En 1881, le quotidien « le Gaulois » envoie Guy de Maupassant couvrir un soulèvement anti-Français qui agite l’Algérie. Pendant plusieurs mois, ses « Lettres d’Afrique » dénonceront la colonisation.
Le 12 juillet 1881, Maupassant embarque pour Alger à bord de l’« Abd-el-Kader », un paquebot en fer flambant neuf, qui, prouesse de l’âge industriel, fait la traversée en vingt-huit heures seulement. Il est accompagné par son ami, le journaliste Harry Alis, qui trouvera la mort au cours d’un duel en 1895. La découverte de l’Algérie est pour l’auteur de « Boule de suif » une révélation. La baie d’Alger lui rappelle le golfe de Naples : « On regarde extasié cette cascade éclatante de maisons dégringolant les unes sur les autres du haut de la montagne jusqu’à la mer. On dirait une écume de torrent, une écume d’une blancheur folle et, de place en place, comme un bouillonnement plus gros, une mosquée éclatante luit sous le soleil. »
Loin de reprendre la propagande colonialiste en vigueur dans les années 1880, Maupassant va dénoncer avec une grande audace les excès de la colonisation, d’autant que le pseudonyme sous lequel il s’abrite parfois (« un colon ») l’autorise à aller très loin dans la critique. Ainsi, dans son premier billet, il écrit :
« Quels sont ces administrateurs ? Des colons ? Des gens élevés dans le pays, au courant de tous ses besoins ? Nullement ! Ce sont simplement les petits jeunes gens venus de Paris à la suite du vice-roi : les ratés de toutes les professions, ceux qui s’intitulent les ATTACHÉS des grandes administrations. Or, cette classe d’ATTACHÉS, ou plutôt de déclassés ignorants et nuls, est pire ici que partout ailleurs. On ne nous expédie que les tarés. »
Et c’est bien l’esprit de la colonisation qu’il dénonce comme un projet voué à l’échec : « Dès les premiers pas, on est saisi, gêné par la sensation du progrès mal appliqué à ce pays […]. C’est nous qui avons l’air de barbares au milieu de ces barbares, brutes il est vrai, mais qui sont chez eux, et à qui les siècles ont appris des coutumes dont nous semblons n’avoir pas encore compris le sens. […] Nos mœurs imposées, nos maisons parisiennes, nos usages choquent sur ce sol comme des fautes grossières d’art, de sagesse et de compréhension. Tout ce que nous faisons semble un contresens, un défi à ce pays, non pas tant à ses habitants premiers qu’à la terre elle-même. »
Reporter méticuleux, il décrit avec un luxe de détails les erreurs des Français ayant conduit à cette révolte qu’il est venu couvrir : « Un particulier quelconque quittant la France va demander au bureau chargé de la répartition des terrains une concession en Algérie. On lui présente un chapeau avec des papiers dedans et il tire un numéro correspondant à un lot de terre. Ce lot désormais lui appartient. Il part, il trouve là-bas toute une famille installée sur la concession qu’on lui a désignée ; cette famille a défriché […]. Elle ne possède rien d’autre. L’étranger l’expulse. Elle s’en va résignée puisque c’est la loi française. Mais ces gens, sans ressources désormais, gagnent le désert et deviennent des révoltés. […] En somme, tout se borne à une guerre de maraudeurs et de pillards AFFAMÉS. Ils sont peu nombreux, mais hardis et désespérés comme des hommes poussés à bout. Mais comme le fanatisme s’en mêle, comme les marabouts travaillent sans repos la population, comme le Gouvernement français semble accumuler les âneries, il se peut que cette simple révolte, insurrection religieuse avortée, devienne enfin une guerre générale que nous devrons surtout à notre impéritie et à notre imprévoyance. » Belle clairvoyance…
Pourtant, l’écrivain n’est pas plus tendre avec ce qu’il croit déceler de « l’âme arabe » : sur l’administration de la justice par exemple, il écrit : « Ils apportent des réclamations invraisemblables, car nul peuple n’est chicanier, querelleur, plaideur et vindicatif comme le peuple arabe. […] Chaque partie amène un nombre fantastique de faux témoins qui jurent sur les cendres de leurs pères et mères et affirment sous serment les mensonges les plus effrontés. »
Amour des sens
Mais Maupassant en Algérie ce sont aussi des descriptions sensuelles, des récits sexuels et débordants chauffés au soleil de ce Sud qu’il découvre, antidote à ses mélancolies noires de maniaco-dépressif. « Entendons-nous bien. Je ne sais si ce que vous appelez l’amour du cœur, l’amour des âmes, si l’idéalisme sentimental, le platonisme enfin, peut exister sous ce ciel ; j’en doute même. Mais l’autre amour, celui des sens, qui a du bon, et beaucoup de bon, est véritablement terrible en ce climat. La chaleur, cette constante brûlure de l’air qui vous enfièvre, ces souffles suffocants du Sud, ces marées de feu venues du grand désert si proche, ce lourd sirocco, plus ravageant, plus desséchant que la flamme, ce perpétuel incendie d’un continent tout entier brûlé jusqu’aux pierres par un énorme et dévorant soleil, embrasent le sang, affolent la chair, embestialisent. »
En Algérie, Bel Ami débride sa nature, aime les femmes, fréquente les bordels, parcourt les déserts. Ses villes l’envoûtent, ainsi Constantine : « Et voici Constantine, la cité phénomène, Constantine l’étrange, gardée, comme par un serpent qui se roulerait à ses pieds, par le Roumel, le fantastique Roumel, fleuve de poème qu’on croirait rêvé par Dante, fleuve d’enfer coulant au fond d’un abîme rouge comme si les flammes éternelles l’avaient brûlé. […] La cité, disent les Arabes, a l’air d’un burnous étendu. Ils l’appellent Belad-el-Haoua, la cité de l’air, la cité du ravin, la cité des passions. Elle domine des vallées admirables pleines de ruines romaines, d’aqueducs aux arcades géantes, pleines aussi d’une merveilleuse végétation. »
Quant aux paysages désertiques, ils apaisent les angoisses de l’écrivain : « Et si vous saviez comme on est loin, loin du monde, loin de la vie, loin de tout, sous cette petite tente basse qui laisse voir, par ses trous, les étoiles et, par ses bords relevés, l’immense pays du sable aride ! Elle est monotone, toujours pareille, toujours calcinée et morte, cette terre ; et, là, pourtant on ne désire rien, on ne regrette rien, on n’aspire à rien. Ce paysage calme, ruisselant de lumière et désolé, suffit à l’œil, suffit à la pensée, satisfait les sens et le rêve, parce qu’il est complet, absolu, et qu’on ne pourrait le concevoir autrement. »
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