisinier de Poutine » : un ancien malfrat sanctionné pour ses ingérences dans les élections américaines, qui était devenu « l’homme de l’ombre » du président russe.
E-vgueni Prigojine (à gauche) avec Vladimir Poutine lors d’un dîner dans un restaurant de l’homme d’affaires, en 2011. (MISHA JAPARIDZE/AP/SIPA)
Le patron du groupe Wagner, qui se rebelle aujourd’hui contre l’autorité du Kremlin, a derrière lui un parcours particulièrement sulfureux. En avril 2021, « L’Obs » avait publié ce grand portrait de celui qu’on appelait encore le « cuisinier de Poutine » : un ancien malfrat sanctionné pour ses ingérences dans les élections américaines, qui était devenu « l’homme de l’ombre » du président russe.
Au premier regard, au premier geste, au premier mot, ils se sont sans doute reconnus. Deux anciens voyous des bas-fonds de Saint-Pétersbourg. Le président russe Vladimir Poutine et son nouveau Raspoutine, le fascinant, sulfureux et mystérieux Evgueni Prigojine, semblent s’être « trouvés ». Ils ont en commun un passé lourd et mouvementé. Dans les années 1970 et 1980, sous le pesant couvercle d’un croulant régime soviétique, c’était le bon vieux temps de la castagne, des trafics, des cuites à la méchante vodka et des mauvais coups à Saint-Pétersbourg, alors nommée Léningrad (« ville de Lénine »). Aujourd’hui, ils mijotent ensemble au Kremlin plats empoisonnés et coups tordus.
Evgueni Viktorovitch Prigojine est un homme impénétrable, secret et invisible, qui officie dans les cu
isines − mais surtout dans les arrière-cuisines du Kremlin. Ce nébuleux Novyj Russkij, ce « Nouveau Russe » rapidement et scandaleusement enrichi dans un capitalisme de Far West, voudrait effacer les traces de ses antécédents troubles. Il a ainsi poursuivi en justice, sans succès, le moteur de recherche internet russe Yandex. En revanche, son ami Vladimir Vladimirovitch Poutine adore évoquer sa jeunesse de malfrat, plutôt que ses études de droit à Saint-Pétersbourg. Dans un livre d’entretiens (« Première personne », éditions So Lonely), Poutine se rappelle ces années avec nostalgie. Il s’en vante même : « J’étais un vrai voyou ! » Ses exploits de petite frappe sont connus. Jusqu’à son adolescence, le jeune « Volodia » traîne dans les rues infestées de rats de « Piter ». Plutôt que d’aller à l’école, il passe des heures dans la cage d’escalier puante de son appartement communautaire. Le petit voyou fait des mauvais coups, fréquente des gangs d’enfants errants. De petite taille, mais teigneux et brutal, il fait le coup de poing au coin des rues.
« Volodia le Bagarreur » sera sauvé par la discipline physique et mentale du judo. Il deviendra un champion de cet art martial, puis lieutenant-colonel du prestigieux premier directorat du KGB (espionnage). De son passé de mauvais garçon, le chef d’un Etat parmi les plus puissants du monde a gardé des méthodes de bagarreur de rue et un vocabulaire argotique, fleuri et ordurier, qui ravit souvent le grand public. « Homme fort », le glaçant « tchékiste » parle souvent d’« attraper ses ennemis par les couilles », de « bouffer sa morve » (expression russe qui signifie faire traîner). Il s’est distingué en promettant d’« aller buter les terroristes jusque dans les chiottes ».
Colonie pénitentiaire
Crâne chauve et sourire rare, Prigojine est lui aussi né à Léningrad. Il a une dizaine d’années de moins que Poutine, mais près de dix ans de prison de plus que lui. Dans sa jeunesse orageuse, Prigojine le voyou « tombe » une première fois en 1979. Le tribunal populaire du district Kuibyshevsky de Léningrad le condamne à deux ans et demi avec sursis pour vol. « Zhenya » est envoyé se racheter dans une auberge de jeunesse à Novgorod. A peine de retour à Léningrad, il replonge : vol, cambriolage, violences, divers trafics, dont de jeans. A en croire le dossier d’enquête publié par le site russe rosbalt.ru, Prigojine était alors, comme son ami Poutine, un violent.
Une nuit de mars 1980, il suit dans la rue une fille à la sortie d’un restaurant pour lui voler son manteau. Il l’attrape, elle crie. Il lui serre la gorge, l’étouffe et la tire par le cou dans une ruelle. Elle s’évanouit. Quand elle reprend connaissance, elle n’a plus ses boucles d’oreilles ni même ses bottes. « Zhenya » tombe donc de nouveau, à l’âge de 20 ans, en 1981. Il est condamné à une peine de treize ans de prison et de confiscation de ses biens pour « vol », « fraude », « implication de mineurs dans la prostitution ». Il en passe neuf dans une colonie pénitentiaire à sécurité maximale.
Quels sont les liens entre Poutine et ce malfrat patenté ? Quel rôle joue-t-il dans la galaxie des hommes du président ? Officiellement, Evgueni Prigojine est d’abord le fournisseur des cantines de l’Etat russe et du Kremlin. Il y gagne le surnom de « cuisinier de Poutine ». Mais, officieusement, « Prigojine le Chouchou » mijote aussi avec le président des plats plus épicés dans les arrière-cuisines. Des spetz operatsiya, ces« opérations spéciales » dont raffole l’ancien « guébiste » devenu président.
L’intrigant « cordon-bleu » serait à l’origine de l’Internet Research Agency, l’« usine à trolls » qui fut au cœur du scandale des ingérences russes dans la présidentielle américaine de 2016 remportée par Donald Trump. Son nom est aussi cité dans les opérations visant à influencer les élections de mi-mandat de 2018. A ce titre, il est en tête de la liste des personnes sanctionnées par les Etats-Unis. Le FBI a même offert une récompense de 250 000 dollars (210 000 euros) pour toute information menant à son arrestation. L’intéressé dément tout en bloc, toujours. Mais Prigojine serait également le véritable financier de la compagnie de mercenaires russes Wagner, ces « chiens de guerre » officieux du Kremlin très actifs en Ukraine, en Syrie, en Libye, au Venezuela, au Soudan et en Centrafrique.
Ascension conjointe
Contrairement à la plupart des hommes de l’entourage du président russe, le « cuistot du Kremlin » ne fait pas partie de la « bande » de Saint-Pétersbourg. Ce premier cercle, cette garde rapprochée, est notammentissu des services de la mairie de l’ex-capitale impériale. Poutine y fut le chef du Comité aux relations économiques extérieures dans les années 1990. La meute de Poutine est aussi constituée de ses amis du KGB de Saint-Pétersbourg, des partenaires de son club de judo, réunis dans le club très fermé des propriétaires de datchas privées pétersbourgeoises de la coopérative Ozero (« le lac »).
Prigojine, lui, semble faire partie d’une autre galaxie, manifestement plus « mafieuse ». Deux versions circulent à propos de la rencontre entre le président et celui qui deviendra rapidement son « homme de l’ombre ». Selon le récit officiel, Prigojine aurait tout simplement fait la connaissance de Poutine dans un des restaurants de luxe qu’il possède à Saint-Pétersbourg. L’ancien voyou était en effet devenu un entrepreneur à succès, propriétaire de plusieurs établissements de prestige à « Piter », après sa sortie de prison. Libéré en 1990 au moment où le communisme et l’URSS s’effondraient, et que soufflait sur la Russie le vent du capitalisme sauvage, l’ancien zek (« détenu ») devient un « biznessman » à la mode « Nouveau Russe ». Il organise un réseau de vente de hot-dogs. Puis il dirige la première chaîne de supermarchés de la ville, avant de se lancer dans la restauration de luxe.
Inspiré par les restaurants installés sur des péniches de la Seine, il ouvre en 1997, sur un bateau, le New Island, qui devient vite le lieu le plus en vogue de Saint-Pétersbourg. Apprécié des « nouveaux entrepreneurs », des responsables fédéraux et locaux, c’est aussi la cantine préférée de Vladimir Poutine. Haut responsable de la mairie de la ville, ce dernier a officiellement démissionné du KGB lors du putsch de 1991 contre Gorbatchev, mais il continue en réalité de travailler pour les « services », parallèlement à ses fonctions à la mairie.Il sait très bien qui est « Zhenya » Prigojine. Non seulement il s’en moque, mais le restaurateur devient son nouveau chouchou.
Poutine apprécie tant le New Island, qu’il y célèbre son anniversaire, y invite des hôtes de marque. Pendant que le bateau-restaurant, généralement jugé « très romantique mais hors de prix », navigue le long de la Neva, bordée de magnifiques palais colorés, on peut y déguster une salade de crabe du Kamtchatka, un veau Orloff ou un filet de truite aux amandes, le tout arrosé de vins fins et ruineux. Après son accession à la présidence, Poutine emmènera Jacques Chirac dîner sur le bateau à l’été 2001, puis en mai 2002 le président américain George W. Bush, ainsi que le Premier ministre japonais. A chaque fois, c’est Prigojine en personne qui sert les chefs d’Etat et de gouvernement.
Dans les années 1990, Saint-Pétersbourg, rongée par la violence, la corruption et les mafias, se couvre de boîtes de nuit, de clubs de strip-tease et d’établissements de jeux, qui permettent de blanchir l’argent sale et de monnayer les services rendus. Les casinos sont alors sous la coupe du crime organisé, traditionnellement puissant dans cette ville qui est aussi un grandport de contrebande. Les juteuses licences et les agréments sont très difficiles à obtenir. A moins de connaître la bonne personne.
Or, dès 1991, c’est Vladimir Poutine en personne qui délivre, à la mairie de Saint-Pétersbourg, les autorisations pour le monde interlope du jeu. Le directeur du Comité aux relations économiques extérieures préside également le Conseil de surveillance pour les casinos et les entreprises de jeux de hasard. Coïncidence ? C’est à cette époque que commence l’ascension conjointe de Prigojine et de Poutine. Ce dernier est mouillé dans d’autres activités louches : il se fait prendre dans une sale affaire, vite étouffée, de détournement de près de 100 millions d’euros. Il a délivré des licences d’exportation pour du pétrole, du bois et des minerais précieux contre de la nourriture qui n’arrivera jamais.
Attaques contre des opposants
Fort de ses relations amicales avec Poutine, la société Concord Catering de Prigojine conquiert Moscou. Elle obtient vite pour des centaines de millions d’euros de contrats de restauration : elle sert les repas dans les écoles mais aussi aux militaires. En 2012, Prigojine décroche un marché de près d’un milliard d’euros pour nourrir l’armée russe. L’ancien délinquant est désormais un homme respecté et riche, un oligarque. Il déménage dans une résidence chic sécurisée de Saint-Pétersbourg, avec terrain de basket et piste d’hélicoptère. Il s’achète le « St Vitamin », un yacht de 37 mètres à 5 millions d’euros, immatriculé aux Seychelles.
Prigojine acquiert aussi un jet privé, enregistré aux îles Caïmans. L’avion personnel de « l’Affreux du Kremlin » sera repéré sur beaucoup de « points chauds » du globe où Moscou mène de sales guerres secrètes − Soudan, République centrafricaine, Madagascar, Libye, Syrie, Liban, etc. Des guerres parfois dénoncées comme « antifrançaises » par Paris, qui s’est notamment fait évincer de Centrafrique par Moscou.
Non content d’intriguer au cœur de la politique étrangère parallèle de l’Etat russe, Prigojine serait aussi derrière certaines attaques contre des opposants au régime. Valery Amelchenko, un criminel qui aurait participé à certaines de ces opérations, a fait en 2018 des aveux circonstanciés au journal indépendant « Novaya Gazeta ».Il a confié avoir « travaillé » pour les services de sécurité de Prigojine. Selon lui, les nervis du « cuisinier du Kremlin » sont derrière des passages à tabac, des empoisonnements et des « accidents » mis en scène, ciblant des militants de l’opposition. Une heure et demie après avoir témoigné, Valery Amelchenko a disparu. Quant à l’auteur de l’article, il a reçu une couronne funéraire ainsi qu’un panier-cadeau joliment garni d’une tête de bélier coupée.
Avant de s’évaporer, l’ancien criminel a aussi reconnu avoir été mêlé à la tentative d’empoisonnement par injection, en novembre 2016, de l’époux de Lioubov Sobol, la très pugnace avocate d’Alexeï Navalny. Les proches de l’opposant numéro 1 du Kremlin, aujourd’hui emprisonné, estiment que Prigojine pourrait aussi être lié à son empoisonnement en août 2020. Alors que Navalny est encore dans le coma, Prigojine sort pour une fois de sa réserve et annonce vouloir faire payer à l’opposant près d’un million d’euros pour diffamation − « s’il survit », précise-t-il. Dans une de ses enquêtes, Navalny l’avait en effet accusé d’avoir servi de la nourriture avariée à des écoliers de Moscou. Comme on ne prête qu’aux riches, Prigojine est aussi soupçonné d’être impliqué dans l’assassinat, en juillet 2018, en Centrafrique, de trois journalistes russes qui enquêtaient sur des contrats miniers obtenus par sa compagnie de mercenaires Wagner.
C’est sans doute pour payer Poutine en retour que Prigojine a financé une « usine à trolls » à Saint-Pétersbourg, au service de l’influence russe sur internet. Et qu’il a monté l’entreprise de mercenaires Wagner. Là encore, Prigojine dément toute implication, tout renvoi d’ascenseur. Il va même jusqu’à contester devant la justice européenne les sanctions de l’UE qui le visent pour son rôle déstabilisateur en Libye. L’Etat russe dément lui aussi tout lien avec Wagner. Pourtant, beaucoup de ses mercenaires sont officiellement décorés par Moscou à titre posthume. Officiellement toujours, la société Wagner n’a pas d’existence légale en Russie. Et elle n’est pas dirigée par Prigojine, financier de l’ombre, mais par Dmitri Outkine. C’est un ancien lieutenant-colonel du GRU, les services secrets de l’armée, qui ne cache pas sa fascination pour Hitler et pour son compositeur fétiche : Richard Wagner.
Bien qu’il n’ait aucun rôle officiel dans la politique étrangère russe, on voit souvent le restaurateur du Kremlin devant les hauts fourneaux diplomatiques. En octobre 2019, on l’a ainsi vu à Sotchi lors du premier sommet Russie-Afrique, discutant avec des chefs d’Etat africains. En novembre 2018, il recevait à Moscou, avec Sergueï Choïgou, le ministre russe de la Défense, le général Khalifa Haftar, l’homme fort de l’est de la Libye, ainsi qu’une délégation de l’Armée nationale libyenne.
La nébuleuse des sociétés de Prigojine aurait récemment déployé des « consultants politiques » afin de promouvoir « en douceur » la « grande puissance russe » sur la planète. Cette galaxie, parfois surnommée « la Compagnie », serait ainsi intervenue en 2018-2019 pour « orienter » les élections présidentielles à Madagascar et au Zimbabwe, selon des enquêtes documentées. De même, les « fermes à trolls » de Prigojine ont été accusées par Facebook d’avoir orchestré des campagnes de désinformation dans une dizaine de pays d’Afrique, et les comptes internet russes qui leur sont liés ont été suspendus.
« Rôle grossièrement exagéré et mythifié »
Pour certains analystes, Prigojine, « homme lige » du Kremlin, mélangeant toutes les sauces, est devenu l’emblème d’un Etat russe hybride qui mène en catimini des guerres bâtardes autour du monde. Mais certains observateurs, comme Andrei Pertsev, journaliste et analyste pour le think tank de la fondation Carnegie à Moscou, pensent que « le rôle de Prigojine a été grossièrement exagéré et mythifié ». Wagner est en effet très loin d’avoir la taille du géant américain Blackwater (devenu Academi en 2011), la société militaire privée qui avait décroché en Irak et en Afghanistan des milliards de dollars de contrats avec l’armée américaine.
De plus, les coups tordus de Wagner ont souvent des allures de coups foireux. Ainsi, en Ukraine, leur berceau, les hommes de Wagner n’ont pas remporté de victoire décisive. En Syrie, où ils se sont moins distingués par leurs succès militaires que par des exactions et des crimes de guerre, ils ont même subi de lourdes pertes. Ainsi, en février 2018, lors de la bataille de Deir ez-Zor, près de 200 mercenaires de Wagner ont périsous le feu de l’aviation américaine. Au Mozambique aussi, Wagner s’est fait saigner. Et ce sont des privés sud-africains qui y ont remplacé les Russes. En Libye, malgré la participation de centaines d’hommes de Wagner, l’offensive sur Tripoli du général Haftar a tourné à la Bérézina en 2020. En Centrafrique, les concessions minières, négociées en échange de l’intervention de ses mercenaires, seraient très loin d’être rentables.
Quant à la fameuse « usine à trolls » de Prigojine à Saint-Pétersbourg, elle aurait, elle aussi, fait plus de bruit que de mal. « Très repérable, mais assez inefficace, sans véritable influence sur l’électorat américain », estiment certains spécialistes qui soulignent son amateurisme. Cependant, en donnant une grande notoriété aux trolls et aux hackers russes, elle aurait beaucoup plu au Kremlin. Car, pour Moscou, l’essentiel est de montrer, ou de faire croire, que la Russie a gardé une grande influence sur les affaires du monde. « Le Kremlin aime jouer le rôle du filou sournois que tout le monde connaît, mais que personne ne peut prendre la main dans le sac », souligne l’analyste Andrei Pertsev.
Dans ce jeu de miroirs, de faux-semblants, d’intox et de muscles gonflés, Prigojine semble jouer son rôle de « méchant » avec délectation. « Il incarne, conclut Pertsev, tous les mythes et stéréotypes sur le côté obscur du régime russe. » Rien pour déplaire à Vladimir Poutine, qui aime à rappeler qu’il fut une petite crapule à l’âme noire.
Le préfet de la commission nationale sur les Harkis s'est rendu ce samedi 24 juin sur la stèle en mémoire du camp de la forêt de Lanmary, en Dordogne. Une trentaine de familles harkis y ont été amenées par l'Etat à la fin de la guerre d'Algérie, dans des conditions de vie indignes.
Un préfet en Dordogne sur les vestiges de l'ancien camp harki de Lanmary, c'est pratiquement une première. Ce samedi 24 juin, Marc Del Grande, préfet nommé par Emmanuel Macron pour travailler sur l'indemnisation des harkis, a visité les vestiges de l'ancien camp Harki d'Antonne-et-Trigonant, en pleine forêt de Lanmary. Un travail également mémoriel, puisqu'il ne reste plus aujourd'hui que 4.000 à 5.000 Harkis en France qui peuvent raconter.
En 1962, à la fin de la guerre d'Algérie, ces supplétifs algériens qui avaient aidé l'armée française, ont été massacrés par dizaines de milliers. Certains ont été amenés en France, et notamment en Dordogne, par deux préfets de l'époque qui avaient servi en Algérie, Jean-Marie Robert et Jean Taullèle. A l'époque, ils le font presque en désobéissant à la politique officielle, qui ne veut pas entendre parler des Harkis.
"Eviter que les Français nous voient"
"Je me rappelle qu'en arrivant devant le bateau, ils nous ont mis au fond de la cale. On avait peur de se faire massacrer si on restait en Algérie donc on était contents, mais on est arrivés dans des conditions pas possibles", se souvient Mohamed Akcha. Il a fui l'Algérie avec sa famille en 1963, il avait alors 14 ans.
Arrivé à Sète, il a passé quelques mois dans un camp des Pyrénées avant d'être emmené à Lanmary : "Les voyages on ne les faisait que de nuit, pour éviter que les Français de France ne nous voient". La France crée des camps "forestaux", où les familles, la plupart du temps paysans en Algérie, vont travailler pour l'office national des forêts comme élagueurs.
Des conditions de vie très dures
Des conditions de vie très dures. A Lanmary, le camp est en pleine forêt, fait en préfabriqués pour accueillir une trentaine de familles. Une école est spécialement créée, dont l'instituteur a témoigné aux archives départementales de la Dordogne. "Moi je ne parlais que kabyle, les parents travaillaient dans les bois, on était loin de tout, sans sortie. Le Français, on l'a appris sur le tas. On n'avait aucune perspective d'avenir, aucune chance de s'intégrer", raconte Mohamed Akcha. "On nous a cachés. Beaucoup de Périgourdins ne connaissaient pas le camp, ils ne savaient pas que ça existait".
Il trouvera sa chance en s'engageant dans l'armée qui lui apprendra la langue et le reste. D'autres partiront dans les usines de Condat ou de Bergerac, en allant vivre dans les HLM de Terrasson ou du Gour de l'Arche. Les deux préfets qui avaient voulu sauver les Harkis avaient pensé le camp comme le plus temporaire possible, pour maximiser les chances d'intégration.
Un autre camp "privé" près des Eyzies
Le camp de Lanmary a été officiellement reconnu comme un camp Harki, ce qui ouvre les familles à des indemnisations de l'Etat français. Un second camp "privé", dans une ferme de Sireuil près des Eyzies vient d'être reconnu par l'Etat il y a quelques semaines. Une dizaine de familles y ont été accueillies entre 1963 et 1968.
C'est un ancien haut-gradé Harki qui l'avait fondé en faisant venir des Harki réfugiés dans la ferme qu'il avait acheté après la guerre.
Mis en cause par la justice dans l’affaire du fonds Marianne, Mohamed Sifaoui était entendu le 15 juin 2023 par une commission d’enquête du Sénat. Le journaliste et éditeur Thomas Deltombe, qui avait démasqué les méthodes de Sifaoui dès 2005 dans L’Islam imaginaire, analyse la complaisance médiatique dont l’« expert » franco-algérien a bénéficié pendant deux décennies.
À la faveur de l’affaire du fonds Marianne1, les portraits de Mohamed Sifaoui fleurissent dans les médias français. Mais ces papiers, ravageurs pour la plupart, esquivent généralement les premiers pas du journaliste sur la scène médiatique française, au début des années 2000. C’est pourtant à cette époque que se situe l’une des clés du scandale qui éclate aujourd’hui au grand jour. Car la mission que Mohamed Sifaoui s’est vu confier par les services de Marlène Schiappa au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty correspond peu ou prou à la tâche que lui avaient assignée les grands médias audiovisuels français deux décennies plus tôt : combattre un « islamisme » aux contours flous et traquer jusqu’au dernier ses supposés complices.
PROFITEUR DE DÉSASTRES
Les attentats du 11 septembre 2001 apparurent comme une aubaine pour Mohamed Sifaoui, journaliste algérien réfugié en France au terme de la guerre civile qui avait ravagé son pays au cours des années 1990. La sidération mondiale provoquée par l’attaque du World Trade Center et du Pentagone lui permit de vendre aux médias et aux éditeurs hexagonaux une analyse susceptible de lui ouvrir bien des portes : ce que l’Algérie a vécu pendant une décennie, et dont il fut, dit-il, un témoin privilégié, allait désormais s’étendre au monde entier (et à la France en particulier). Tel est le sous-texte de ses interventions télévisées qui se multiplient dans les mois suivant la parution en 2002 de son livre La France, malade de l’islamisme. Menaces terroristes sur l’Hexagone (Le Cherche-Midi éditeur, 2002).
Exploitant à fond son expérience de la « sale guerre » algérienne des années 1990, qui fait d’ailleurs l’objet de vives polémiques, Mohamed Sifaoui signe son premier coup d’éclat, sur France 2, le 27 janvier 2003 avec une « enquête » dans laquelle il affirme avoir filmé de l’intérieur, en caméra cachée, une « cellule d’Al-Qaida » en plein Paris. Diffusé dans l’émission « Complément d’enquête » et décliné dans un livre intitulé Mes « frères » assassins : comment j’ai infiltré une cellule d’Al-Qaïda (Le Cherche-Midi éditeur, 2003), ce « reportage » à sensation suscite l’admiration de bien des commentateurs. « Un coup de génie ! » s’extasie par exemple Thierry Ardisson, qui invite immédiatement le téméraire journaliste dans son émission « Tout le monde en parle ».
Mais l’« enquête » provoque également quelques remous. La journaliste Florence Bouquillat qui l’avait assisté dans cette curieuse « infiltration » souligne à demi-mot, dans l’émission « Arrêt sur images », sur France 5, les méthodes douteuses de son confrère algérien (9 février 2003). Cette infiltration à la barbe des services de renseignement paraît, pour de nombreuses raisons, totalement invraisemblable, comme nous le documentions dans L’Islam imaginaire2. Interrogé par « Complément d’enquête », Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, se montre lui-même incrédule. « Vous savez, des menaces, j’en reçois tous les jours », balaie-t-il d’un revers de main.
Qu’à cela ne tienne : M6, en quête d’audimat, diffuse deux mois plus tard… la même « enquête », en version longue. Cette version remaniée vaut de nouveaux éloges à ce « journaliste dont le courage inspire le respect » (Le Parisien, 23 mars 2003). Mieux : il est récompensé quelques mois plus tard par le Grand Prix Jean-Louis Calderon au festival du scoop d’Angers. « Je trouve que le travail qu’il a fait, c’est vachement gonflé, applaudit alors le créateur du festival. C’est du bon journalisme d’investigation » (Ouest-France, 1er décembre 2003).
ENQUÊTES RACOLEUSES
Mohamed Sifaoui, adoubé, se lance alors dans une nouvelle enquête, plus ambitieuse encore : il décolle avec un compère vers le Pakistan et l’Afghanistan afin d’y débusquer Oussama Ben Laden ! « Vous êtes convaincu que les Américains savent où se trouve Ben Laden… Vous, vous l’avez pratiquement retrouvé en trois semaines ! » s’extasie le présentateur de l’émission « Zone interdite » sur M6, qui accueille le reporter sur son plateau. [C’est une] « enquête remarquable et qui vraiment montre ce qu’on peut faire avec la télévision aujourd’hui, surtout quand c’est fait avec autant de talent et de courage », abonde l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine dans la même émission, le 9 novembre 2003.
Si la thèse défendue par le reportage n’a rien d’original, reconnaît pour sa part Le Monde, puisque nul n’ignore en réalité dans quelle région se terre le patron d’Al-Qaida, « le document, d’une grande qualité » mérite tout de même quelque éloge en raison« des risques énormes [pris] par ses auteurs — qui y ont bel et bien failli y laisser leur vie » (Le Monde, 1er novembre 2003). Le Club de l’audiovisuel du Sénat a décerné au documentaire le prix Patrick-Bourrat du grand reportage.
Malgré les mises en garde et le scepticisme grandissant qu’inspirent ses reportages aux téléspectateurs attentifs3, Mohamed Sifaoui, consacré expert en « islam » et en « terrorisme », a désormais micros ouverts et reçoit le soutien d’une bonne partie de la profession. Il sera même sollicité en février 2005 par le Centre de formation des journalistes (CFJ) afin de partager avec la future élite du journalisme français ses bons tuyaux pour enquêter « sur le terrain de l’islam de France ».
Plus rien ne semble dès lors devoir arrêter Mohamed Sifaoui, qui enchaîne les reportages à sensation, pour diverses chaînes de télévision, et les ouvrages racoleurs : Lettre aux islamistes de France et de Navarre (Cherche-Midi, 2004), L’affaire des caricatures : dessins et manipulations (Privé, 2006) , Combattre le terrorisme islamiste (Grasset, 2007), etc. En 2007, Arte lui consacre même un portrait onctueux, intitulé « Un homme en colère ».
Chaque nouvel attentat — et ils sont nombreux — sonne pour le journaliste comme une divine surprise : ces attaques confirment son statut de « spécialiste » doté d’une prescience quasi prophétique et l’autorisent à fustiger ses détracteurs, dont il souligne avec morgue la « naïveté » et la « lâcheté »4. Ceux qui critiquent ses méthodes sensationnalistes et ses grotesques mises en scène refusent de regarder la réalité en face, argumente-t-il, et se font complices du « terrorisme » et du « nazisme islamiste »5. Rhétorique habituelle des profiteurs de désastres.
« AUX RACINES DU MAL »
L’ambition de Mohamed Sifaoui n’est pas tant de traquer les poseurs de bombes que de débusquer les « islamistes » et leurs « idiots utiles ». C’est ce qu’il explique clairement dans La France malade de l’islamisme : « Il ne s’agit pas uniquement de parer à des attaques terroristes, mais de faire barrage à cette idéologie intégriste, source de tous les dangers ». Il faut donc, ajoute-t-il, s’attaquer « aux racines du mal ».
Mohamed Sifaoui se met ainsi au diapason de tous ceux qui, profitant de la lutte indispensable contre les violences commises au nom de la religion musulmane, cherchent à engager la société tout entière dans un « combat idéologique ».
La polémiste Caroline Fourest, qui partage les mêmes motivations et dont la carrière médiatique démarre sensiblement à la même période, devient au milieu des années 2000 l’indéfectible alliée de Sifaoui6. Avec une habile répartition des rôles : tandis que la première s’impose comme l’égérie « féministe » de la grande croisade des élites françaises contre l’« islamisme », le second sert de caution musulmane. Exploitant à fond son statut de « native informant », il se propose de dépister l’islam de l’intérieur et de révéler le double discours des islamistes prétendument tapis dans l’ombre.
Cette notion d’islamisme devient ainsi l’arme fatale du courant islamophobe qui prolifère dans les années 2000-2010. Jamais définie précisément, cette notion d’apparence scientifique permet d’amalgamer toutes sortes de personnes ou d’organisations qui n’ont la plupart du temps rien en commun, sinon la détestation de ceux qui veulent les réduire au silence.
C’est cette confusion qui fait toute l’efficacité de cette bombe à fragmentation idéologique : on peut, en collant partout l’étiquette « islamiste », associer subrepticement n’importe quel musulman aux pires djihadistes. « Le voile n’est pas islamique : le voile est islamiste », affirmait ainsi Mohamed Sifaoui sur RTL lors de la promotion médiatique de son énième opus, (Taqiyya ! Comment les Frères musulmans veulent infiltrer la France, L’Observatoire, 2019).
Comme le notent les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed dans Islamophobie (La Découverte, 2013), le soupçon se répand ainsi par capillarité.
SOUS LE TERRORISME, LA GAUCHE
Car Mohamed Sifaoui et ses amis ne se contentent pas de coller des étiquettes infamantes sur les musulmans qui leur déplaisent. Pour éradiquer « le mal », il convient de chasser tous ceux qui contestent cette stigmatisation : de la Ligue de l’enseignement à l’Observatoire de la laïcité, de la Ligue des droits de l’homme (LDH) au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) à l’Union nationale des étudiants de France (Unef), on ne compte plus les associations — et les personnalités — que Mohamed Sifaoui a placées dans son viseur au cours des années.
Par capillarité donc, tous ceux qui ne partagent pas ses vues deviennent une « menace pour notre démocratie », ainsi qu’il l’affirme dans son avant-dernier livre Les Fossoyeurs de la République, paru en mars 2021, tout entier consacré à l’« islamo-gauchisme », c’est-à-dire à peu près toute la gauche. La gauche française et européenne, en adoptant un discours « victimaire », est devenue l’instrument de l’« islamisme », ressasse-t-il sur quatre cents pages. « Il faut à la fois casser cette gauche et la forcer à reconfigurer son logiciel idéologique », plaide-t-il dans Le Point7, lors de la promotion du livre, que son éditeur présente comme un outil indispensable de « réarmement idéologique ».
Dès lors, ce n’est guère surprenant que Mohamed Sifaoui, infiltré au sein l’Union des sociétés d’éducation physique et de préparation militaire (Useppm), ait utilisé le fameux « fonds Marianne » pour lancer une opération de cyberharcèlement contre des personnalités et des associations qui n’ont strictement rien à voir avec la mort de Samuel Paty. Dans sa vision complotiste du monde, Rokhaya Diallo ou Edwy Plenel sont, in fine, un peu responsables de cette barbarie. « Ils peuvent sauter au plafond s’ils le souhaitent, mais je le répète : le discours victimaire des milieux indigénistes et islamistes, souvent relayé, de bonne ou de mauvaise foi, par des gauchistes, arme la main de criminels », assène-t-il encore dans Le Point en avril 2021 (loc. cit.).
L’ART DE SE POSITIONNER
S’il a fallu vingt ans et un scandale d’État pour que Mohamed Sifaoui perde enfin son rond de serviette sur les plateaux télé (temporairement ?), c’est évidemment parce qu’une bonne partie de l’intelligentsia française, des journalistes vedettes et des responsables politiques partagent ses obsessions. L’argumentaire de Sifaoui n’a d’ailleurs rien d’original ni de nouveau : il était déjà omniprésent dans les années 1990 et n’a cessé de prospérer depuis lors.
C’est sans doute pour cette raison que le journaliste est sorti presque sans dommages de la sordide affaire Estelle Mouzin, en 2008 : cette année-là, il avait fourni un « tuyau » bidon à la police judiciaire de Versailles, qui avait fait démolir un restaurant chinois en croyant, sur la foi de ce « renseignement », retrouver le corps d’Estelle Mouzin. Elle n’a retrouvé que des ossements d’animaux et l’État a dû verser plusieurs centaines de milliers d’euros de dédommagement au restaurateur lésé. Malgré ses affabulations, le fantassin de la lutte contre l’« islam politique » navigue, insubmersible, sur la vague conservatrice qui inonde la France depuis plusieurs années.
Notre homme, il faut le dire, a le don de se positionner. Se présentant comme un éternel insoumis, il ne rechigne pas à faire des appels du pied au pouvoir. « Emmanuel Macron a été le président qui a fait le plus, notamment depuis 2020, dans la lutte contre l’islam politique »,expliquait-il par exemple le 26 avril 2022, en saluant le vote de la loi contre le séparatisme. Flirtant avec les discours les plus réactionnaires, il prend soin en parallèle de revendiquer son appartenance à la gauche et de critiquer les figures de proue de la fachosphère. Un « en même temps » qui ne manque pas d’intéresser ceux qui, du côté de Manuel Valls ou d’Emmanuel Macron notamment, entendent séduire l’électeur d’extrême droite avec la conscience tranquille.
Le livre qu’il a consacré à Éric Zemmour en 2010, alors que son étoile commençait à pâlir, participe de cette stratégie d’équilibriste. Ce portrait lui valut en tout cas les hommages en ombre chinoise de Laurent Joffrin dans Libération : « Dans le petit monde de Zemmour, tout en catégories sommaires, Sifaoui n’existe pas : il est musulman et républicain. C’est un journaliste lui aussi controversé, attaqué, parfois imprudent, Algérien d’origine, vétéran du combat anti-islamiste, réfugié politique, devenu français, à la fois musulman, laïque, démocrate, intégré, critique des siens et admirateur de la culture française » (11 septembre 2010). En d’autres termes : le musulman idéal susceptible de séduire n’importe quel idéologue d’extrême droite…
« D’UN BOUT À L’AUTRE, LA PROBITÉ » : SIFAOUI BÉATIFIÉ PAR BHL
De fait, l’identité musulmane de Mohamed Sifaoui est fréquemment convoquée par ses défenseurs, qui y voient manifestement l’authentique certificat de leur propre antiracisme et un passe-droit pour briser quelques prétendus tabous. On le constate une nouvelle fois dans l’ahurissant éloge que lui dresse Bernard-Henri Lévy, dans son bloc-notes du Point, le 5 octobre 2017, à l’occasion de la publication par Mohamed Sifaoui de son autobiographie (Une seule voie : l’insoumission). Ce dernier, en plus d’être « l’un de nos meilleurs journalistes d’investigation », est « un musulman qui habite avec bonheur un prénom — Mohamed — dont le poids symbolique n’échappera à personne ». Ce qui rend bien sûr d’autant plus méritoires — héroïques même — ses audacieuses prises de positions sur l’islam, la gauche ou la politique israélienne.
Au terme de cette béatification éditoriale, BHL presse ses lecteurs de se procurer les « mémoires » (sic) de son ami journaliste qui marie avec bonheur « la rigueur déontologique exigée par le métier et les partis-pris idéologiques qu’impose l’engagement ». « Au total, conclut-il, c’est un bel autoportrait qui se dessine au fil de ce livre tour à tour lassé, attristé, désemparé, puis, de nouveau, combatif, enragé, plein d’alacrité et respirant, d’un bout à l’autre, la probité ».
C’est cette probité qu’interroge aujourd’hui la commission sénatoriale sur le fonds Marianne qui a auditionné Mohamed Sifaoui le 15 juin. Mais si l’on voulait s’attaquer aux racines du « mal », peut-être faudrait-il également entendre ceux qui pendant vingt ans l’ont soutenu, encouragé, défendu et financé — malgré les alertes qui se sont multipliées durant tout ce temps
« Pour construire la démocratie, il faut que l’État restitue la parole confisquée depuis l’indépendance et que les intellectuels arrachent la liberté d’être soi-même ».
Et je te réponds :
« Pour construire la démocratie il faut savoir que la démocratie signifie la protection de l’intégrité de l’individu contre le nombre. Il faut se rappeler qu’aucun État n’a jamais accordé totale liberté d’expression aux gens. Qu’aucune armée n’a jamais protégé un peuple. Que la seule parole qui peut être prise se situe sur la place publique et dans l’espace intime des personnes. La parole indépendante ne surgit que du palais de ta bouche où elle est reine si tu lui fais entendre ton propre cœur. Maintenant, pour être toi-même, tu aimeras ta compagnie dans les moments de solitude. Alors, après avoir fait ce tour du monde tel qu’il est toujours et que tu ne peux changer, tu feras le tour de toi-même. Puis, prenant la liberté d’être libre, et recherchant l’amitié dans l’égalité entre les amis, tu parleras avec les personnes qui osent parler d’elles-mêmes avec leur langue personnelle, tu leur feras tes dons et exprimeras ta curiosité. Car, fraternels nous sommes avec le vivant lorsque nous laissons aller notre chant pour chanter, lorsque nous aimons pour aimer. Il n’existe dans la nature nulle obligation de posséder une autorisation pour pouvoir dire ce qui est propre aux humains.
Pierre Marcel MONTMORY
KATEB YACINE
- poète -
« Ce qui tue certains écrivains, chez nous, c’est qu’ils se font une idée aristocratique de ce qu’ils sont. Ils croient être des gens à part, qui vivent dans une tour d’ivoire ou en solitaires incompris, ou qui sont faits pour vivre dans une société qui les comprend, protégés par des mécènes et entourés d’une cour.
Ce n’est pas possible, surtout à notre époque.
Le monde entier est en révolution. Même un sourd ou un aveugle est obligé de le comprendre.
Ce n’est pas possible d’en rester là. Beaucoup ici l’ont compris, je crois, depuis notre révolution. Ce peuple qui passe devant eux tous les jours et qu’ils ne remarquent même pas, c’est ce peuple qui l’a faite, la révolution. Ils ont tendance à l’oublier en permanence.
Or ce peuple parle, ce peuple lit, ce peuple fait des trouvailles chaque jour et c’est lui qui fait la langue. Il faut revenir à une conception vivante de la culture. Le peuple est une force.
Venir au peuple, ce n’est pas descendre, c’est monter. »
Kateb Yacine
Il y a trente ans disparaissait celui qui a révélé le potentiel littéraire algérien au monde et renouvelé le théâtre populaire, s’adressant aux Algériens sans distinction d’âge ni de niveau d`instruction. Le romancier, dramaturge et metteur en scène Kateb Yacine s’est éteint un 28 octobre 1989 à l’âge de soixante ans.
Né en 1929 à Constantine, Kateb Yacine aura laissé une œuvre littéraire universelle, « Nedjma », publié en 1956 aux éditions françaises « Le seuil ». Ce roman qui va se propager en fragments sur toute l’œuvre théâtrale de son auteur, a fait l’objet de nombreuses thèses universitaires en Algérie et en France, jusqu’aux États-Unis et le Japon, entre autres.
C’est à la prison de Sétif, où il s’est retrouvé après les manifestations du 8 mai 1945, que le jeune Kateb Yacine a découvert l`oppression, la mort, le vrai visage de la colonisation et surtout son peuple, comme il le confiera lui-même.
Suite à cette expérience, traumatisante pour un adolescent de 16 ans, Kateb entame en 1946 l’écriture de son premier recueil de poésie « Soliloques ». « J’ai commencé à comprendre les gens qui étaient avec moi, les gens du peuple (…). Devant la mort, on se comprend, on se parle plus et mieux », écrira-t-il en préface.
Au lendemain de l’indépendance, Kateb Yacine se tourne vers le théâtre populaire, soucieux de s’adresser au peuple dans sa langue. « L`homme aux sandales de caoutchouc » est jouée, pour la première en 1971, au Théâtre national d`Alger. La pièce est le fruit d’une collaboration entre l’auteur, l’homme de théâtre Mustapha Kateb, et la troupe du « Théâtre de la mer » dirigée par Kaddour Naïmi.
Cette expérience donnera ensuite naissance à l’Action culturelle des travailleurs (Act).
Sous la direction de Kateb Yacine, la troupe sillonnera pendant près de dix ans villages et places publiques dans la région de Bel Abbas où elle a élu domicile pour faire découvrir le théâtre à ceux qui n`y ont pas accès: « On ne choisit pas son arme. La nôtre, c’est le théâtre », disait-il pour souligner son engagement politique et social.
Durant toute cette période, Kateb Yacine n’aura de cesse de modifier ses œuvres, jouant avec les personnages, pour mieux coller à l`actualité et aux préoccupations populaires.
Définitivement focalisé sur l’écriture dramaturgique, traduite vers l’arabe dialectal, ainsi que la mise en scène, Kateb Yacine produira « La guerre de deux mille ans », une œuvre universelle, inspirée du théâtre grec et qui a valu à la troupe une tournée de trois ans en France.
« A cette époque, Kateb était la coqueluche à Paris, ses pièces se jouant à guichet fermé tous les soirs », se souvient encore un des comédiens de l’Act, Ahcen Assous.
Selon le comédien, cette pièce évolutive « pouvait se jouer plusieurs jours de suite (…) et s’arrêter sur différentes stations importantes de l’histoire de l’humanité ».
En 1986, Kateb Yacine approche son idéal d’œuvre historique universelle en écrivant un extrait de pièce sur Nelson Mandela, puis « Le bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Manceau ». Cette dernière était une commande française pour marquer la célébration du bicentenaire de la révolution française.
Se réapproprier Kateb Yacine
Au théâtre comme dans la littérature et la poésie, l’œuvre de Kateb Yacine est « faite pour que la jeune génération se l’approprie, la revisite et la retravaille », estime l’historien de l’art et romancier Benamar Mediene, auteur de « Kateb Yacine, le cœur entre les dents ».
En fait, le dramaturge est « réfractaire » à la sacralisation de son œuvre, appuie ce compagnon de langue date de l’écrivain.
Depuis la disparition de Kateb Yacine, son œuvre dramaturgique n’a jamais cessé d’alimenter les planches algériennes. Des pièces ont été traduites vers Tamazight et l’Arabe littéraire, d’autres ont été montées en fragments, alors que sa touche en matière de mise en scène garde toute sa fraîcheur.
Cependant, en dehors de « Le cadavre encerclé » ou de « Les ancêtres redoublent de férocité », de nombreuses autres œuvres restent encore méconnues du public et rares encore sont les troupes qui consentent à s’attaquer à un texte de Kateb Yacine.
Au-delà de la recherche universitaire, le roman « Nedjma » a été adapté au théâtre par le metteur en scène et comédien Ahmed Benaïssa qui souhaitait « désacralisé ce roman, réputé inaccessible », alors qu’un collectif d’artistes, étudiants et universitaire ont entamé la traduction du roman vers l’arabe dialectal et son enregistrement en livre audio.
L’auteur de « Nedjma » a également laissé des interviews et des écrits où il expose sa vision de l’Algérie. Une Algérie progressiste qu’il a toujours souhaitée « défendre contre toutes les formes d’intégrisme », ainsi qu’il le soulignait dans sa dernière apparition dans les média à l’été 1989.
Une foule immense d’hommes et de femmes de tous âges a accompagné la dépouille de Kateb Yacine au cimetière d’El Alia d’Alger où il repose.
Scène de la pièce la Kahena aux Bouffes du Nord à Paris en 1974. Photo : Youcef Ait Mouloud
Témoignage par Youcef Aït Mouloud en hommage à Kateb Yacine, alias Si Amar.
La rencontre avec Kateb Yacine
J’ai rencontré Kateb Yacine par l’intermédiaire d’Abdela Bouzida en 1970, il venait de débarquer d’exil. Il avait conçu le projet de faire pénétrer le théâtre chez les travailleurs et les paysans. Il voulait un vrai théâtre qui s’adressait aux Algériens, avec la langue de tous les jours, de nos mères et de l’Algérie profonde, l’arabe dialectal et le tamazight. Grâce au concours d’Ali Zamoum, qui l’a mis en contact avec la jeune troupe de théâtre de la Mer, qui activait au sein de la formation professionnelle.
C’est ainsi qu’il m’a proposé de rejoindre l’équipe, afin de suivre le travail de création et traduire le texte en kabyle, celui qui allait devenir plus tard la célèbre pièce « Mohamed prends ta valise », ainsi que la version kabyle montée avec un groupe d’étudiants à Ben Aknoun pour la première fois dans l’histoire du théâtre amazigh ayant reçu le premier prix au festival universitaire de Carthage.
Mon premier contact a eu lieu à Kouba, au local du théâtre de la Mer. Au début, j’étais intimidé avant de le rencontrer, je m’attendais à voir un écrivain genre académique tel que représenté par les médias français.
A mon étonnement, je n’ai pas reconnu Kateb Yacine devant le groupe tellement il était effacé : ça aurait pu être, un maçon, un plombier ou un éboueur, avec sa tenue de bleu de Chine et ses sandales ; mais pas un personnage de renommée universelle.
Kateb Yacine et le problème identitaire
Ma première question fut la suivante et la dernière : L’Algérie est-elle arabe, son peuple alors ? On fait comme si l’histoire de l’Algérie s’arrêtait à l’arrivée des arabes. On fait comme si l’Algérie était à perpétuité arabe et musulmane. Or, cela est très grave, car avant de dire l’Algérie arabe, on a dit l’Algérie française aussi : or, il faut voir l’Algérie tout court.
Cette Algérie ne peut renoncer ni à sa langue, ni à son histoire. Elle ne peut s’accommoder du scandale qu’on connait beaucoup plus dans notre pays Jeanne d’arc que la Kahina. Il est temps que ceci cesse.
La Kahina pose donc beaucoup de problèmes, celui de la langue, de l’histoire, de la nation, de la femme…Nous avons posé ces problèmes et les hostilités ont commencé sous forme d’émissions radio, d’ailleurs lamentables.
Des émissions de théâtre qui essayaient de prendre à contre-pied ce que nous faisions et qui tentaient de présenter la Kahina sous la forme d’une espèce de sorcière, de meurtrière, d’ignorante, de monstre… Les choses ne sont pas claires, il ne faut pas que les Algériens soient séparés par de faux problèmes. Certains pensent que nous sommes anti-arabes. C’est un mythe. Ce terme lui-même a été tellement galvaudé qu’il recouvre des conceptions devenues douteuses.
Pendant trois heures, j’ai eu droit à un cours magistral sur l’histoire du Maghreb des peuples, et sur Ibn Khaldoum qu’il regrette qu’il ne soit pas étudié à l’école et à l’université, une façon à lui de tirer la sonnette d’alarme, pour que l’Algérie retrouve son algérianité, et éviter aux générations futures de ne pas avoir de repères de leur identité.
Je dirais revisiter Kateb Yacine est une urgence, et en particulier ses œuvres, et serait un salut pour l’avenir du théâtre, de la littérature et de la culture algérienne en général.
Ce n’est pas les textes de Kateb Yacine qui sont complexes, c’est l’Algérie elle-même qui l’est, depuis l’antiquité à nos jours. C’est cet amalgame de civilisations, qui a fécondé cette lucidité insaisissable qu’on retrouve dans le génie du peuple.
Il y a quelque chose de sacré, un lien ombilical, qui lie et divise le peuple algérien, sans vraiment le diviser. C’est cette équation qui fait que cette diversité pose un problème, alors qu’en réalité, ce n’est qu’un écran de fumé qui faut franchir pour être soit même, un Algérien tout simplement. C’est dans la simplicité de la vie et la limpidité de la nature que navigue Kateb
La fameuse équation on la trouve dans « Nedjma » dont la structure est basée sur la notion de temps-espace. Un aller-retour continuel : midi c’est minuit, minuit c’est midi. Le problème à résoudre pour Kateb Yacine est : comment classer les différents chapitres ? Où est le début et où est la fin ?
La solution était finalement dans le cadran de la montre. Voyager dans le temps et revenir à la même heure, l’éternel ressac de la mer.
Tout Algérien peut comprendre « Nedjma », s’il parle la langue de sa mère.
Ce sont les Français qui ont mystifié l’œuvre à travers des symboles car ils n’ont rien compris à l’Algérie : un tabou à casser pour les générations à venir.
Il nous parlait souvent de Faulkner, d’Ibn Khaldoum, de Joyce, d’Hemingway, de Si Mohand Ou Mhand qu’il comparait à Rimbaud ; de Jean Marie Serrault qui lui a fait découvrir le théâtre ; de ses compagnons d’exil : Issiakhem, Mohamed Zinet et Moh Saïd Ziad qui étaient d’ailleurs nos amis ; de Taous Amrouche ; de Jacqueline Arnaud, amie sincère qui le vénérait et venait souvent de Paris lui rendre visite.
Il nous parlait aussi de ses déboires sous le régime de Ben Bella et de la nomenklatura du pouvoir.
Son génie et sa force de caractère, il les puisait des contacts permanents avec l’Algérie profonde. Il aimait sentir l’odeur de la sueur de l’ouvrier et du paysan. Cette odeur le maintenait proche de la vérité et de la misère des gens.
Il détestait les mondanités, les salons feutrés, les intellectuels de salons, les faux douctours de la télévision. Il n’avait pas de temps à perdre avec la racaille éparpillée dans le système.
Il détestait également l’égocentrisme et le narcissisme ; le monde de la bourgeoisie lui donnait la nausée.
Dans la rue, il rasait les trottoirs ; il se faisait tout petit et s’abaissait au niveau du peuple dont il avait un profond respect. Il préférait l’écouter et lui poser des questions afin de comprendre ses souffrances et épouser sa douleur.
Le véritable écrivain est le peuple, il suffit de l’écouter et lui prêter sa plume.
Il disait que pour construire la démocratie, il fallait que l’Etat restitue la parole confisquée depuis l’indépendance et que les intellectuels arrachent la liberté d’être soi-même.
La révolution, il en a fait un devoir et une religion. La douleur des opprimés le hante et le ronge à chaque instant de sa vie. Sa vraie famille, sa tribu, était sa troupe dont les membres sont venus des quatre coins d’Algérie. C’était sa raison de vivre depuis son retour d’exil.
Décès et enterrement
Une année avant sa mort, on s’est revu au théâtre de Bel Abbès, on venait de commencer les répétitions de « La poudre d’intelligence », tout en lui expliquant, les raisons et le choix du décor, ainsi que les différentes phases de la mise en scène.
La seule intervention qu’il a faite, c’est d’intégrer une scène de 20mn qui ne figurait pas dans le texte officiel « La démystification des idoles ou la mise à nu du pouvoir ». Scène qui a été censurée dans la version filmée et diffusée par l’ENTV, seule pièce filmée du répertoire de la troupe, grâce aux évènements du 5 octobre 1988. Rien ne présageait qu’il était atteint d’une maladie incurable, et condamné à une mort certaine ; aucun signe ne trahissait sa force de caractère et sa douleur qu’il assumait avec dignité.
Le 29 octobre dans l’après-midi, ma femme m’a informé qu’Ali Zamoum a téléphoné pour nous informer du décès de Yacine à l’hôpital de Grenoble et il devait être rapatrié le lendemain, ainsi que la dépouille de son cousin Mustapha, le frère de Nedjma.
Deux jours avant son enterrement, des milliers de gens sont venus lui rendre un dernier hommage au centre familial de Ben Aknoun, sa dépouille est exposée au restaurant du centre, puis dans son humble bicoque d’une pièce-cuisine, pour sa famille, ses amis et ses compagnons de lutte.
Le 31 octobre, l’imam El Ghazali, sortit une fatwa de son génie enturbanné, que cette « lucidité » ne pouvait être enterrée en Algérie, terre d’Islam, sans que le pouvoir ne réagisse à ce dépassement inqualifiable. Le comble de l’ironie a atteint son paroxysme : au lieu d’un message de condoléances de la présidence de la république, ce fut une invitation du président Chadli Ben Djedid sollicitant la présence de Yacine aux festivités du 1er Novembre.
Kateb a préféré commémorer le 1er Novembre à sa manière au cimetière d’El Alia, avec les martyrs de la Révolution trahie.
Les Frères monuments, étaient présents, protocole oblige, se tenant à l’écart du peuple pour s’assurer que le spécimen algérien est bel et bien sous terre.
Des chants berbères et l’Internationale, entonnés par la foule à la gueule des barbes flen et cacique du pouvoir qui ont préféré par sécurité se placer à l’entrée du cimetière. Pour la première fois, le 1er Novembre a été fêté à sa juste valeur, les martyrs étaient de la fête grâce à l’un des leurs.
Plusieurs années après sa mort, sa tombe est restée un amas de terre anonyme. Il a fallu que les compagnons de Nedjma, chômeurs en majorité, se mobilisent pour ériger enfin une tombe plus ou moins décente, que les autorités ont voulu effacer de la mémoire collective. Hélas pour elles! Les étoiles ne s’éteignent jamais.
Youcef Aït Mouloud
L’enterrement de Kateb Yacine, ce jour-là…
Par Djaffar Benmesbah
Comme je me contente, aujourd’hui, du rejet du pouvoir algérien par son propre peuple, en guise de similitude, je prends de ma mémoire un événement : l’enterrement de Kateb Yacine. Ce jour-là, le pouvoir était mis à mal.
Autour du cercueil de Kateb Yacine se jouait par effet de prophétie, une fois encore, sa propre pièce : Le cadavre encerclé. Dans Nedjma, il insistait sur le mont Nador sous lequel il admirait Nedjma surgir du chaudron où elle prenait son bain, innocemment nue.
Ce mont de Tipaza fut secoué par un tremblement de terre au lendemain de sa mort. Il est mort un samedi 28 octobre 1989 et il fallut que son cousin, Mustapha Kateb, 1er directeur du Théâtre national algérien (TNA), décède le même jour, pour que la sœur de celui-ci, Nedjma, en ramenant sur Alger la dépouille de son frère, accompagne en même temps, celle de son éternel amoureux. Nedjma, de son vrai nom, Zouleikha. Elle avait aussi un prénom judéo-chrétien, Odette.
Le ministre de l’intérieur osa une parole, mal lui en prit ; à peine il prononça le nom de Kateb Yacine, la voix de Youcef Aït Mouloud (Mouloud Ait) debout derrière lui, le regard sévère, résonna tel un coup de feu : « votre présence dans sa demeure est une insulte à sa mémoire !!! » Le ministre tenta la sagesse du diable, rester calme les pieds sur du charbon ardent ! Mais Mouloud Aït n’était pas disposé au relax : » Fouttez le camp d’ici !!! » ; » Ya dyouba » (chacals). Malgré la manière seyante qu’eut un larbin pour le retenir, Mouloud posa sur lui un regard insistant en lui retirant la main de son bras. Le ministre crispa les yeux comme si une brusque migraine lui serrait les tempes tandis qu’un autre goût d’insultes lui venait du fond de la salle, celui de Zohra Djazouli.
« Charognards, videz les lieux, vous n’êtes pas les bienvenus ». Ce soir-là, elle était venue habillée comme simple femme au foyer, elle avait noué un léger foulard sur ses cheveux qu’elle avait roulé avec des épingles. Bouzbid, voulant la calmer, se pressa dans sa direction d’une courtoisie simulée ; étrange, pour un directeur général de la police nationale. Il la salue et voulut une bise, feignant une ancienne connaissance. Il avait tendu la joue dans le vide. Zohra s’était faufilée comme une ombre pour harceler le ministre de la culture. Puis, l’Internationale est déclenchée.
L’étonnement des ministres frisait le sinistre. Jamais ils n’auraient imaginé que de simples citoyens viendraient sous leur barbe et crier leur ras-le-bol. Ils avaient habitude du souffle courtisan des larbins comme un naturel des choses. Les usurpateurs ne s’embarrassent pas – c’est le moins qu’on puisse dire- de principes, de dignité et de vérités. Ils restaient toutefois dans un semblant de satisfaction codifiable. Ils se montraient aspirés par un joyeux déferlement d’énergie de toute une foule de jeunes qui manifestaient devant eux et criaient haut et fort leur détermination à défendre leur identité en rejetant d’entrain les iniquités de bases. Dans la litanie commune se répétaient conjointement la guerre d’Algérie, les insurgés du printemps de Prague, le mouvement berbère de 80, les enfants d’octobre, et puis des noms, Rosa Luxembourg, Che Guevara, Issiakhem, Nazim Hekmet, le duo Sacco-Vanzitti et surtout Kateb Yacine.
La hargne commençait à convulsionner les visages des ministres que le sourire narquois ne pouvait dissimuler. Et de notre côté, on se livrait d’une mesure sauvageonne, comme brûlés par une passion refoulée d’une longue aubade tumultueuse où les mots avaient tout leur sens. Des fois des insultes grossières fusaient, tant pis pour les ligues de vertus, tellement, toute notre contestation ce moment-là était légitime.
Comme des vautours, les ministres encerclaient un mort, « un cadavre politique » mais ils prenaient conscience que le mort était là, vivant. Alors, il fallait qu’ils partent, qu’ils s’enfuient, qu’ils se dérobent. Le mot « liberté » surgissait régulièrement et les harcelait à chacun de leurs pas, jusqu’à leur disparition en cortège bringuebalant de leurs berlines noires aux vitres fumées.
La veillée débuta entre camarades et finira entre camarades autour d’un cercueil orné de fleurs. Chants révolutionnaires dans les répertoires de Smail Habar, de Ferhat, Debza, Cheikh Imam, se succédaient dans le souci de perpétuer les vertus de la lutte. De temps à autre, des comédiens de talent surgissaient pour faire revivre un texte de Yacine.
Ils étaient tous là, du militant savourant l’anonymat à l’icône digne de la culture. Tous avaient d’une manière ou d’une autre participé au combat et avaient chacun un souvenir illustre planqué au champ d’honneur dans lequel reposait le poète.
Je suis sorti à l’extérieur avec deux camarades, poussé par une bouffée d’anxiété qui allait progressivement croître et m’envahir. Chaque fois, la porte s’ouvrait, chaque fois une émanation de lumière, de chaleur et de chants nous sautait aux visages.
Plus bas, sur la chaussée, un homme aux bras couvert de durillons était assis grignotant du pain. Son visage témoignait de la dureté de la vie. Les pommettes saillantes et les lèvres scellées, il me souriait à chaque fois que je le regardais. J’étais occupé à déchiffrer tous ces insignes mouvants, ces inscriptions et ces pressentiments mystérieux gravés sur son corps en tatouages, puis Mouloud Ait m’informe que c’était l’un des personnages de Yacine dans Nedjma. Toujours dans le réfectoire, le mendole aux accents inspirés du poète Ait Menguellet surinait l’air grave et doux de « Agu », une chanson que Kateb chérissait et dont il disait que si un jour elle serait comprise par le peuple, ça serait une vraie révolution. Et la chanson et reprise en cœur par l’ensemble comme un adieu qui s’échappe des âmes attendries, longtemps muettes.
Merzouk et moi avions dîné tristement en face l’un de l’autre sans parler. Merzouk Hamiane, mangeait vite et buvait à grand coup, puis s’arrêtait subitement et songeait. Il était très affairé pour jeter son bonnet par-dessus les moulins. Nous dormirons dans le pavillon du cinéaste Jean pierre Lledo, parmi d’autres camarades de la Troupe Debza, rivés les uns aux autres sur une couche proportionnellement étroite.
Au matin du 1er novembre, le centre grouillait de monde. Le peintre Aitou avait l’air si malheureux que le poète Djamel Amrani n’eut pas le courage de lui faire des reproches, il venait par étourderie de piétiner ses lunettes. Djamel ne laissait pas à la douleur le privilège de lui ôter son humour; il me dit, le visage caché de sa main en m’observant entre ses doigts ouverts » tiens, voilà Rachid Kassidy et Habilly le Kid qui arrivent » Il parlait des journalistes Rachid Kaci et Mohamed Habili.
Puis arrivait vers nous à pas lents, un peu maigrichonne, dégingandée par une foulure au pied, Khalida Messaoudi, la rousse à la taille sexy et aux cheveux courts avec quelques mèches de feu. C’était juste avant le temps où la circonscription d’El Biar se gaussait de sa candidature gauche et gauchisante et qui ne lui offrit que 7 voix sous l’égide de l’ANDI, parti de son lointain parent, l’honorable poète Mustapha Toumi, auteur de la chanson Soubhan Allah Ya ltif de M’Hamed Hadj El Anka.
Le centre vibre, quatre bus arrivent de Tizi-Ouzou et de Bejaia. Ils étaient nombreux à venir de Kabylie en un élément complémentaire qui allait assurer l’énergie nécessaire à la résistance. Résonne encore « γuri yiwen umeddakkel »de Ferhat Imazighen Imoula, sous le regard consolé, plein de découvertes de Hans -de son vrai prénom, Hans Mohamed Staline- le fils de Kateb Yacine, né d’une allemande, en Allemagne, là où a jalonné l’itinéraire du père. Mouloud Kacim Nait Belkacem, l’ancien ministre, fanatique de la langue arabe, tente une entrée dans le domicile de Kateb, des œillades complices s’échangent. Mouloud Aït refoule le dignitaire du régime sans ménagement, le poussant à des justifications stériles.
Au moment de la levée du corps, à l’intérieur du pavillon ne sont restés que la famille, les proches du défunt et ses amis de combat. L’internationale tonne au plus fort et à côté de moi, je vis Amazigh, le fils du poète, chanter le poing levé, avec toutes les peines du monde à retenir ses larmes. Il avait juste 17 ans.
Un Mazda transporte la dépouille et des centaines de militants donnent le maximum de cris sous le tempo d’un chef d’orchestre invisible à l’œil du mortel ; « Yacine Amazigh, Yacine communiste » fusaient comme pour entendre le diptyque qui forme l’armature théorique de la pensée berbéro-marxiste.
Les dizaines de voitures progressaient lentement sous la chaleur écrasante, d’à peine dix mètres par minute. Aux carrefours, les conducteurs de voitures extra cortège, émus, taisaient délibérément le répertoire d’injures qu’ils éclataient énergiquement dans des moments d’embouteillage. Le gouvernement actionne deux motards pour escorter le cortège, plus précisément, pour lui imposer un itinéraire.
On voulait nous incliner directement vers la route moutonnière comme des individus de sacs et de cordes qu’Alger ne saurait voir. Il n’en n’était pas question. Nous avions changé de direction au cortège et l’événement prenait un autre sens, celui de réhabiliter le 1er novembre, ne serait-ce que pour sa seule journée. Du champ de manœuvre, le cortège en klaxons, en slogans et en chants prend la rue Hassiba Benbouali, puis l’avenue du Colonel Amirouche. Arrivées devant le commissariat central de police toutes les voitures freinent, Tout le monde descend et tout le monde crie: YACINE AMAZIGH ! YACINE COMMUNISTE ! Face aux policiers éberlués, sommés pour une fois à la retenue.
À notre arrivée à la Glacière le pneu arrière de la Mazda éclate, en à peine 5 mn, Mouloud Nait, Amazigh, Ahcene Djouzi et Merzouk qui étaient à l’intérieur, changent de roue.
Dans le cimetière El Alia, les membres du gouvernement à leur tête Messaadia, l’ancien chef du Parti FLN, sont surpris par l’arrivée de cette foule désordonnée chantant à tue-tête l’Internationale et portant le corps de l’écrivain. Arrivée à leur niveau, la foule s’écria de la chanson de Ali Ideflawen « laissez-nous donc passer pourquoi nous craigniez-vous tant ? » Les membres du gouvernement se dispersent tels des reflets séniles, usés et souffrants de paraphasie. Un imam dépêché par un cousin du défunt tente un compromis, il insistait sur l’obligation de la prière, en revanche l’Internationale reprend. Kateb Yacine est inhumé sous l’œil larmoyant d’une autre revue allègre, suave et blessée, Matoub Lounes, cinq balles dans la peau et deux béquilles planquées sous le
aisselles.
Djaffar Benmesbah
Les funérailles de Kateb Yacine racontées par Assia Djebar
La leucémie qui se déclara en lui au printemps 89, au moment où Mammeri venait d'être emporté par un accident de voiture, ne lui laissa plus de relâche tout l'été. Il fut soigné à l'hôpital de Grenoble où il mourut le 28 octobre 89.
Il venait d'avoir soixante ans.
Tandis que Ali Zaamoum, son ami le plus proche, renonce aux solennités de l'enterrement pour l'évoquer seul, sans son village, le corps du poète, débarqué à l'aéroport, après le déroulement de maints discours, fut emmené dans le petit logement, à Ben Aknoun, qui lui avait servi de "pied-à-terre"
La troupe de comédiens de Sidi Bel Abbès, tous les autres amis algérois du poète décidèrent de faire de cette veillée funèbre une fête, un happening. On pleurait, on riait, on déclamait, on s'adressait au corps immobile qui, naturellement, tous en étaient sûrs, les entendait.
Le lendemain, ce furent les funérailles pour lesquelles une bonne partie de la ville se préparait, ainsi que le monde de la culture officielle pour qui se montrer était nécessaire, maintenant que la presse indépendante répercutait tous les événements.
Ceux qui avaient veillé autour de Kateb jusqu'à l'aube partirent les premiers dans le soleil d'automne, comme à une kermesse.
Le cercueil fut juché dans une camionnette qui démarra; un cortège bruyant de véhicules suivait. A mi-chemin, la camionnette tomba en panne. Commentaires ironiques des amis :
-Ainsi, c'est bien un de ses tours à Kateb, il maintiendra le suspense jusqu'au bout !
Dans la rue -on se trouvait encore à El Biar-, des jeunes gens, apprenant qu'il s'agissait du cercueil du grand poète, se proposèrent pour aider : ils insistèrent, c'était un honneur pour eux. La foule s'agglutina. Les jeunes changèrent de pneu, vérifièrent l'huile du moteur. Sur leur lancée, certains d'entre eux -ils étaient quatre- décidèrent de suivre le cortège et d'assister à l'enterrement.
Des comédiens, encore un peu éméchés, leur assurèrent qu'avec l'assentiment de Kateb (ils prétendaient avoir dialogué avec lui cette nuit même), ils allaient faire la fête au cimetière! Et tout ce monde de repartir dans un début de liesse.
La voiture funéraire parvint au cimetière d'El Alia alors que le groupe d'officiels, de rang ministériel, se trouvait déjà là. Face à eux, de l'autre côté, montaient en masse des groupe surtout de jeunes: plusieurs associations berbères, banderoles en tête, avec un portrait du poète et des inscriptions en alphabet tifnagh, arrivaient du fond dans une rumeur sourde.
Les jeunes filles, quelques femmes à l'allure populaire, la tête enturbannée de foulards colorés, étaient presque aussi nombreuses que les hommes. Un brouhaha, des piétinements derrière contribuèrent à calmer le groupe des comédiens qui s'approchaient comme vers une représentation. Ils stationnèrent sur le côté, soudain circonspects et méfiants : cette fois, on n'allait par leur faire la comédie de l'aéroport. (...)
Soudain, le soleil resplendit, comme s'il n'était pas d'automne, comme si l'aube allait s'immobiliser dans son scintillement. (...)
Le désordre s'atténue : "l'imam, l'imam!" chuchote-t-on quand apparaît un personnage assez vénérable qui prend place au premier rang, à côté du groupe officiel.
Tous veulent voir l'instant précis de l'inhumation. Mais après un moment d'hésitation (l'imam s'est placé, comme sur scène, les mains jointes, paumes ouvertes, prêt dans son rôle d'officiant religieux), sans doute parce que, à travers les rangs de la foule, le mot a couru : "l'imam, l'imam...pour la prière." D'un coup, les chants s'enfièvrent : les hymnes, du fond du cimetière par vague refluant jusqu'à la tombe, se croisent, se mêlent : en berbère, en arabe dialectal, en français.
Après un creux qui tangue, un suspens éclate alors, plus fort et plus ample que les autres, le chant de l'INTERNATIONALE. Le couplet fuse, un peu incertain, c'est la première fois dans un cimetière musulman. Au refrain, de multiples voix se joignent, et le chant empli l'espace : des étudiants sont tout joyeux, l'un lève le bras, l'autre brandit la photo de Yacine :
-J'y ai cru une seconde au miracle : Kateb entendait ce chant, son chant ! Au moment où le corps saisi par quatre amis allait s'enfoncer en terre, il a frémi une dernière fois grâce à ce chant ! Il a été heureux ! se souviendra l'un des jeunes témoins.
Les chants patriotiques ont repris d'un autre côté, on fait écourter L'International. Les officiels se sont figés de crainte, comme si la foule allait se débander...contre eux. (...)
La cérémonie des adieux continue. L'imam a tenté, au premier arrêt des choeurs et des chants, d'amorcer son discours mais c'est un ami du poète qui le devance, au nom d'Alger républicain. Il évoque, en dialecte et en français, en termes simples, la jeunesse de Yacine au journal; puis ses amitiés personnelles pendant les années de la guerre d'hier.
L'ami communiste a parlé un peu plus de cinq minutes : le public s'est tu, attentif. Aussitôt après, l'imam fait un pas et commence...en arabe classique.
Hurlements : mots violents contre la fausse majesté; "Trahison!" s'exclame un étudiant. Les chants berbères s'élèvent de toutes parts, cette fois pour couvrir le discours. Du fond, les premiers youyous des femmes vrillent, transpercent le vacarme. Et toujours, les premiers rayons de soleil en oblique auréolent le tableau. (...)
L'imam s'est tu; le visage calme, il dévisage à présent les premières rangées de la foule, ses composantes : là le carré des comédiens, là les étudiants des associations, ici les femmes, des enseignantes avec leurs élèves. Il remarque vite l'hétérogénéité : des notables (d'anciens militants vénérables qui veulent manifester une dernière fois leur estime au poète : le visage tendu, ils sont choqués que l'inhumation ne se passe pas dans la sérénité, ni la gravité nécessaire...Puis les ministres, les officiels en exercice, qui semblent mal à l'aise).
L'imam regarde la tombe ouverte où le corps a été placé; il se concentre sur le défunt, "une créature de Dieu, en cet instant, c'est tout!". Il commence des prières en lui-même pour le mort. Son oreille reste aux aguets : les clameurs vont s'épuiser, juge-t-il.
Pense-t-il encore : "Les clameurs des infidèles", "des inconscients, des enfants"? Son regard, ferme, reste fixé sur le fond de la tombe qui reçoit les rayons du soleil matinal. (...)
A peine les rumeurs et les imprécations mêlées ont-elles fléchi que l'imam, s'avançant à nouveau résolu, lance sa première phrase dans un dialecte vigoureux et clair :
-Ô amis du défunt, que Dieu l'ait en Sa sauvegarde, je vous demande, je vous le demande, mes frères, laissons, laissons ensemble Kateb Yacine se reposer.
L'attention se concentre devant la harangue qui ne joue plus que sur la corde de l'amitié et de la simple humanité. Cet écrivain, "ce grand écrivain" précise-t-il, a lutté toute sa vie, a travaillé toute sa vie: laissons-le, pour la première fois, se reposer", répète-t-il.
Une émotion saisit un groupe de femmes en foulard: l'une éclate en sanglots. Les jeunes se taisent : ainsi, Yacine est vraiment mort. A quoi cela sert d'en faire encore un sujet d'affrontements?
L'imam prononça sur le même ton deux ou trois phrases puis, conscients du répit obtenu, il se mit, d'une autre voix plus nasillarde, celle d'un ténor en concert, à lire la litanie coranique.
Vers la fin du texte sacré - débité de plus en plus vite, les notables n'osant reprendre en écho les versets-, quelques jeunes, au fond, transpercèrent à nouveau le silence rétabli de deux ou trois slogans rageurs : "Vive la berbérité!", "Vive l'Algérie libre!" reprit quelqu'un d'autre. Les noms de Kateb, de Yacine furent à nouveau lancés par des voix claires de femmes et leurs youyous, une dernière fois, éclatèrent en ultimes fusées d'un feu d'artifice.
Le soleil, toujours resplendissant, continuait d'aveugler les groupe qui, à regret, s'éloignaient. Autour de la tombe recouverte de Kateb, il fallut, les jours suivants, réparer les détériorations survenues sur la plupart des sépultures qui l'encerclaient.
Ce furent les dernières funérailles d'une Algérie tumultueuse, certes, mais n'ayant pas encore versé dans le fossé sans fond de la guerre ressuscitée.
In "Le blanc d'Algérie" de Assia Djebar, édition Albin Michel, 1995.
Les commentaires récents