[dropcap]L’[/dropcap]année 2022 est particulièrement marquée par le passé colonialiste de la France et, notamment, par le 60Pour ce qui est de la colonisation de l’Algérie, les choses sont encore plus complexes, car la mémoire de ce que l’on appelle la guerre d’Algérie (1954-1962) tend à occulter la réalité coloniale qui lui a pourtant donné naissance. Cette guerre de décolonisation recouvre de nombreuses réalités et, notamment, la très longue guerre de conquête commencée en 1830. Elle a duré dix-sept ans et s’est traduite par l’extermination d’un tiers de la population algérienne (Le Cour Grandmaison, 2005, p. 189). En 1840, Bugeaud (1784-1849), artisan de la « pacification », est nommé gouverneur général de l’Algérie et « l’occupation restreinte » prend fin pour une guerre totale d’une nature inédite. Les populations algériennes sont tenues pour des ennemies qui peuvent, et qui doivent, être anéanties. Leurs territoires sont considérés comme des objectifs militaires avec pour conséquence la destruction massive des villes, des villages et des cultures. Dès lors, des villageois, dont femmes et enfants, sont enfumés ou emmurés dans les grottes où ils tentent de résister aux « colonnes mobiles ». Plusieurs « enfumades » sont recensées, étalées sur une période totale de cinq ans. Ainsi, le 18 juin 1845, le colonel Pélissier, à la tête d’une colonne, fait disparaître une tribu arabe entière selon la technique de « l’enfumade ». Après de violents combats, une partie de la tribu défaite, avec femmes et enfants, se réfugie dans des grottes considérées imprenables : les grottes de Dahra dans les montagnes de l’Ouest algérien, entre Ténès et Mostaganem. Le colonel Pélissier ordonne alors de réunir des combustibles devant l’ouverture des grottes encerclées, et fait mettre le feu aux différents bûchers qui encerclent les cinq ouvertures. Il n’y aura aucun survivant.
C’est également en Algérie que, par la loi du 28 juin 1881, la troisième République créera un cadre législatif spécifique à travers le code dit « de l’indigénat ». Ce code sera, ensuite, étendu progressivement par décret à l’ensemble des colonies françaises dont l’Indochine, l’Afrique de l’Ouest et la Nouvelle-Calédonie. Une justice répressive « spéciale » soumettait alors « l’indigène » à l’arbitraire de l’administration coloniale, au mépris d’un principe fondamental du droit français : l’exigence d’une séparation des pouvoirs administratifs et judiciaires. Ainsi, par simple décision administrative, sans recours à la justice, des administrateurs européens pouvaient ordonner des sanctions : prison, amendes, travail forcé, voire déportation.
Ce code organisait également la dépossession continue des terres « indigènes » et favorisait le travail forcé avec pour objectif explicite de « civiliser » les indigènes. Le travail forcé se justifiait alors comme le meilleur moyen de développer ces « indigènes » considérés comme « engourdis dans une paresse millénaire ». Ce nouvel esclavagisme qui ne disait pas son nom, aurait donc eu pour seule finalité, un projet « éducatif et humanitaire ». Albert Sarraut, dans son ouvrage intitulé Grandeur et servitude coloniales indiquait : « L’indigène est sous-alimenté parce qu’il ne travaille pas, et il ne travaille pas parce qu’il est sous-alimenté », c’est donc pour permettre à ces populations de « s’acheminer vers une socialisation proprement humaine » qu’« il sera nécessaire de les mettre au travail, de force » (1931, p. 138). Cette « méthode d’éducation » nécessaire à la « mise en valeur humaine » peut être comprise à partir du texte intitulé Le travail obligatoire dans les colonies africaines publié par le juriste René Mercier cité par Costantini. Selon lui, la mise en valeur des colonies exige « la collaboration de l’indigène et, notamment, sous cette forme première qu’est l’apport de ses bras […] Mais […] on ne trouve souvent qu’une population indolente, apathique, réfractaire à tout effort physique. Un seul moyen apparaît capable, dans certain cas, de résoudre cette antinomie et de vaincre l’inertie des indigènes : l’emploi de la contrainte, le travail obligatoire. Son but immédiat est d’amener les indigènes, contre leur gré, sans doute, mais aussi dans leur intérêt bien compris, en même temps que dans celui de la colonie et de la puissance colonisatrice, à fournir l’effort nécessaire pour l’exécution des travaux d’intérêt général. Son but plus ou moins lointain, mais à ne point perdre de vue, est de hâter le jour où l’indigène, ayant compris son véritable intérêt, se pliera spontanément à la loi du travail » (2008, pp. 124-128).
La charge des représentations fabriquées au temps du colonial a du mal à disparaître de l’imaginaire collectif, ce d’autant plus que des textes scientifiques sont toujours en circulation. Dans son article intitulé Le syndrome nord-africain (1952), Frantz Fanon rendait compte de son expérience hospitalière auprès de patients colonisés. Il réalise d’abord que les médecins français semblaient vouloir ignorer la situation réelle vécue par ces patients Nord-Africains, alors même qu’ils ne parviennent pas à les soigner, ne comprenant pas leurs souffrances. Las de leurs plaintes récurrentes autour d’une « mort » qui s’immiscerait en eux, ces médecins, ne décelant aucune cause organique, décident alors qu’il s’agissait de « malades imaginaires ». Fanon contredit ce diagnostic qu’il dénonce comme étant nourri des préjugés de l’époque, omniprésents dans le corps médical. Refusant de réduire ces patients à des « êtres de mensonge », Fanon démontre comment leur souffrance est bien réelle. Il affirme que refuser de reconnaître l’humanité de l’autre le fait advenir à lui-même sa propre douleur. Certaines publications, nourries d’un racisme structurel, historique et politique (colonialisme, esclavage, nazisme), sont pourtant encore disponibles dans des revues psychiatriques prestigieuses, sans divulgation au lecteur de la présence des contenus racistes et pseudoscientifiques passés (Ben-Cheikh et al., 2021).
À l’heure du rapport Stora (2021) qui présente différentes préconisations à mettre en œuvre pour une possible réconciliation mémorielle entre la France et l’Algérie, il est important de se rappeler le niveau de complexité que représente un possible dialogue entre souffrance des colonisés et souffrance des colonisateurs, et celle de leurs descendants respectifs. Comment se raconter ce qui se trouve être de l’ordre de l’indicible pour ensuite le partager et peut-être, enfin, se pardonner ? Dans son très beau livre intitulé Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial (2022), Raphaëlle Branche rapporte le contenu de journaux intimes, conservés, de certains appelés, durant la guerre d’Algérie. Nous pouvons y lire « l’impensable et l’insoutenable » générateur de honte et de silence. Par exemple, la façon dont ils « brûlent, pillent, violent, tuent ou bien torturent tout le village en faisant passer un courant à haut voltage dans les couilles ou dans les grandes lèvres » (p. 223) ; « le récit de l’arrestation d’une femme et d’un enfant. La femme est battue, puis violée et exécutée sur ordre d’un lieutenant » (p. 224) ; ou encore des éléments factuels consignés sans émotion tels qu’ « un village de 2000 personnes rasé près de la frontière marocaine, un autre de 250 personnes près de Tebessa » (p. 231), etc. Ces mots posés sur le papier, pour marquer une participation agie ou spectatrice à la folie destructrice du temps T de l’insoutenable, ont été impossibles à dire dans les familles, durant toutes ces décennies. Pourront-ils désormais s’autoriser pour une réparation collective ?
Par ailleurs, la pauvreté était partout et ce, bien avant la guerre et les camps dits de « regroupements » dont Michel Rocard fait la description dans son rapport, préalablement censuré (2003). En effet, dès 1939, Albert Camus s’indigne lui, de ce qu’il nomme « l’effroyable misère » et la « souffrance indicible » dans laquelle vivait la population indigène, laissée sans soin et mourant de faim. Il témoigne d’un « dénuement » tel, qu’il ne leur restait plus que des « herbes et des racines » pour survivre à la faim. Il affirme avoir vu « des enfants en loques disputer à des chiens le contenu d’une poubelle », scène se répétant apparemment, chaque matin (2005, p. 29).
La colonisation n’est pas qu’une histoire de conquête, gagnée ou perdue. Elle n’est pas non plus qu’une histoire économique. Elle impacte les subjectivités prises dans un rapport dominant/dominé et humiliant/humilié, au plus profond des êtres. L’humanité est attaquée par la force de destruction qui a ravagé le sujet tout autant que le collectif, avec des transmissions brisées, tronquées, voire effacées. D’où l’intérêt de soutenir « la liberté d’esprit et le travail historique » devant permettre les « contre-feux nécessaires aux incendies de mémoires enflammées, surtout dans la jeunesse », tel que proposé par Stora (2021, p. 3). Il s’agit notamment d’offrir des lieux manquants pour tenter de faire, enfin, surgir une mémoire vivante et de laisser place à l’oubli et à l’inscription psychique.
Malika MANSOURI
Paris, le 10 avril 2022
https://revuelautre.com/editoriaux/la-colonisation-une-memoire-vive-au-centre-des-subjectivites-contemporaines/
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