La réalisatrice jordanienne évoque pour Middle East Eye les raisons qui l’ont poussée à faire ce film sur la « catastrophe » palestinienne et l’énorme impact qu’a eu son récit des événements de 1948.
Le film dramatique de Darin Sallam diffusé sur Netflix raconte l’histoire d’une adolescente vivant la Nakba (MEE/Azad Essa)
Darin Sallam a l’impression d’avoir attendu toute sa vie pour faire ce film.
Cette Jordanienne d’origine palestinienne ne se souvient pas du moment où elle a entendu parler pour la première fois de Radieh, jeune palestinienne cachée dans une pièce par son père lorsqu’une milice sioniste a attaqué leur village pendant la Nakba en 1948.
Tout ce qu’elle sait, c’est que cette histoire, l’une des nombreuses histoires de la Nakba (catastrophe en arabe) – le nettoyage ethnique qu’ont subi des centaines de milliers de Palestiniens lors de la création du nouvel État d’Israël –, l’a poussée à raconter un jour au monde ce qui s’est passé en 1948.
En 2011, alors étudiante à l’école de cinéma du Red Sea Institute for Cinematic Arts (RSICA) à Aqaba (Jordanie), elle s’est retrouvée à écrire sur l’histoire de la petite fille qu’elle avait entendue de sa mère.
L’impulsion d’écrire le film lui est apparue comme un signe. Dans son résumé de huit pages de son projet de long métrage en 2011, elle a nommé la petite fille Farha.
« Farha signifie joie. Et la Palestine était la joie volée aux Palestiniens »
- Darin Sallam, réalisatrice
« Farha signifie joie. Et la Palestine était la joie volée aux Palestiniens. Je savais que c’était le film que je voulais faire sous forme de long métrage », a confié Darin Sallim (35 ans) à Middle East Eye lors d’une visite à New York en décembre pour promouvoir et discuter de son nouveau film, Farha, qui a trouvé un écho auprès des Palestiniens du monde entier.
Le film, actuellement diffusé sur Netflix (disponible pour le moment uniquement en arabe avec sous-titres anglais), est un drame historique basé sur l’histoire vraie d’une jeune Palestinienne séparée de son père et de sa famille élargie lorsque la Haganah, une milice sioniste, entre dans leur village après la partition britannique de la Palestine en 1948.
Farha (Karam Taher) est enfermée dans un cellier par son père (Ashraf Barhom), qui part rejoindre la résistance. Elle est ensuite abandonnée à elle-même au milieu de l’instabilité extraordinaire à l’extérieur de la maison.
Au fil des heures et des jours, Farha est coincée sans nourriture ni eau dans une pièce poussiéreuse avec peu d’air. Dehors, des vagues de coups de feu et d’explosions, des cris et des appels à l’aide vicient l’air ; l’adolescente est terrifiée mais aussi impuissante et seule.
Elle cherche de la nourriture, gratte à la porte, manque de s’étouffer avec l’eau aigre qu’elle extrait d’une bouteille contenant du fromage, de l’akkawi.
Plus tard, elle est témoin du massacre d’une famille palestinienne à travers les fissures de la porte. La caméra sort à peine du cellier, mais elle permet une visualisation fascinante, et déchirante.
L’effondrement des rêves de Farha alors que le village se vide et que les coups de feu s’estompent est dévastateur.
Depuis sa première au Festival international du film de Toronto en 2021, le film a reçu l’appui retentissant de cinéastes et de jurys du monde entier pour sa cinématographie et sa réalisation ; il a surtout reçu énormément d’amour de la part des Palestiniens pour sa représentation de la Nakba, considérée comme une rareté dans le cinéma international.
Farha a maintenant été projeté dans une quarantaine de festivals cinématographiques et a remporté plusieurs prix. Sallam dit qu’elle et son équipe sont ravies de cet accueil.
Le film a été une expérience émouvante parce que beaucoup de figurants étaient des réfugiés palestiniens du « camp de Gaza » (camp de Jerash) en Jordanie, qui sont l’incarnation vivante de la Nakba. Même la broderie du film a été faite par les femmes du camp.
La réalisatrice raconte qu’à certains moments, l’équipe a dû arrêter de filmer parce que les figurants pleuraient.
« La Nakba n’a jamais été montrée auparavant à travers les yeux d’une adolescente de 14 ans. Et vous ne pouvez pas ne pas compatir avec elle… Je ne voulais pas traiter Farha comme un numéro. Je voulais raconter son histoire. Je voulais la traiter comme un être humain, comme un enfant », explique Darin Sallam.
« Vous savez que les gens regardent le film – à Toronto ou à Londres – et puis ils imaginent que Farha est leur fille. C’est plus puissant comme ça. »
« C’est une révélation pour les spectateurs. Ils quittent le cinéma et cherchent ‘’Nakba’’ sur Google. C’est émouvant, ça touche le cœur des gens et pour moi, c’est pour ça qu’on fait des films. J’espère que le film vivra et sera transmis aux générations à venir », ajoute-t-elle.
Darin Sallam a touché une corde sensible. Plusieurs Palestiniens ont écrit que le film leur faisait penser aux expériences de leurs aînés dont l’avenir, comme celui de Farha, leur a été arraché sans aucune explication en 1948.
« Farha était ma grand-mère. Elle était toutes nos grands-mères jeunes, pleines d’espoir et ambitieuses, dont la vie a été brisée à cause de la Nakba. Chaque scène de Farha était un visuel des histoires orales qu’on nous raconte depuis des générations », rapporte à MEE Rifqa Falaneh, une militante américano-palestinienne.
« C’est un film sincère »
L’inclusion du film sur Netflix, le service international de streaming, a été condamnée par le gouvernement israélien.
Les observateurs ont noté que les menaces émises par des Israéliens d’annuler leurs abonnements à Netflix et de supprimer le financement des organisations culturelles qui projettent le film n’ont fait qu’éclairer l’engagement d’Israël à étouffer les discussions sur la Nakba et à nier le fait historique du nettoyage ethnique des Palestiniens.
Plusieurs responsables ont accusé la cinéaste d’avoir créé un « faux récit » sur Israël, soulignant spécifiquement la représentation du massacre d’une famille palestinienne dans le film.
Selon les historiens, la représentation était pourtant « tout à fait possible et crédible, et même modérée par rapport à d’autres récits », écrit Mondoweiss.
Darin Sallam a fait face avec fermeté aux attaques dont elle et son film ont été la cible, les qualifiant d’« organisées » et « coordonnées », mais elle est déterminée à ne pas laisser les sionistes détourner l’attention du message central de son œuvre : les Palestiniens ne seront pas réduits au silence.
« Quand on est Jordanien ou Arabe avec des racines palestiniennes, on grandit en écoutant beaucoup d’histoires sur la Palestine, la Nakba. Cela fait partie de notre identité. Cela fait partie de qui on est. Personnellement, j’ai aussi peur des lieux fermés. Et je pouvais m’identifier à elle. Je me vois aussi en elle. C’est une battante, c’est une rebelle, elle n’accepte jamais qu’on lui dise “non”, elle est ambitieuse, c’est moi. »
En septembre, le Royaume de Jordanie a choisi le film pour sa candidature officielle à la 95e cérémonie des Oscars dans la catégorie long métrage international pour 2023, suscitant l’espoir.
Mais Darin Sallam n’est pas intimidée par les nouvelles attentes qui pèsent sur ses épaules.
« Je suis croyante. C’est un film sincère. On a fait de notre mieux. On a dit la vérité et il n’y a donc rien à craindre. Chaque chose suit son propre chemin. Et quoi qu’il arrive, cela arrivera par la volonté de Dieu », conclut-elle avec un sourire.
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