PARIS-MAGHREB. Tous les quinze jours, une histoire qui résonne d’un côté de la Méditerranée à l’autre. Aujourd’hui : les arrestations et intimidations de journalistes et les fermetures de médias en Algérie. La presse est muselée chaque jour davantage.
Journalistes incarcérés, médias fermés, harcèlements judiciaires et intimidations… C’est une reprise en main autoritaire de la presse que le pouvoir algérien opère depuis la fin du Hirak, ces manifestations massives qui réussirent en avril 2019 à pousser le président Abdelaziz Bouteflika à renoncer à se présenter à un cinquième mandat et à démissionner. Chaque événement provoque un entrefilet. Le tableau général est de plus en plus alarmant.
Dernière arrestation arbitraire en date, celle du journaliste Ihsane El Kadi. Le directeur de Radio M et du site d’information Maghreb Emergent a été placé en garde à vue le 24 décembre 2022, quelques jours après la publication d’articles critiques envers les autorités. Le 29 décembre, il était incarcéré à la prison d’El Harrach, à Alger.
Reporters sans Frontières (RSF), qui a dénoncé dans cette arrestation la volonté claire de museler les médias indépendants en Algérie, a saisi en urgence Irène Khan, la rapporteuse spéciale de l’ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression. « Les Nations unies doivent exiger la libération immédiate d’Ihsane El Kadi et l’abandon pur et simple de poursuites fallacieuses qui ne visent qu’à le réduire au silence », a affirmé l’ONG de défense de la liberté de la presse dans un communiqué.
L’appel du prix Nobel de la paix
Réunis par RSF, Dmitri Mouratov, le rédacteur en chef du quotidien russe « Novaïa Gazeta » et prix Nobel de la paix, et 15 autres directeurs de médias et responsables de rédactions ont appelé mardi 10 janvier à se mobiliser pour la libération d’Ihsane El Kadi et la levée des entraves placées contre les médias qu’il dirige, mis sous scellés le 25 décembre après avoir été perquisitionnés. L’Algérie se classe désormais à la 134e place sur 180 pays au classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2022.
Ihsane El Kadi est, entre autres, accusé d’avoir « utilisé des fonds reçus de l’intérieur et de l’extérieur du pays pour accomplir des actes susceptibles de porter atteinte à la sécurité de l’Etat, à l’unité nationale, à l’intégrité territoriale, aux intérêts de l’Algérie et à l’ordre public ». En mars, le journaliste avait déjà été accusé « d’appartenance à un groupe terroriste » pour ses liens présumés avec le militant du mouvement autonomiste kabyle Tahar Khouas, lui-même victime de la répression qui touche les voix dissidentes en Algérie.
L’ONG est catégorique : cette arrestation « est une nouvelle intensification des intimidations dont fait l’objet le journaliste, en violation de la Constitution algérienne qui consacre pourtant la liberté d’opinion ». Interpellations, convocations à la gendarmerie, procès sans cesse repoussé ou interrogatoires sans fin à la caserne Antar des services du renseignement algérien… « Ihsane El Kadi, qui dirige les derniers îlots de médias libres en Algérie, fait l’objet d’un harcèlement interminable qui vise à le faire taire. Ces pressions doivent cesser », affirme Khaled Drareni, le représentant de RSF en Afrique du Nord, lui-même incarcéré durant onze mois en 2020.
Tous terroristes
Ihsane El Kadi est loin d’être le seul à subir les foudres du pouvoir algérien. Le chef d’accusation d’« appartenance à un groupe terroriste » touche désormais de nombreux journalistes comme Saïd Boudour (Radio M) et Jamila Loukil (quotidien « Liberté ») plusieurs fois arrêtés et placés en détention préventive, le journaliste indépendant Hassan Bouras, condamné à deux de prison, Abdelkrim Zeghilèche (radio Sarbacane), en attente de jugement, ou encore Mohamed Mouloudj (« Liberté »), condamné lui aussi à deux ans de prison…
« Le régime assume désormais ouvertement le caractère dictatorial de l’Etat algérien », affirme Aïssa Rahmoune, le vice-président de la Ligue algérienne pour la Défense des Droits de l’Homme (LADDH).
« Grâce à la crise sanitaire de 2020, les autorités ont pu justifier les restrictions de l’usage de l’espace public et mettre ainsi un terme aux manifestations du Hirak. Aujourd’hui, avec la guerre en Ukraine, cet Etat producteur de gaz achète le silence de la communauté internationale, voire sa complicité. Il ne s’encombre plus d’aucune réserve, monte des affaires judiciaires contre les animateurs des mouvements sociaux, jette les journalistes en prison, ferme les titres de presse. »
Le nombre de médias diminue sans cesse. « Beaucoup de journaux régionaux ont disparu, affirme Aïssa Rahmoune, ainsi que de nombreux médias en ligne comme Casbah Tribune [fondé par Khaled Drareni]. La plupart des journaux algériens suivent désormais la ligne du régime algérien. »
Pression publicitaire
Car la pression exercée sur les titres de presse indépendants est très lourde. Le 12 juillet 2022, pour la première fois en trente-deux ans d’existence, le quotidien « El Watan » était absent des kiosques en raison d’une grève de ses 130 salariés, qui n’avaient pas perçu leurs salaires depuis le mois de mars. « El Watan », longtemps dépendant des ressources publicitaires publiques, a été étouffé financièrement lorsqu’il en a été privé en septembre 2020.
L’Agence nationale d’Edition et de Publicité (ANEP), la régie qui détient le monopole de la distribution de publicité, a alors rompu de manière unilatérale le contrat signé avec le quotidien après la publication d’une enquête relative aux affaires des fils de l’ancien chef d’état-major, le général Ahmed Gaïd Salah (mort en 2019). Contraint de contracter un prêt bancaire, « El Watan » a creusé sa dette et risque, en cas de non-paiement de ses échéances, de voir ses comptes saisis par la justice, dont le manque d’indépendance est sans cesse dénoncé par les défenseurs des droits humains algériens.
Si le journal sort encore, c’est sous la menace permanente de cette épée de Damoclès d’une fermeture. « L’ANEP, en tant qu’administration centrale qui contrôle la distribution de la publicité, est une arme puissante d’encadrement de la presse, confirme le vice-président de la LADDH. Ajouté à la pression exercée par la police politique qui dicte ses éditoriaux aux journaux, c’est insupportable. »
Cible du président Tebboune
Le 14 avril 2022, c’est le quotidien « Liberté » qui a disparu des kiosques. Son conseil d’administration a décidé de liquider la société éditrice « pour des raisons économiques ». Alors même que le titre semblait aller mieux et espérait revenir à l’équilibre.
Beaucoup voient dans cette fermeture une autre raison : ce fleuron de la presse indépendante fondé en 1992, qui avait su faire face aux islamistes durant la « décennie noire » – au prix de l’assassinat de deux journalistes du titre – et aux pressions des années Bouteflika, n’aurait pas résisté au pouvoir actuel.
Le président Abdelmadjid Tebboune avait pris pour cible le quotidien, l’accusant de « jeter de l’huile sur le feu » après un dossier consacré aux pénuries alimentaires de base. Plusieurs journalistes avaient été mis en examen et placés sous contrôle judiciaire. Le fondateur et principal actionnaire de « Liberté », l’homme d’affaires Issad Rebrab, 78 ans, première fortune du pays, avait lui-même été emprisonné huit mois en 2019 pour des infractions fiscales et douanières qu’il a toujours contestées. Le chef d’entreprise avait alors adopté une réserve peu coutumière. Il a aujourd’hui fermé « Liberté ». L’appel lancé par des intellectuels, chercheurs, universitaires et artistes algériens, dont les écrivains Yasmina Khadra et Boualem Sansal, pour le convaincre de revenir sur sa décision est resté lettre morte.
Pour Aïssa Rahmoune, de la LADDH, « avec la fermeture en décembre de Radio M et Maghreb Emergent, le dernier îlot de presse libre a été muselé. Il ne reste plus de média indépendant en Algérie »
Par Céline Lussato
Publié le 16 janvier 2023 à 12h3
https://www.nouvelobs.com/monde/20230116.OBS68363/en-algerie-la-liberte-de-la-presse-peu-a-peu-etouffee.html
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