La décision de l’Université Harvard de refuser une bourse de recherche à l’ancien directeur de Human Rights Watch (HRW) a suscité une vague d’indignation et d’inquiétude face à la restriction de la liberté académique lorsqu’il s’agit de critiquer la façon dont les Palestiniens sont traités par Israël.
Roth, qui a quitté l’ONG de défense des droits de l’homme l’année dernière, explique dans une interview à Middle East Eye que la décision du Carr Center for Human Rights Policy de la Harvard Kennedy School, qui, selon lui, est liée à sa critique d’Israël, « montre que [celle-ci] est encore très difficile à faire dans les grandes universités ».
« Cela met véritablement à mal les divers discours respectables, en particulier dans une faculté – la Kennedy School – qui prétend être fière d’une diversité de points de vue, sur la volonté d’aborder des sujets difficiles et de débattre. Et apparemment, c’est valable pour tout sauf Israël », regrette-t-il.
Roth confie à MEE que, bien qu’il ait été choqué par cette décision, sa principale inquiétude concerne les effets que cela pourrait avoir sur les universitaires moins connus ainsi que sur les Palestiniens dans les universités américaines.
« Cela met véritablement à mal les divers discours respectables, en particulier dans une faculté […] qui prétend être fière d’une diversité de points de vue, sur la volonté d’aborder des sujets difficiles et de débattre. Et apparemment, c’est valable pour tout sauf Israël »
- Kenneth Roth, ancien directeur général de HRW
« Personnellement, le fait qu’on m’ait refusé cette bourse ne va pas m’empêcher de parler. Mais je m’inquiète pour les jeunes universitaires qui observent ce triste épisode et en tirent la leçon que si vous critiquez Israël, vous pouvez être ostracisé, votre carrière peut être entravée », développe-t-il.
La décision a d’ores et déjà provoqué de vives réactions, des centaines de personnes appelant à la démission de Doug Elmendorf, doyen de la Kennedy School à Harvard, située à Cambridge (Massachusetts).
Dans une déclaration envoyée à Associated Press (AP), la Harvard Kennedy School assure que Doug Elmendorf « a décidé de ne pas octroyer cette bourse […] en se fondant sur une évaluation des contributions potentielles du candidat à la Kennedy School ».
Mais Kathryn Sikkink, professeure à la faculté, a rapporté à l’AP que lorsqu’elle est allée voir ce dernier pour avoir une explication, il l’a informée que la bourse de Roth ne serait pas approuvée « parce qu’ils considéraient HRW et Roth comme ayant un parti pris anti-israélien ».
Mardi, le collectif palestinien des anciens élèves de la Harvard Kennedy School, qui représente 45 anciens élèves palestiniens de la faculté, a publié une déclaration exigeant la démission d’Elmendorf et l’acceptation de Roth en tant que chercheur.
« Il est flagrant que la décision du doyen Elmendorf de refuser la nomination de Roth au Carr Center for Human Rights Policy est due à ses critiques des mauvais traitements infligés aux Palestiniens par Israël », indique le communiqué.
Le journal étudiant de Harvard, The Crimson, ainsi que le Boston Globe ont rapporté qu’une autre lettre de plus de 350 affiliés et coparrainée par plus d’une douzaine de groupes d’étudiants avait été envoyée au président de Harvard demandant également la destitution du doyen de la Kennedy School.
« Dans l’intérêt de la liberté académique à Harvard et des droits de l’homme dans le monde, le doyen Elmendorf doit démissionner et l’administration de la Harvard Kennedy School doit revenir sur cette décision et reconsidérer le fait d’accueillir Ken Roth en tant que chercheur invité pour l’année universitaire 2023-2024 », stipule la lettre ouverte, citée par The Crimson.
Middle East Eye a sollicité à plusieurs reprises une réaction de la Kennedy School, mais n’avait pas reçu de réponse au moment de la publication.
« Avez-vous des ennemis ? »
Kenneth Roth raconte qu’après avoir annoncé sa démission de HRW en avril 2022, le Carr Center for Human Rights Policy de la Kennedy School l’a contacté pour discuter de l’octroi d’une bourse.
Après quelques allers-retours, un accord de principe a été conclu et on lui a dit de remettre un CV avec une proposition de ce qu’il ferait pendant la période de bourse. Il avait prévu de travailler sur un livre qu’il écrit sur le temps qu’il a passé à HRW.
La proposition de bourse a ensuite été envoyée pour approbation au doyen de la Kennedy School, Doug Elmendorf, une étape du processus considérée comme une simple formalité par Roth et les membres du Carr Center.
Roth rapporte avoir eu le 12 juillet une réunion avec Elmendorf, qui a posé une question qui lui a semblé étrange : « Avez-vous des ennemis ? »
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« Cette question m’a semblé vraiment étrange parce qu’évidemment, on ne peut pas diriger Human Rights Watch sans se faire des ennemis à gauche et à droite. Et donc j’ai en quelque sorte balayé la question en expliquant que oui, j’ai été personnellement nommé comme ayant été sanctionné à la fois par le gouvernement chinois et le gouvernement russe », poursuit-il.
« Mais je pensais savoir ce qu’il voulait dire, alors j’ai ajouté : “et le gouvernement israélien n’est pas content de moi”. Nous n’avons pas épilogué là-dessus. Mais il se concentrait clairement sur Israël, comme il est ensuite devenu évident. »
Deux semaines plus tard, Roth relate que Kathryn Sikkink, professeure à la Kennedy School, lui a dit que la bourse lui était refusée en raison des critiques de HRW à l’égard d’Israël.
Roth est un virulent critique du gouvernement israélien, et c’est sous sa direction que HRW a publié son rapport 2021 qualifiant les pratiques d’Israël de forme d’apartheid.
Mais Israël n’a été qu’une cible parmi d’autres du défenseur des droits de l’homme, et HRW rend compte des questions relatives aux droits humains dans une centaine de pays.
La nouvelle du refus de la bourse de recherche a été rapportée initialement par The Nation la semaine dernière. Le journal signalait que plusieurs donateurs majeurs de la Kennedy School étaient également d’ardents partisans d’Israël.
« Nous ne savons pas avec certitude si Elmendorf a évoqué ma bourse avec [les donateurs] ou s’il a anticipé leur éventuelle réaction. Mais j’ai du mal à penser à une autre explication », déclare Roth.
« Parce que ce n’est pas comme si je n’étais pas qualifié pour la bourse et qu’Elmendorf n’était pas connu pour avoir des opinions bien arrêtées sur Israël – il n’a aucun dossier public à ce sujet. Je ne pense donc pas qu’il soit ici question d’animosité personnelle. »
Après les articles sur le refus de la bourse, plusieurs groupes pro-israéliens ont salué la nouvelle et Roth a également été visé par des allégations d’antisémitisme. Gerald Steinberg, fondateur de l’organisation NGO Monitor basée en Israël, a écrit sur Twitter que Roth utilisait « des racines juives (minces) comme un bouclier pour se défausser de sa responsabilité dans les 30 années de diabolisation d’Israël ».
« Dieu seul sait de quoi il parlait. Mon père était juif et a fui les nazis. Ma mère était juive. Je suis juif à 100 % », rétorque Kenneth Roth à MEE.
Le discours palestinien étouffé
L’incident de Harvard a suscité une conversation plus profonde pour savoir dans quelle mesure la critique d’Israël était autorisée sur les campus universitaires.
L’année dernière, l’activiste, philosophe et universitaire Cornel West a démissionné de la Harvard Divinity School, et dans sa lettre, il a cité la « déférence de l’institution envers les préjugés anti-palestiniens » comme l’une des raisons.
Laila el-Haddad, qui est originaire de Gaza et a fréquenté la Harvard Kennedy School en 2002, explique à MEE que le refus de Roth est l’un des nombreux incidents montrant un parti pris envers Israël, ainsi qu’un précédent troublant pour les universitaires palestiniens qui s’expriment contre Israël.
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« On a l’impression que c’est un peu la cerise sur le gâteau, et c’est en quelque sorte révélateur d’un climat anti-palestinien au sens large qu’on a vu se développer au fil des ans et qui a en quelque sorte bouclé la boucle sous la direction de ce doyen en particulier », dit-elle à MEE.
« C’est, je dirais, l’un des dangereux précédents qui ont déjà été établis dans le monde universitaire pour faire taire complètement toute voix sur la Palestine. »
Laila el-Haddad est l’une des organisatrices du collectif palestinien des anciens élèves de la Harvard Kennedy School, qui a rédigé la déclaration appelant à la destitution du doyen.
Roth dit comprendre le sentiment des affiliés palestiniens de Harvard, d’autant plus qu’il y a d’autres universitaires qui sont encore plus critiques envers Israël que lui.
« Je peux comprendre leurs sentiments parce que ce n’est pas comme si ma critique d’Israël était marginale. »
« Si les objections des donateurs, réelles ou anticipées, sont derrière ce refus, cela appauvrit le discours à la Kennedy School, et amène naturellement les Palestiniens, ou franchement quiconque est prêt à regarder la situation israélienne objectivement, à penser que leurs points de vue ne sont pas les bienvenus. »
Nancy Murray, une militante basée à Cambridge qui a fréquenté Harvard pour sa licence, espère que les étudiants continueront à faire pression pour obtenir des réponses de l’administration et que l’indignation se maintiendra et aboutira à un tournant pour la question de la répression de la critique d’Israël.
Cofondatrice de la Fondation pour la santé mentale de Gaza, elle note qu’au Massachusetts, la liberté d’expression est un droit d’une importance majeure.
Contrairement à des dizaines d’autres États américains, le Massachusetts n’a pas adopté de législation contre le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) après l’opposition de groupes d’activistes locaux.
« Je pense que c’est peut-être un tournant parce que la tendance qui se développe dans ce pays est vraiment visible, à savoir la censure et le silence en coulisses à tous les niveaux », déplore Nancy Murray.
« Si c’était dans une autre institution, je me dirais d’accord, cela va disparaître sans laisser de trace. Mais je pense qu’ici, les gens vont continuer à mettre la pression. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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