[dropcap]L’[/dropcap]année 2022 est particulièrement marquée par le passé colonialiste de la France et, notamment, par le 60Pour ce qui est de la colonisation de l’Algérie, les choses sont encore plus complexes, car la mémoire de ce que l’on appelle la guerre d’Algérie (1954-1962) tend à occulter la réalité coloniale qui lui a pourtant donné naissance. Cette guerre de décolonisation recouvre de nombreuses réalités et, notamment, la très longue guerre de conquête commencée en 1830. Elle a duré dix-sept ans et s’est traduite par l’extermination d’un tiers de la population algérienne (Le Cour Grandmaison, 2005, p. 189). En 1840, Bugeaud (1784-1849), artisan de la « pacification », est nommé gouverneur général de l’Algérie et « l’occupation restreinte » prend fin pour une guerre totale d’une nature inédite. Les populations algériennes sont tenues pour des ennemies qui peuvent, et qui doivent, être anéanties. Leurs territoires sont considérés comme des objectifs militaires avec pour conséquence la destruction massive des villes, des villages et des cultures. Dès lors, des villageois, dont femmes et enfants, sont enfumés ou emmurés dans les grottes où ils tentent de résister aux « colonnes mobiles ». Plusieurs « enfumades » sont recensées, étalées sur une période totale de cinq ans. Ainsi, le 18 juin 1845, le colonel Pélissier, à la tête d’une colonne, fait disparaître une tribu arabe entière selon la technique de « l’enfumade ». Après de violents combats, une partie de la tribu défaite, avec femmes et enfants, se réfugie dans des grottes considérées imprenables : les grottes de Dahra dans les montagnes de l’Ouest algérien, entre Ténès et Mostaganem. Le colonel Pélissier ordonne alors de réunir des combustibles devant l’ouverture des grottes encerclées, et fait mettre le feu aux différents bûchers qui encerclent les cinq ouvertures. Il n’y aura aucun survivant.
C’est également en Algérie que, par la loi du 28 juin 1881, la troisième République créera un cadre législatif spécifique à travers le code dit « de l’indigénat ». Ce code sera, ensuite, étendu progressivement par décret à l’ensemble des colonies françaises dont l’Indochine, l’Afrique de l’Ouest et la Nouvelle-Calédonie. Une justice répressive « spéciale » soumettait alors « l’indigène » à l’arbitraire de l’administration coloniale, au mépris d’un principe fondamental du droit français : l’exigence d’une séparation des pouvoirs administratifs et judiciaires. Ainsi, par simple décision administrative, sans recours à la justice, des administrateurs européens pouvaient ordonner des sanctions : prison, amendes, travail forcé, voire déportation.
Ce code organisait également la dépossession continue des terres « indigènes » et favorisait le travail forcé avec pour objectif explicite de « civiliser » les indigènes. Le travail forcé se justifiait alors comme le meilleur moyen de développer ces « indigènes » considérés comme « engourdis dans une paresse millénaire ». Ce nouvel esclavagisme qui ne disait pas son nom, aurait donc eu pour seule finalité, un projet « éducatif et humanitaire ». Albert Sarraut, dans son ouvrage intitulé Grandeur et servitude coloniales indiquait : « L’indigène est sous-alimenté parce qu’il ne travaille pas, et il ne travaille pas parce qu’il est sous-alimenté », c’est donc pour permettre à ces populations de « s’acheminer vers une socialisation proprement humaine » qu’« il sera nécessaire de les mettre au travail, de force » (1931, p. 138). Cette « méthode d’éducation » nécessaire à la « mise en valeur humaine » peut être comprise à partir du texte intitulé Le travail obligatoire dans les colonies africaines publié par le juriste René Mercier cité par Costantini. Selon lui, la mise en valeur des colonies exige « la collaboration de l’indigène et, notamment, sous cette forme première qu’est l’apport de ses bras […] Mais […] on ne trouve souvent qu’une population indolente, apathique, réfractaire à tout effort physique. Un seul moyen apparaît capable, dans certain cas, de résoudre cette antinomie et de vaincre l’inertie des indigènes : l’emploi de la contrainte, le travail obligatoire. Son but immédiat est d’amener les indigènes, contre leur gré, sans doute, mais aussi dans leur intérêt bien compris, en même temps que dans celui de la colonie et de la puissance colonisatrice, à fournir l’effort nécessaire pour l’exécution des travaux d’intérêt général. Son but plus ou moins lointain, mais à ne point perdre de vue, est de hâter le jour où l’indigène, ayant compris son véritable intérêt, se pliera spontanément à la loi du travail » (2008, pp. 124-128).
La charge des représentations fabriquées au temps du colonial a du mal à disparaître de l’imaginaire collectif, ce d’autant plus que des textes scientifiques sont toujours en circulation. Dans son article intitulé Le syndrome nord-africain (1952), Frantz Fanon rendait compte de son expérience hospitalière auprès de patients colonisés. Il réalise d’abord que les médecins français semblaient vouloir ignorer la situation réelle vécue par ces patients Nord-Africains, alors même qu’ils ne parviennent pas à les soigner, ne comprenant pas leurs souffrances. Las de leurs plaintes récurrentes autour d’une « mort » qui s’immiscerait en eux, ces médecins, ne décelant aucune cause organique, décident alors qu’il s’agissait de « malades imaginaires ». Fanon contredit ce diagnostic qu’il dénonce comme étant nourri des préjugés de l’époque, omniprésents dans le corps médical. Refusant de réduire ces patients à des « êtres de mensonge », Fanon démontre comment leur souffrance est bien réelle. Il affirme que refuser de reconnaître l’humanité de l’autre le fait advenir à lui-même sa propre douleur. Certaines publications, nourries d’un racisme structurel, historique et politique (colonialisme, esclavage, nazisme), sont pourtant encore disponibles dans des revues psychiatriques prestigieuses, sans divulgation au lecteur de la présence des contenus racistes et pseudoscientifiques passés (Ben-Cheikh et al., 2021).
À l’heure du rapport Stora (2021) qui présente différentes préconisations à mettre en œuvre pour une possible réconciliation mémorielle entre la France et l’Algérie, il est important de se rappeler le niveau de complexité que représente un possible dialogue entre souffrance des colonisés et souffrance des colonisateurs, et celle de leurs descendants respectifs. Comment se raconter ce qui se trouve être de l’ordre de l’indicible pour ensuite le partager et peut-être, enfin, se pardonner ? Dans son très beau livre intitulé Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial (2022), Raphaëlle Branche rapporte le contenu de journaux intimes, conservés, de certains appelés, durant la guerre d’Algérie. Nous pouvons y lire « l’impensable et l’insoutenable » générateur de honte et de silence. Par exemple, la façon dont ils « brûlent, pillent, violent, tuent ou bien torturent tout le village en faisant passer un courant à haut voltage dans les couilles ou dans les grandes lèvres » (p. 223) ; « le récit de l’arrestation d’une femme et d’un enfant. La femme est battue, puis violée et exécutée sur ordre d’un lieutenant » (p. 224) ; ou encore des éléments factuels consignés sans émotion tels qu’ « un village de 2000 personnes rasé près de la frontière marocaine, un autre de 250 personnes près de Tebessa » (p. 231), etc. Ces mots posés sur le papier, pour marquer une participation agie ou spectatrice à la folie destructrice du temps T de l’insoutenable, ont été impossibles à dire dans les familles, durant toutes ces décennies. Pourront-ils désormais s’autoriser pour une réparation collective ?
Par ailleurs, la pauvreté était partout et ce, bien avant la guerre et les camps dits de « regroupements » dont Michel Rocard fait la description dans son rapport, préalablement censuré (2003). En effet, dès 1939, Albert Camus s’indigne lui, de ce qu’il nomme « l’effroyable misère » et la « souffrance indicible » dans laquelle vivait la population indigène,laissée sans soin et mourant de faim. Il témoigne d’un « dénuement » tel, qu’il ne leur restait plus que des « herbes et des racines » pour survivre à la faim. Il affirme avoir vu « des enfants en loques disputer à des chiens le contenu d’une poubelle », scène se répétant apparemment, chaque matin (2005, p. 29).
La colonisation n’est pas qu’une histoire de conquête, gagnée ou perdue. Elle n’est pas non plus qu’une histoire économique. Elle impacte les subjectivités prises dans un rapport dominant/dominé et humiliant/humilié, au plus profond des êtres. L’humanité est attaquée par la force de destruction qui a ravagé le sujet tout autant que le collectif, avec des transmissions brisées, tronquées, voire effacées. D’où l’intérêt de soutenir « la liberté d’esprit et le travail historique » devant permettre les « contre-feux nécessaires aux incendies de mémoires enflammées, surtout dans la jeunesse », tel que proposé par Stora (2021, p. 3). Il s’agit notamment d’offrir des lieux manquants pour tenter de faire, enfin, surgir une mémoire vivante et de laisser place à l’oubli et à l’inscription psychique.
Le 17 octobre 1961, une manifestation a eu lieu à Paris, dans le contexte d’une guerre avec l’Algérie. Elle a été organisée principalement par des étudiants et des intellectuels pour protester contre la guerre et exiger le retrait des troupes françaises d’Algérie. La marche a dégénéré en émeutes et en affrontements avec la police, qui ont fait plusieurs morts et des dizaines de blessés. Major-Prépa te propose d’en analyser les principaux aspects dans cet article !
Un contexte troublé
La guerre d’Algérie
La guerre d’Algérie (de 1954 à 1962) oppose la France aux partisans de l’indépendance de l’Algérie, le Front de libération nationale (FLN). Cette guerre est très meurtrière, et les milieux intellectuels de gauche ainsi que les étudiants s’y opposent très nettement, marquant leur opinion à travers divers écrits et essais. Comme Albert Camus, qui publie L’Appel pour une trêve civile en 1956, ou le Manifeste des 121, qui titre « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », signés conjointement par de nombreux intellectuels, dont Jean-Paul Sartre.
Ces productions renforcent le climat de mésentente. Une partie de la population est pour la présence française en Algérie, une autre réclame son départ et l’indépendance de la colonie.
Que s’est-il passé le 17 octobre 1961 ?
Une manifestation a eu lieu à Paris. Des milliers de personnes ont défilé dans les rues de la ville. Cela pour protester contre l’expulsion de plusieurs centaines de travailleurs immigrés algériens de la région parisienne.
La manifestation a été organisée par le FLN, qui lutte pour l’indépendance de l’Algérie. La manifestation a été réprimée de manière très violente par les forces de l’ordre et a entraîné la mort de plusieurs personnes. Des dizaines de milliers de personnes sont emprisonnées dans des centres de détention provisoires à la suite d’arrestations massives entre le 17 et le 24 octobre 1961.
Prémices de la manifestation
L’escalade des violences entre le FLN et la préfecture de police de Paris conduisent Maurice Papon, préfet de police à Paris, à durcir très largement sa politique anti-FLN. Dès le 5 septembre 1961, il fixe des quotas d’arrestation, de détention, voire de déportation en Algérie. Il appelle le FLN un « groupe de choc », coupable d’attentat. En effet, l’organisation est responsable de plusieurs attaques très sanglantes à l’été 1961, tuant au total treize policiers.
Les policiers parisiens deviennent alors extrêmement méfiants envers la population algérienne de Paris, se rendant coupables de violences outrepassant largement le cadre légal. Néanmoins, un cap est passé lors de la mise en place d’un couvre-feu dans les rues parisiennes le 5 octobre, qui concerne seulement les Algériens. Cet ordre concerne des citoyens français qui, selon la Constitution, ne peuvent pas être soumis à une quelconque discrimination que ce soit.
Ce couvre-feu est déclaré sous le prétexte d’éviter de nouvelles attaques. Le Comité fédéral du FLN se réunit le 10 octobre et décide de riposter. Deux manifestations sont organisées, les ouvriers algériens entrent en grève et les femmes seront appelées à protester devant les lieux d’enfermement des manifestants.
Cette manifestation devait concerner tous les Algériens de Paris et aucun ne devait manquer à l’appel. Sans quoi il s’exposait à de très graves sanctions. Ainsi, le FLN s’emploie à mobiliser les ressortissants de ce qui est encore un département français et n’hésite pas à user de la violence. La police de Paris, ne sachant pas quelle serait l’ampleur de la manifestation, ne mobilise pas plus d’hommes qu’à l’accoutumée. Elle les prépare toutefois avec l’ordre de rendre dix coups pour un coup donné. La police parisienne est également prête à en découdre avec ceux qu’elle considère comme les assassins de ses collègues, tués pendant les attaques.
La manifestation du 17 octobre 1961
Événements du pont de Neuilly
Dans ce contexte de tensions prégnantes, le 17 octobre 1961 s’annonce avec une certitude pour les deux camps : la manifestation sera le théâtre de terribles affrontements. Trois manifestations sont prévues, et la plus importante passe par le pont de Neuilly pour rejoindre l’Arc de Triomphe. L’itinéraire était connu des policiers, qui mettent en place un barrage sur le pont. Trois vagues successives d’Algériens défilent sur le pont ce soir-là. La première vague, composée de 1 000 personnes, permet à environ cinquante manifestants de franchir le pont.
La deuxième vague est plus dense, plus violente et est réprimée dans le sang par les forces de l’ordre, dépassées par le flot. Ce sont deux mille hommes qui viennent se jeter contre le barrage de police. Finalement, une troisième vague, dont les premières lignes sont composées de femmes et d’enfants, arrive moins d’un quart d’heure plus tard. Les policiers laissent passer femmes et enfants, avant d’ouvrir le feu sur la foule d’hommes. Deux morts et trois blessés graves sont à déplorer.
Quelques coups sont également tirés depuis le camp algérien, mais ne blessent personne. Quelque temps après, dans un véhicule appartenant à la police parisienne, on retrouve le corps tabassé d’un manifestant algérien. Lorsque le calme revient sur le pont, vers vingt-deux heures, on comptait déjà a minima une quinzaine de blessés par balle.
Le cortège des Boulevards
Deux autres cortèges sont prévus ce jour. L’un partant de la place de l’Opéra jusqu’à la place de la République et un autre empruntant le boulevard du Palais. Le premier entraîne la mort de deux hommes, dont l’un d’entre eux n’est pas manifestant et souhaitait simplement se rendre au cinéma.
Sur cet axe, un car rempli d’Algériens est entouré de manifestants et ne peut démarrer. Le chauffeur, souhaitant s’éloigner de l’endroit, tire un coup de feu en l’air afin de disperser les manifestants. Les forces de l’ordre, effrayées par ce coup et persuadées qu’il venait d’un manifestant, répondent par l’ouverture du feu. Certains témoignages rapportent que douze corps ont été aperçus, tandis que les rapports de police ne font état que de deux morts.
Le cortège du pont Saint-Michel
Le dernier cortège, composé selon les témoins de plusieurs milliers d’Algériens, présente l’événement le plus marquant de cette révolte. Le cortège, arrivé sur le pont Saint-Michel, dépasse de très loin la capacité de gestion des policiers, qui en viennent donc rapidement à la violence. Afin d’échapper à la bastonnade, un manifestant doit escalader la rambarde du pont, mais plusieurs policiers se précipitent sur lui et le tabassent afin de lui faire lâcher prise.
Son corps est repêché plus tard dans la Seine. L’homme s’est noyé, et les policiers affirment que l’état d’ébriété de l’homme est à l’origine de cette noyade. Si l’autopsie avère l’ébriété, rien n’explique les coups et blessures qui marquent son corps, si ce n’est la violence des policiers. D’autre part, si les manifestants s’en tiennent à l’ordre de ne pas ouvrir le feu, les policiers ne s’en privent en revanche pas. On dénombre trois blessés par balle.
Conséquences de la manifestation
Dégâts humains et matériels
Les manifestants étaient 20 000, peut-être 25 000, et les dégâts matériels sont en comparaison minimes. Le nombre de policiers blessés étant également dérisoire face au nombre de manifestants, alors même que les forces de l’ordre étaient en minorité numérique.
Il est possible que les manifestants se soient laissés frapper, probablement pour s’attirer la sympathie de l’opinion publique. Selon le témoignage de policiers présents ce jour, les colonnes étaient équilibrées, les membres du FLN défilaient sur les côtés, à l’avant et à l’arrière du cortège, afin d’encadrer les manifestants, de les empêcher de s’en prendre au matériel public et de maintenir le silence.
Une violence prégnante
Les violences policières sont largement présentes pendant cette manifestation. 337 Algériens sont évacués vers des hôpitaux. Des témoignages marquants racontent que certains policiers s’acharnent sur des manifestants qui ne manifestent aucune violence ou résistance.
Arrestations et détentions
On estime qu’environ 12 000 manifestants sont arrêtés à l’issue de la protestation. Sans pour autant que la police ne parvienne à arrêter les membres principaux du FLN qui étaient pourtant présents. Les conditions de détention sont particulièrement difficiles. 24 heures après leur arrivée dans les centres de détention (ou lieux aménagés comme tels), les manifestants n’avaient reçu ni eau ni nourriture.
Enfin, les blessés ne reçoivent pas de soins. Certains doivent être évacués d’urgence après des malaises dus aux produits détergents utilisés pour pallier les conditions sanitaires déplorables.
Idéologie ou vérité ?
Une historiographie difficile
La véracité des sources traitant de cet événement est difficile à établir, car les deux camps en opposition ont eu tout intérêt à falsifier les chiffres. Plusieurs historiens s’attachent à cette question, dont Jean-Luc Einaudi, dans son ouvrage La Bataille de Paris, le 17 octobre 1961 , paru en 1991. Les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster ont dit qu’il s’agissait du meilleur travail traitant de la question.
Néanmoins, Jean-Paul Brunet, un autre historien travaillant sur le sujet, trouve l’étude d’Einaudi largement maximaliste. Ce dernier compte en effet 200 à 300 morts durant la manifestation du 17 octobre 1961, tandis que Jean-Paul Brunet en recense 14.
Des meurtres dissimulés ?
Il ressort de cette manifestation de nombreuses légendes urbaines, avérées ou non, et notamment celle des Algériens jetés dans la Seine. Si la justice n’a pu affirmer avec certitude le contraire, on pense en revanche que les quelques témoignages de manifestants ayant observé des groupes de policiers jeter des cadavres d’Algériens dans la Seine afin de les dissimuler sont pour la plupart faux.
En effet, les cadavres retrouvés dans la Seine après le 17 octobre ne sont pas des personnes algériennes.
En outre, le 17 octobre, aucun cadavre n’est repêché dans la Seine, à l’exception du manifestant passé à tabac par la police sur le pont Saint-Michel. Néanmoins, le 19 octobre, l’Institut médico-légal de Paris examine 14 cadavres de personnes nord-africaines, mais on ne sait pas s’il s’agit de manifestants ou non. Reste à savoir si les chiffres n’ont pas été manipulés par la préfecture de police, et si d’autres cadavres n’ont pas été dissimulés par les forces de l’ordre.
Selon les écrits de House et MacMaster, le silence du gouvernement français autour de cette affaire pendant plusieurs dizaines d’années témoigne en soi d’une volonté de cacher et de faire silence autour d’un événement gênant.
Comme Janus, le dieu romain aux deux visages, le système financier algérien dissimule deux bombes à retardement aussi dangereuses l’une que l’autre pour l’avenir du pays : une masse de subventions en folie qui pèse déjà un bon quart du PIB, et un déficit budgétaire qui enfle tant et plus, proche du même poids.
Photomontage des manifestants exécutés ou condamnés à mort depuis le début du soulèvement iranien il y a quatre mois. De gauche à droite, de haut en bas : Mohsen Shekari (exécuté), Mohammad Mehdi Karami (exécuté), Majid Reza Rahnavard (exécuté), Seyed Mohammad Hosseini (exécuté), Shoeib Mirbaluchzehi Rigi, Ebrahim Narouyi, Kambiz Kharout, Mohammad Ghobadlu, Mansour Dahmardeh, Mehdi Bahman, Mohammad Boroughani, Saman Seydi, Arshia Takdastan, Manouchehr Mehman Navaz, Sahand Nourmohammad-Zadeh, Mahan Sadrat (Sedarat) Madani, Javad Rouhi, Saleh Mirhashemi, Saeed Yaghoubi, Mehdi Mohmmadifard, Hossein Mohammadi, Hamid Ghareh-Hassanlu, Majid Kazemi, Reza Aria
Ils sont 24. Ce sont tous des hommes. Ils ont entre 18 et 53 ans. Et ils ont été condamnés à mort par le régime iranien en raison de leur participation aux manifestations qui agitent le pays depuis quatre mois. Les chefs d’accusation retenus contre eux ? « Corruption sur terre » ou « guerre contre Dieu ». Quatre d’entre eux, Mohsen Shekari, Mohammad Mehdi Karami, Majid Reza et Seyed Mohammad Hosseini ont déjà été exécutés.
La révolte iranienne a surpris tout le monde, à commencer par le régime. Quatre mois après, celle-ci se poursuit sans toutefois réussir à provoquer des manifestations de masse. Dans un pays comme l’Iran, le simple fait que des mouvements de désobéissance civile aient lieu sans discontinuité depuis plusieurs mois est déjà, en soi, un événement de grande ampleur. C’est même le principal défi auquel est confrontée la République islamique depuis sa création il y a plus de quarante ans. Le régime répond avec la seule arme qu’il maîtrise encore : la répression. Au moins 481 personnes dont 64 mineurs et 35 femmes ont été tuées depuis le début du mouvement et plus de 15 000 personnes auraient été arrêtées.
Le guide suprême iranien s’est félicité de la réussite de cette stratégie répressive le 9 janvier, dans la ville religieuse de Qom. Dans son discours commémorant le soulèvement contre le chah d’Iran dans la même ville en 1978, l’ayatollah Khamenei a évoqué « l’échec » des États-Unis à « renverser la République islamique », considérant l’ennemi juré américain derrière le mouvement de protestation actuel.
Le régime a les moyens de tenir. L’appareil sécuritaire est puissant et globalement fidèle. Les ouvriers hésitent à rejoindre le mouvement compte tenu des répercussions que cela peut provoquer. Mais la rupture semble consommée entre un pouvoir gérontocratique et une population très jeune et très éduquée. « Le régime cherche à supprimer le mouvement de protestation par la violence, les arrestations massives et les exécutions. Cette répression a déjà fonctionné dans le passé, mais c’est une solution à court terme, car les problèmes de fond ne vont pas disparaître simplement en dispersant les manifestants », analyse Alex Vatanka, directeur du programme Iran au Middle East Institute.
Le Point de cette semaine a réussi un scoop : un long entretien du Président Macron avec l’un de ses éditorialiste, l’écrivain Kamel Daoud, auteur, notamment de « Meursault contre-enquête », un roman voulu comme une suite de « L’étranger » d’Albert Camus.
Dans ce long article, Kamel Daoud revient sur le voyage en Algérie, à Oran plus précisément, d’Emmanuel Macron où celui-ci avait invité quelques intellectuels qui, par leurs prises de position politique ou leur fonction n’étaient pas en mesure de contester la politique « mémorielle » de la France.
On rappelle que ce voyage a avait, entre autres, pour objectif d’effacer la désastreuse impression laissée en Algérie par les déclarations d’Emmanuel Macron qualifiant, dans le jour,al Le Monde, le régime algérien de « politico-militaire » et l’accusant d’entretenir « une rente mémorielle » pour maintenir sa légitimité. Les deux pays avaient alors été au bord de la rupture diplomatique.
Jusque là guidé par Bruno Roger-Petit, « conseiller mémoire » de l’Élysée, assez peu, c’est le moins que l’on puisse dire, arabophile, et qui s’était employé à ruiner toute tentative de rapprochement culturel entre les deux pays, Emmanuel Macron avait demandé à l’historie, Benjamin Stora de rédiger un rapport, assez diversement reçu, sur cette fameuse question mémorielle.
C’est autour de Benjamin Stora que se sont donc pressées des personnalités comme Jack Lang, Jean-Pierre Chevènement, Ghaleb Bencheikh, qui représentait la communauté musulmane française, en remplacement du recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, qui n’avait pas été agréé par les autorités algériennes, de crainte sans doute que sa présence ne soit perçue comme une caution de la communauté musulmane aux positions du gouvernement français. Le grand rabbin de France, Haïm Korsia, dont la présence annoncée avait soulevé quelques réactions hostiles avait préféré annuler sa visite au dernier moment, en raison d’un test opportun au Covid-19.
Le choix de s’entretenir avec Kamel Daoud n’est pas le fruit du hasard. Le prix Goncourt 2015 du premier roman a en effet toujours soutenu les thèses du pouvoir politique français à l’égard de « l’islamisme » et a soutenu la publication des caricatures de Charlie Hebdo.
La chèvre et le chou
Au cours de cet entretien, Emmanuel Macron a confié à Kamel Daoud sa perception des relations franco-algérienne et de la guerre d’Algérie.
D’entrée, le Président français fait part de son hésitation à se positionner sur la question algérienne : « Prendre la parole sur l’Algérie est potentiellement périlleux […] parce que c’est un sujet intime pour chacun. […] Et que parler de l’Algérie c’est à la fois parler à la France et parler de son histoire, parler aux Français qui ont été militaires ou appelés du contingent, parler à celles et ceux qui sont issus de l’immigration algérienne, parler aux binationaux, aux harkis, aux rapatriés et à leurs enfants et parler à l’Algérie d’aujourd’hui. Autant de mémoires qui ne sont pas synchronisées. »
On a du mal à comprendre en quoi il est difficile de reconnaître que la France a, pendant 130 ans, placé sous son joug un pays situé au-delà de la Méditerranée, s’est rendu coupable de discriminations, de tortures et d’exécutions sommaires, d’atrocités comme les enfumades de Sbehas et Dahra, sinon pour ne pas froisser les nostalgiques du colonialisme et les afficionados du suprémacisme blanc. A moins d’attribuer cette hésitation à une sorte de pleutrerie institutionnelle, liée à l’effroi de devoir assumer l’inqualifiable. « Ce n’est pas au président de la République de prétendre au bilan du colonialisme, par ailleurs déjà largement fait, mais cela participe justement de cette manière dont chacun joue cette symphonie, interprète l’Histoire, les faits, les récits. »
Une symphonie, les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata ? Et qu’y a t-il à interpréter dans les tortures préalables à la décolonisation ? Dans la communauté des Français d’origine algérienne, ces paroles sonnent comme un déni de la souffrance vécue par leurs parents, et dont ils portent encore aujourd’hui les stigmates. Un déni dans lequel le chef de l’État français persiste et signe : « Ce qui me frappe, y compris chez les générations qui n’ont jamais vécu le fait colonial, qui sont originaires de pays où la décolonisation s’est faite presque sans conflits, c’est que la guerre d’Algérie constitue une référence du traumatisme. »
C’est oublier que le traumatisme de la colonisation remonte à beaucoup plus loin : de la trahison des Français à l’égard de l’Émir Abdel Kader aux exactions de Bugeaud.
« Je me souviens par exemple » reprend Emmanuel Macron, « que, pendant la campagne présidentielle en 2017, lors d’un rassemblement à Toulon, après mon retour d’Algérie et mes déclarations sur la colonisation, la violence des militants d’extrême droite mais aussi de plusieurs personnes montrait combien ce sujet touche à une intimité qui fait mal maintenant, qui n’est pas seulement de l’ ordre de la mémoire ou de l’Histoire mais du vécu présent. […] Certes, il y a une volonté d’avancer de la part des Algériens et du président Tebboune, mais cette volonté algérienne, parallèle à ce qui s’accomplit en France, suit son propre chemin et son propre rythme. «
En d’autres termes, le candidat a le droit d’être courageux, et reconnaître les crimes de l’armée française, mais le Président se doit de ne froisser personne et de ménager la chèvre et le chou. Sauf qu’il est rare que le chou mange la chèvre…
Une stratégie d’évitement
Finalement, loin d’exprimer la volonté d’exposer les faits, clairement et sans tabou, le projet d’Emmanuel Macron relève d’une stratégie d’évitement.
« Lors de mon voyage en Algérie, cet été, j’ai évoqué, lors d’un discours à l’ambassade française, une histoire d’amour entre l’Algérie et la France. Pas entre colonisés et colonisateurs, comme certains ont voulu le comprendre pour relancer de vieilles et blessantes polémiques. […] D’où l’extrême prudence que j’ai à vous répondre. A chaque mot, on serait suspecté d’être d’un côté ou de l’autre. » plaide le Président français, en évitant soigneusement de reconnaître qu’il ne s’agit pas, pour que la vérité soit dite, de considérer qu’il s’agit de deux camps qui s’affrontent, avec des vécus différents. Il s’agit simplement d’exposer les faits, et les faits ne relèvent pas de la perception. Ils sont les faits. L’asservissement d’un peuple, le droit de vie et de mort exercé sur lui, le pillage des ressources, il n’est d’autres faits que ceux-là.
Mais Emmanuel Macron tient à entretenir l’idée que les événements liés à la colonisation souffriraient d’une ambiguïté narrative : « Je crois beaucoup à l’idée d’une commission d’historiens, à un travail d’histoire et d’historiographie commun, partagé, car il faut quand même des faits, de l’objectivité sur ce passé. Le récit scientifique qui en sortira peut servir de référence et conjurer les fantasmes. Ce rapport à la vérité va libérer des récits, des imaginaires, de l’appropriation, car je pense qu’il y a un immense potentiel narratif dans la relation. Ces histoires, entre la France et l’Algérie, ne se sont pas conjuguées avec les mêmes verbes, ne se sont pas écrites ensemble depuis 1962. Et la question est de savoir comment provoquer du récit commun et comment encourager son appropriation par les nouvelles générations. »
Créer une commission… « Quand on veut enterrer un problème, on crée une commission » persiflait Georges Clémenceau… Sauf qu’ici l’idée est de construire un récit qui, à défaut de refléter la réalité, serait tout du moins « acceptable ».
« Je ne demande pas pardon à l’Algérie«
« Je n’ai pas à demander pardon » se défend ensuite Emmanuel Macron, « ce n’est pas le sujet, le mot romprait tous les liens. Je ne demande pas pardon à l’Algérie et j’explique pourquoi. Le seul pardon collectif que j’ai demandé, c’est aux harkis. Parce qu’une parole avait été donnée par la République qu’elle avait trahie plusieurs fois. Celle de les protéger, de les accueillir. Là, oui. J’ai demandé pardon… »
Ce refus de la contrition a une double origine : d’une part la crainte d’avoir à régler d’éventuelles compensations financières, et d’autre part la volonté de ne pas froisser l’électorat et les élus de droite français sur lequel Macron cherche toujours à s’appuyer. On se souvient de la réaction de l’extrême droite à la visite d’Oran qui avait accusé le Président de s’être « fait humilier » par les Algériens.
C’est encore la politique interne qui guide le reste de l’entretien, où le Président français aborde pêle-même le voile, l’islamisme, le « séparatisme », et la francophonie, dans un Gloubi-boulga indigeste où on devine la patte de ses conseillers bureaucrates si éloignés des réalités de ce monde.
PARIS-MAGHREB. Tous les quinze jours, une histoire qui résonne d’un côté de la Méditerranée à l’autre. Aujourd’hui : les arrestations et intimidations de journalistes et les fermetures de médias en Algérie. La presse est muselée chaque jour davantage.
Journalistes incarcérés, médias fermés, harcèlements judiciaires et intimidations… C’est une reprise en main autoritaire de la presse que le pouvoir algérien opère depuis la fin du Hirak, ces manifestations massives qui réussirent en avril 2019 à pousser le président Abdelaziz Bouteflika à renoncer à se présenter à un cinquième mandat et à démissionner. Chaque événement provoque un entrefilet. Le tableau général est de plus en plus alarmant.
Dernière arrestation arbitraire en date, celle du journaliste Ihsane El Kadi. Le directeur de Radio M et du site d’information Maghreb Emergent a été placé en garde à vue le 24 décembre 2022, quelques jours après la publication d’articles critiques envers les autorités. Le 29 décembre, il était incarcéré à la prison d’El Harrach, à Alger.
Reporters sans Frontières (RSF), qui a dénoncé dans cette arrestation la volonté claire de museler les médias indépendants en Algérie, a saisi en urgence Irène Khan, la rapporteuse spéciale de l’ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression. « Les Nations unies doivent exiger la libération immédiate d’Ihsane El Kadi et l’abandon pur et simple de poursuites fallacieuses qui ne visent qu’à le réduire au silence », a affirmé l’ONG de défense de la liberté de la presse dans un communiqué.
L’appel du prix Nobel de la paix
Réunis par RSF, Dmitri Mouratov, le rédacteur en chef du quotidien russe « Novaïa Gazeta » et prix Nobel de la paix, et 15 autres directeurs de médias et responsables de rédactions ont appelé mardi 10 janvier à se mobiliser pour la libération d’Ihsane El Kadi et la levée des entraves placées contre les médias qu’il dirige, mis sous scellés le 25 décembre après avoir été perquisitionnés. L’Algérie se classe désormais à la 134e place sur 180 pays au classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2022.
Ihsane El Kadi est, entre autres, accusé d’avoir « utilisé des fonds reçus de l’intérieur et de l’extérieur du pays pour accomplir des actes susceptibles de porter atteinte à la sécurité de l’Etat, à l’unité nationale, à l’intégrité territoriale, aux intérêts de l’Algérie et à l’ordre public ». En mars, le journaliste avait déjà été accusé « d’appartenance à un groupe terroriste » pour ses liens présumés avec le militant du mouvement autonomiste kabyle Tahar Khouas, lui-même victime de la répression qui touche les voix dissidentes en Algérie.
L’ONG est catégorique : cette arrestation « est une nouvelle intensification des intimidations dont fait l’objet le journaliste, en violation de la Constitution algérienne qui consacre pourtant la liberté d’opinion ». Interpellations, convocations à la gendarmerie, procès sans cesse repoussé ou interrogatoires sans fin à la caserne Antar des services du renseignement algérien… « Ihsane El Kadi, qui dirige les derniers îlots de médias libres en Algérie, fait l’objet d’un harcèlement interminable qui vise à le faire taire. Ces pressions doivent cesser », affirme Khaled Drareni, le représentant de RSF en Afrique du Nord, lui-même incarcéré durant onze mois en 2020.
Tous terroristes
Ihsane El Kadi est loin d’être le seul à subir les foudres du pouvoir algérien. Le chef d’accusation d’« appartenance à un groupe terroriste » touche désormais de nombreux journalistes comme Saïd Boudour (Radio M) et Jamila Loukil (quotidien « Liberté ») plusieurs fois arrêtés et placés en détention préventive, le journaliste indépendant Hassan Bouras, condamné à deux de prison, Abdelkrim Zeghilèche (radio Sarbacane), en attente de jugement, ou encore Mohamed Mouloudj (« Liberté »), condamné lui aussi à deux ans de prison…
« Le régime assume désormais ouvertement le caractère dictatorial de l’Etat algérien », affirme Aïssa Rahmoune, le vice-président de la Ligue algérienne pour la Défense des Droits de l’Homme (LADDH).
« Grâce à la crise sanitaire de 2020, les autorités ont pu justifier les restrictions de l’usage de l’espace public et mettre ainsi un terme aux manifestations du Hirak. Aujourd’hui, avec la guerre en Ukraine, cet Etat producteur de gaz achète le silence de la communauté internationale, voire sa complicité. Il ne s’encombre plus d’aucune réserve, monte des affaires judiciaires contre les animateurs des mouvements sociaux, jette les journalistes en prison, ferme les titres de presse. »
Le nombre de médias diminue sans cesse. « Beaucoup de journaux régionaux ont disparu, affirme Aïssa Rahmoune, ainsi que de nombreux médias en ligne comme Casbah Tribune [fondé par Khaled Drareni]. La plupart des journaux algériens suiventdésormais la ligne du régime algérien. »
Pression publicitaire
Car la pression exercée sur les titres de presse indépendants est très lourde. Le 12 juillet 2022, pour la première fois en trente-deux ans d’existence, le quotidien « El Watan » était absent des kiosques en raison d’une grève de ses 130 salariés, qui n’avaient pas perçu leurs salaires depuis le mois de mars. « El Watan », longtemps dépendant des ressources publicitaires publiques, a été étouffé financièrement lorsqu’il en a été privé en septembre 2020.
L’Agence nationale d’Edition et de Publicité (ANEP), la régie qui détient le monopole de la distribution de publicité, a alors rompu de manière unilatérale le contrat signé avec le quotidien après la publication d’une enquête relative aux affaires des fils de l’ancien chef d’état-major, le général Ahmed Gaïd Salah (mort en 2019). Contraint de contracter un prêt bancaire, « El Watan » a creusé sa dette et risque, en cas de non-paiement de ses échéances, de voir ses comptes saisis par la justice,dont le manque d’indépendance est sans cesse dénoncé par les défenseurs des droits humains algériens.
Si le journal sort encore, c’est sous la menace permanente de cette épée de Damoclès d’une fermeture. « L’ANEP, en tant qu’administration centrale qui contrôle la distribution de la publicité, est une arme puissante d’encadrement de la presse, confirme le vice-président de la LADDH. Ajouté à la pression exercée par la police politique qui dicte ses éditoriaux aux journaux, c’est insupportable. »
Cible du président Tebboune
Le 14 avril 2022, c’est le quotidien « Liberté » qui a disparu des kiosques. Son conseil d’administration a décidé de liquider la société éditrice « pour des raisons économiques ». Alors même que le titre semblait aller mieux et espérait revenir à l’équilibre.
Beaucoup voient dans cette fermeture une autre raison : ce fleuron de la presse indépendante fondé en 1992, qui avait su faire face aux islamistes durant la « décennie noire » – au prix de l’assassinat de deux journalistes du titre – et aux pressions des années Bouteflika, n’aurait pas résisté au pouvoir actuel.
Le président Abdelmadjid Tebboune avait pris pour cible le quotidien, l’accusant de « jeter de l’huile sur le feu » après un dossier consacré aux pénuries alimentaires de base. Plusieurs journalistes avaient été mis en examen et placés sous contrôle judiciaire. Le fondateur et principal actionnaire de « Liberté », l’homme d’affaires Issad Rebrab, 78 ans, première fortune du pays, avait lui-même été emprisonné huit mois en 2019 pour des infractions fiscales et douanières qu’il a toujours contestées. Le chef d’entreprise avait alors adopté une réserve peu coutumière. Il a aujourd’hui fermé « Liberté ». L’appel lancé par des intellectuels, chercheurs, universitaires et artistes algériens, dont les écrivains Yasmina Khadra et Boualem Sansal, pour le convaincre de revenir sur sa décision est resté lettre morte.
Pour Aïssa Rahmoune, de la LADDH, « avec la fermeture en décembre de Radio M et Maghreb Emergent, le dernier îlot de presse libre a été muselé. Il ne reste plus de média indépendant en Algérie »
Par Céline Lussato Publié le 16 janvier 2023 à 12h3
Ses interprétations d’Esmeralda, de la reine de Saba ou d’Adeline dans Fanfan la Tulipe ont élevé au rang de sex-symbol l’actrice italienne Gina Lollobrigida, morte lundi à 95 ans, une beauté mythique qui regrettait de n’avoir jamais trouvé l’âme sœur.
Durant sa jeunesse, Enrico Macias a vu l'Algérie, son pays natal, frappé par la guerre. Une période difficile qu'il a vécue à côté de son cousin, un célèbre présentateur de télévision.
En novembre 1986 — dans le premier gouvernement de cohabitation, où Jacques Chirac a été nommé premier ministre par François Mitterrand —, le projet de loi Devaquet, qui introduit une sélection à l’entrée et à la sortie des universités, met des centaines de milliers de lycéens et d’étudiants dans la rue. La mobilisation va monter en puissance jusqu’au défilé historique du 4 décembre qui draine entre la Bastille et les Invalides près d’un million de personnes. Le 5 décembre, nouvelle manifestation. Les brigades de « voltigeurs » (policiers se déplaçant à moto, armés de longs bâtons inspirés des « bidules » de la guerre d’Algérie) ont été mobilisées et ratissent le Quartier latin jusque tard dans la nuit. La suite, la mort de Malik Oussekine, dans la nuit du 5 au 6 décembre, est connue. Le jeune étudiant franco-algérien qui rentrait chez lui est pris dans des affrontements et tabassé à mort lorsqu’il tente de se réfugier dans un immeuble. Ce qui en revanche est moins connu, sinon des militants des luttes contre les crimes racistes et les violences policières, c’est la mort, la même nuit, d’Abdelouahab Benyahia, dit Abdel, un autre jeune Français d’origine algérienne, dans un café de Pantin, tué à bout portant, alors qu’il tentait de s’interposer dans une bagarre, par un policier pleinement alcoolisé, en dehors de son service.
C’est autour de cette trame que se tisse le nouveau film de Rachid Bouchareb, Nos frangins, sorti en salle le 7 décembre, qu’il présente comme « une fiction inspirée de faits réels », et qui aligne, selon la formule convenue, « une partie des meilleurs acteurs du moment » : Reda Kateb (Mohamed, le frère aîné de Malik Oussekine), Lyna Khoudri (sa soeur Sarah), Raphaël Personnaz (Daniel Mattei, de l’Inspection générale de la police nationale), et Samir Guesmi (le père d’Abdel), etc. Une fiction inspirée de faits réels donc, qui prétend reconstituer les faits sur trois jours : un des éléments clef, c’est que la mort de Malik Oussekine est connue dès la nuit du 6 décembre, tandis que celle d’Abdel est volontairement dissimulée sur près de 48 heures, les autorités politiques redoutant des réactions violentes devant ce double meurtre. Le premier provoquera la démission immédiate du ministre Devaquet et le retrait de sa loi, le 8 décembre. En revanche, des trois voltigeurs incriminés, l’un sera simplement mis à la retraite et les deux autres condamnés, en janvier 1990, à deux et cinq ans de prison avec sursis pour « homicide involontaire ». Le deuxième homicide, il faudra l’engagement sans faille de la famille d’Abdel pour le faire reconnaître et juger. Ses parents et ses huit frères, avec le comité Justice pour Abdel, et leurs avocats — dont Jacques Vergès, puis Léon Forster —, parviendront à ce que les faits soient requalifiés en « homicide volontaire » et que son assassin soit condamné à sept ans de prison ferme par le tribunal de Bobigny en 1988.
Rachid Bouchareb connaît bien l’histoire de Malik Oussekine dont SOS racisme fit son étendard : « Je suis parti avec ce mouvement de SOS racisme, et l’espoir qu’on allait changer la société car on y croyait beaucoup », indique-t-il dans le dossier de presse du film (SOS racisme en est partenaire, aux côtés de la Licra, de la LDH, d’Amnesty International et du Mrap). Il va finement reconstituer son environnement familial et mettre l’accent sur les éléments témoignant de son « intégration ». Le frère de Malik est un brillant entrepreneur qui connaît ses droits et ne se laisse pas intimider par la police. Sa sœur est en couple avec un policier et ne se range pas dans la catégorie de ceux qui détestent les forces de l’ordre. Malik avait sur lui une bible (utilisée pour le présenter dans un premier temps comme un phalangiste libanais — la période est aussi aux attentats liés à la situation au Proche-Orient...), il voulait devenir prêtre. Pour lui, la fiction va chercher à coller au plus près des faits.
Mais en ce qui concerne Abdel, c’est autre chose. Le réalisateur se targue d’avoir fait, avec sa co-scénariste l’écrivaine Kaouther Adimi, des recherches approfondies auprès de témoins et d’archives. Il n’hésite pas à affirmer — toujours dans le dossier de presse - : « Le père d’Abdel obéit et croit à tout ce qu’on lui dit (il est blessé, interdiction de voir le corps) tandis que le frère de Malik n’écoute pas ce que lui dit l’inspecteur Mattei : il veut voir le corps sans se contenter de rester derrière la vitre. Ce sont deux générations différentes. Le père d’Abdel, interprété par Samir Guesmi, représente ceci : j’accepte la situation, j’accepte mon statut dans ce pays, je me fais le plus invisible possible. Je connais les risques qui peuvent m’arriver et je veux protéger ma famille. Il ne veut pas que ses fils aillent à l’affrontement car il sait qu’ils ne gagneront pas et que la justice, ce n’est pas pour eux. Ce n’est pas dit comme cela mais je peux le dire car j’ai grandi dans cette réalité à l’époque. » Il a même grandi à deux pas de la famille d’Abdel, dit-il en interview avec Léa Salamé sur France Inter le 1er décembre après qu’elle a jugé le film « puissant, engagé et très réussi ». Mais il n’a pas cherché à la contacter, hormis un coup de fil bref et énigmatique à l’un des frères, ni surtout à reconstituer les faits qui ont pourtant été documentés : notamment dans « Rengainez, on arrive ! Chroniques des luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires, contre la hagra policière et judiciaire, des années 1970 à aujourd’hui », de Mogniss H. Abdallah, (Libertalia, 2012), et dans le documentaire de 20 minutes, du même auteur, Abdel pour Mémoire, monté en 1988, la veille du procès à Bobigny, avec l’Agence IM’média, et le Comité Justice pour Abdel.
On y voit l’inverse de ce qu’il montre. Au lieu d’un père hagard, qui rase les murs, Monsieur Benyahia est en première ligne et sera de toutes les manifestations et réunions publiques. Avec son épouse et ses fils, soudés. Il est en tête de la marche silencieuse du 9 décembre, qui va de la cité des 4000 jusqu’aux Quatre-Chemins à Pantin, et rassemble deux mille personnes. Il est à celle du 10 décembre à Paris où les portraits d’Abdel et Malik sont alignés côte à côte. Il participe à un meeting décisif à La Courneuve, le 9 janvier, avec le soutien total de la Ville pour dénoncer un racisme structurel et l’impunité des violences policières qui sont le lot de la jeunesse des banlieues. C’est cette dynamique qui permettra d’obtenir l’une des premières condamnations à la prison ferme pour un crime policier. On a du mal à croire que Bouchareb l’ignore.
Il n’a pourtant pas lésiné sur l’utilisation de l’archive. Les images sont nombreuses et saisissantes des manifestations et de la violence de leur répression, des déclarations politiques et médiatiques du moment, dont celle très remarquée du ministre délégué à la Sécurité, Robert Pandraud, à propos de Malik Oussékine : « Si j’avais un fils sous dialyse, je l’empêcherais de faire le con dans la nuit. » Ou encore le témoignage édifiant de Paul Bayzelon, fonctionnaire au ministère des Finances, qui laisse le jeune homme entrer dans son immeuble pour le protéger et assiste à son lynchage.
L’abondance en est telle que certains plans de fiction ont parfois l’air de documents d’archives brouillant alors un peu plus le propos. De même, le parti-pris musical où des scènes de répression brutale sont rythmées par l’énergie électro de la Mano negra ou des Rita Mitsouko peut laisser dubitatif... Mais c’est cette représentation manichéenne d’une famille intégrée et éduquée, ayant réussi socialement, et d’une autre déclassée, soumise, apeurée qui heurte, d’autant plus qu’elle est contraire à la vérité. Il en ressort un film qui accumule les clichés et les caricatures, et reproduit une vision de classe et de surplomb.
Nos frangins a, en dépit de tout cela, été sélectionné pour représenter l’Algérie aux Oscars, et reçu un accueil médiatique enthousiaste qui reprend en chœur sans la vérifier, la thèse de « Deux bavures, deux assassinats. Le pouvoir ne veut pas de vague. Au frère de Malik, Mohamed (Reda Kateb) et à sa sœur Sarah (Lyna Khoudri), on tente aussi de maquiller les faits. Eux, contrairement au père d’Abdel, ne se laisseront pas endormir, exigeront la vérité, mèneront combat pour que justice soit faite et rendue. (Véronique Cauhapé, Le Monde, 7 décembre 2022). Comme si rendre compte de la mort d’Abdel Benyahia suffisait et que l’on pouvait mépriser son histoire. Au micro de Rebecca Manzoni, toujours sur France Inter, le 7 décembre, Reda Kateb affirmait pourtant : « On a une responsabilité quand on interprète une personne réelle. » Exactement...
Aussi ne s’étonnera-t-on pas que Nos frangins ait blessé la famille qui a rendu public un communiqué où elle cingle : « Alors certes, il s’agit d’une fiction cinématographique, mais le cinéma ne permet pas tout et n’importe quoi, surtout lorsqu’il s’agit de faits et de personnages réels cités en nom propre. » Et elle s’insurge contre les propos du réalisateur, qui prétend que la rencontre entre les deux familles « n’a pas existé » mais qu’il la suscite grâce à sa fiction. Alors que « différents membres des deux familles se sont bien rencontrés à plusieurs reprises » et que « dès nos premières manifs, nous avions une grande banderole qui disait « Abdel, Malik, plus jamais ça ! ».
Aussi demande-t-elle, pour rétablir la vérité, que Nos frangins soit précédé de la projection du documentaire Abdel pour Mémoire, que nul ne rappelle plus, ou a minima du communiqué. Ce qui a été fait, le 2 décembre, avant la sortie en salle, au cinéma L’Etoile de la Courneuve, où était également organisée une exposition, et dont a rendu compte l’Humanité, déclenchant la lutte du pot de terre contre le pot de fer.
C