Sorti mercredi dernier, « Tirailleurs », le film de Mathieu Vadepied avec Omar Sy, met en lumière le sacrifice imposé à ces combattants noirs issus des colonies françaises durant la Première Guerre mondiale. « L’Obs » revient en cinq points sur leur histoire méconnue.
À l’occasion de la sortie de « Tirailleurs », cinq éclairages pour mieux comprendre le douloureux destin des soldats noirs de la Grande Guerre.
1. La France est la seule puissance coloniale à avoir envoyé des combattants « indigènes » dans les tranchées
Créé sous le Second Empire, le corps des tirailleurs sénégalais a d’abord joué un rôle majeur dans la constitution de l’Empire colonial français. À partir des années 1860, ces supplétifs de l’armée française participent à la conquête puis la « pacification » des territoires qui vont constituer l’Afrique-Occidentale française (AOF) et l’Afrique-Équatoriale française (AEF), puis de Madagascar et du Maroc. Ils combattent alors d’autres Africains. Mais à la veille de la Première Guerre mondiale, l’idée que des Noirs puissent affronter des Européens reste taboue : « races inférieures » et « supérieures » ne sauraient se mêler sur un champ de bataille.
Dans un livre très remarqué, « la Force noire », publié en 1910, le colonel Mangin est le premier à braver l’interdit. Plombée par le recul de sa natalité, la France tremble alors face à l’insolente dynamique démographique de l’ennemi allemand. Mangin a la parade : en cas de guerre, la France n’aura qu’à faire venir des tirailleurs sénégalais pour gonfler ses effectifs. Cet officier de l’armée coloniale, qui a pu éprouver la valeur des combattants africains, n’est lui-même pas exempt de préjugés : « le Noir naît soldat », assure le colonel, et l’armée française ne pourra que se féliciter d’employer « ces primitifs pour lesquels la vie compte si peu, et dont le jeune sang bouillonne avec tant d’ardeur, et comme avide de se répandre ».
L’état-major reste hésitant. Mais la boucherie des premières semaines de la guerre, à l’été 1914, a raison de ses scrupules : la France recourra à la « force noire », choquant ainsi ses adversaires, autant que ses alliés. Pour les Allemands, c’est une attaque contre la civilisation, une trahison vis-à-vis de l’ensemble de la « race européenne ». L’allié britannique, qui cantonne l’emploi de ses soldats coloniaux aux théâtres d’opération périphériques, principalement au Moyen-Orient, craint que la promotion des Africains au rang de combattants (presque) comme les autres, admis à servir en Europe, ne leur donne, à leur retour chez eux, l’idée de réclamer des droits équivalents à ceux des colons. En France aussi, l’arrivée de ces « sauvages », précédés par une réputation de cannibales et de violeurs, commence par effrayer. Au cours du conflit, à mesure qu’on apprend à les connaître, cette peur raciste disparaît au profit de l’imagerie tout aussi dégradante du « grand enfant ». Un énième cliché dont s’empare une nouvelle marque de boisson chocolatée : en 1915, Banania se fait connaître avec ses affiches publicitaires mettant en scène un tirailleur qui sourit de toutes ses dents. « Y’a bon », s’écrie l’Africain en dégustant son Banania. Un slogan auquel la marque n’a définitivement renoncé qu’en… 2006.
2. Tous ne venaient pas du Sénégal
Dans le film « Tirailleurs », Omar Sy incarne Bakary Diallo, un Sénégalais qui ne parle que le peul - la langue que l’acteur parlait chez lui, à Trappes, avec ses parents d’origine sénégalaise. Or, si Bakary ne comprend pas les ordres de son lieutenant français, il a tout autant de mal à communiquer avec la plupart des tirailleurs de son unité. Durant la Grande Guerre, le corps des tirailleurs « sénégalais », qui tire son nom du fait qu’il a été créé à Dakar, en 1857, recrute en effet dans la plupart des territoires de l’Afrique noire sous domination française. Certes majoritaires, les soldats originaires du Sénégal, un territoire créé par le colonisateur en réunissant plusieurs ethnies, parlent eux-mêmes des langues différentes, le peul, le wolof, le mandingue, le sérère, le diola…
La communication étant vitale sur le champ de bataille, les officiers imposent à leurs soldats une langue commune, le « français tirailleur », nom militaire officiel du « petit nègre », ce français simplifié dont les Africains comprennent très vite, en le comparant à la langue des Blancs, qu’il est humiliant. En 1916, l’armée française distribue ainsi aux officiers des bataillons noirs un manuel intitulé « le Français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais », qui prescrit notamment au lecteur, pour s’adresser à ses soldats, de « donner toujours à la phrase française la forme très simple qu’a la phrase dans tous les dialectes primitifs de notre Afrique occidentale ».
3. Beaucoup d’entre eux ont été enrôlés de force
Au début de la Grande Guerre, le recrutement des tirailleurs sénégalais est officiellement qualifié de « volontaire ». Suivant un principe adopté dès la création du corps, sous le Second Empire, il est délégué par les autorités coloniales aux chefs de village, sommés de réunir chaque année un contingent de candidats au service – or ces derniers sont souvent désignés contre leur gré.
Mais lorsque en 1915 l’état-major décide d’intensifier massivement le recrutement de soldats noirs, ce système s’enraie. Pour échapper à l’enrôlement, de nombreux jeunes Africains quittent leur village et se réfugient dans la brousse ou les forêts alentour. Certains rejoignent même les colonies britanniques ou portugaises voisines. La réponse des autorités coloniales est sans nuance : les fuyards sont poursuivis et saisis par la force, l’arme à la main, lors de véritables chasses à l’homme, comme celle qui ouvre de manière saisissante le film « Tirailleurs ». Mais en novembre 1915, à Bona, dans l’actuel Burkina Faso, la résistance tourne à la révolte. C’est le début de la guerre du Bani-Volta, qui embrasera toute la région pendant dix mois, jusqu’à ce qu’une violente répression militaire, détruisant une centaine de villages, rétablisse l’ordre colonial.
4. Leur loyauté a été mal récompensée
Enrôlés par la contrainte, sinon la force, les soldats africains, une fois parvenus dans les tranchées, vont pourtant faire preuve, pour la plupart, de discipline et de loyauté. D’abord victimes de véritables hécatombes, car ils ont reçu une formation sommaire, les BTS (bataillons de tirailleurs sénégalais), une fois aguerris, se distinguent notamment en octobre 1916 lors de la reprise du fort de Douaumont, au cours de l’emblématique bataille de Verdun, ou lors de la défense de Reims, à l’été 1918. Sur les 134 000 soldats d’Afrique noire qui ont combattu en Europe, un quart ne sont pas revenus, tués, portés disparus ou morts de maladie (ils ont beaucoup souffert du froid, notamment victimes d’infections pulmonaires). Un taux de perte équivalent à celui des unités de fantassins métropolitains.
Les raisons de ce consentement global au combat sont multiples. Certains tirailleurs sont séduits par le prestige de l’uniforme, et l’héroïsme des affrontements. Beaucoup espèrent être récompensés pour leur service à la fin de la guerre. De fait, au début de l’année 1918, alors que l’armée française commence à manquer cruellement d’hommes, le gouvernement multiplie les promesses à leur égard. Le président du Conseil Clemenceau envoie ainsi en mission le député noir Blaise Diagne, représentant du Sénégal. Au cours d’une tournée en Afrique de l’Ouest, celui-ci parvient à recruter 60 000 hommes en quelques semaines : à ces Africains soumis au code de l’« indigénat », avec son lot d’interdictions et de travaux forcés, il a promis l’obtention de la pleine citoyenneté française.
Mais les combattants africains de la Grande Guerre ne deviendront pas d’authentiques citoyens. Ils devront se contenter de quelques compensations juridiques (un dispositif leur permet par exemple d’accéder à des emplois de fonctionnaires) et de pensions inférieures à celles versées aux anciens combattants français. À cette déception s’ajoute le fait que ces minces avantages leur valent souvent d’être mal accueillis à leur retour dans leur village. À cause de leurs (maigres) pensions, on reproche aux anciens tirailleurs d’être des fainéants, ou encore de vouloir remettre en cause l’ordre traditionnel au nom de leurs médailles rapportées de France.
5. Dans « Mein Kampf », Hitler fustige l’emploi de Noirs par l’armée française
Dès le début de la Première Guerre mondiale, la présence sur le front des tirailleurs sénégalais suscite outre-Rhin un choc et une indignation appelés à une grande postérité. « Ceux qui ne craignent pas d’exciter des nègres contre la race blanche offrent au monde civilisé le spectacle le plus honteux qu’on puisse imaginer », écrivent dès octobre 1914 une centaine d’intellectuels allemands dans un « Appel au monde civilisé ». L’armée allemande ayant elle-même été accusée d’atrocités contre les civils lors de son invasion de la Belgique et du nord de la France, au début du conflit, Berlin réplique en dénonçant la cruauté supposée des soldats noirs. Ceux-ci, assure la propagande allemande, ne font pas de prisonniers et mutilent les cadavres de leurs adversaires, dont ils coupent la tête, le nez ou encore les oreilles, pour s’en faire des colliers. Des dizaines de milliers de brochures, diffusées dans les pays neutres, évoquent aussi la frénésie sexuelle supposée des tirailleurs sénégalais, qui violeraient toutes les Blanches croisant leur chemin. S’il a bien existé des cas d’exactions commises au coupe-coupe sur des soldats allemands, l’écrasante majorité des témoignages cités en appui de ces accusations sont de pures inventions.
Mais l’opinion allemande est encore imprégnée de cette propagande lorsque, à la fin de 1918, après la victoire de l’Entente, l’armée française occupe la rive gauche du Rhin, suivant les clauses du traité de Versailles. Au sein des troupes d’occupation figurent plusieurs milliers de tirailleurs sénégalais. Le contact direct de la population rhénane avec ces « bêtes féroces » va permettre de combattre les préjugés – les Noirs sont généralement jugés plus polis que les soldats blancs. Mais dans le reste de l’Allemagne, une campagne nationaliste se déchaîne contre la « honte noire », l’occupation par des soldats africains étant considérée comme la pire des humiliations de la part des vainqueurs. Des rumeurs font état du viol de milliers de femmes rhénanes, agitant le spectre d’un métissage forcé qui menacerait la pureté de la race allemande.
Au bout de quelques années, ces accusations se dissipent à la faveur d’une détente dans les relations franco-allemandes, mais les nazis vont reprendre ce thème de l’humiliation de l’Allemagne par une France « négrifiée ». C’est ainsi qu’en 1925, dans « Mein Kampf », Adolf Hitler écrit : « La contamination provoquée par l’afflux de sang nègre sur le Rhin, au cœur de l’Europe, répond à la soif de vengeance sadique et perverse de la France, cet ennemi héréditaire de notre peuple. »
Du fait de cette psychose tenace, en mai-juin 1940, lors de l’invasion de la France par la Wehrmacht, près de 3 000 tirailleurs sénégalais, venus à nouveau défendre la métropole, seront exécutés sommairement après avoir été faits prisonniers.
BIBLIO EXPRESS :« les Tirailleurs sénégalais. De l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours », d’Anthony Guyon (Perrin, 2022)« la Honte noire. L’Allemagne et les troupes coloniales françaises, 1914-1945 », de Jean-Yves Le Naour, (Hachette, 2004)Mise à jour le 8 janvier, à 15h : ajout d’une précision sur l’emploi de soldats coloniaux par les Britanniques.
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