Slimane Zeghidour, journaliste et éditorialiste à TV5MONDE, est né dans un village de montagne en Kabylie, où rien n'avait bougé depuis des siècles : ni la langue, ni les légendes, ni la mortalité infantile, ni l'habitude de vivre en communion avec la nature. Le gouvernement français durant la guerre d'Algérie décide de regrouper les villageois dans des camps pour les soustraire aux indépendantistes du FLN. À l'âge de 4 ans, Slimane Zeghidour est arraché à son village ancestral. Ce moment là est aussi pour lui la découverte de l'école, de l'hôpital, de la captivité et des "vrais Français". Témoignage.
TV5MONDE : Racontez-nous le cadre de votre enfance ? Comment vivez votre famille en Kabylie ?
Slimane Zeghidour : Je suis né le 20 septembre 1953 dans un hameau de Kabylie, un hameau complètement enclavé dans le Djébel. C'est à dire à l'écart de tout réseau routier administratif, routier ou postal. C'était un hameau où on ne voyait jamais d'Européen comme on disait à l'époque. Les seuls personnes du hameau qui avaient des contacts avec les Français, appelons les comme ça, étaient les aînés. C'était le cas de mon grand-père paternel. Il travaillait comme métayer chez des agriculteurs européens d'origine suisse à Sétif.
Dans la mémoire du village, le rapport avec les Français était lié à la guerre. Des ancêtres étaient partis combattre au côté des Français lors de la guerre de Crimée (1853-1856) ou de la Première guerre mondiale (1914-1918).
Sans la guerre, je ne serais pas là aujourd'hui pour vous parler et témoigner. Je n'aurais pas connu l'école. Je n'aurais pas été soigné de la tuberculose. Deux frères et une soeur ont succombé à cette maladie. Je n'aurais jamais vu de Français.
Les "camps de regroupement" et la guerre d'Algérie.
À partir de 1957, les militaires français décident de lutter contre la guérilla menée par le FLN en reprenant le contrôle de la population et en privant le FLN des moyens logistiques (abri, nourriture) qu'il obtient de gré ou de force auprès de la population. Pour cela, des zones interdites sont créées, où tout être vivant, homme ou animal, est abattu sans sommation. La population qui y vit est chassée de ses habitations et regroupée dans des villages de tentes. Plus d'un 1/3 de la population rurale algérienne sera regroupée dans ces camps, soit un peu plus de deux millions d'habitants selon l'historien Benjamin Stora. L'Algérie coloniale compte 10 millions d'habitants en 1954.
TV5MONDE : Comment était la vie quotidienne dans le village ?
La vie dans le village était assez morne, rythmée par les saisons. Nous nous éclairions avec la lampe à pétrole. Nous vivions dans des zones pentues à flanc de colline. Nous vivions d'une agriculture de subsistance. Nous cultivions de l'orge. Les fruits se résumaient aux figues de nos arbres. Comme légume on cultivait des fèves. Nous ne connaissions pas les pommes, les poires, les oranges et encore moins les bananes.
TV5MONDE : Comment votre famille a appris le début de la guerre d'indépendance (1954-1962) ?
Dans notre village nous n'avions aucun écho du déclenchement de la guerre. Nous n'avions pas de poste de radio et nous n'avions pas de journaux. Mais c'est la guerre qui est venue à nous. Lorsque les soldats français sont revenus de l'Indochine, ils ont mis en place des théories contre-révolutionaires. Ces théories s'inspiraient de cette maxime de Mao Zedong (révolutionnaire et dirigeant de la Chine communiste entre 1949 et 1976, ndlr) selon laquelle les révolutionnaires évoluent au sein de la population comme des poissons dans l'eau. C'est ce qu'avait fait le vietcong (mouvement communiste indépendantiste vietnamien, ndlr), lors de la guerre d'Indochine (1946-1954). Et donc la théorie contre-révolutionnaire consistait à retirer l'eau du poisson pour qu'il meure. Et l'eau du poisson c'était nous les villageois des villages enclavés où l'armée ne pouvait pas se rendre.
Slimane Zeghidour, journaliste et éditorialiste TV5MONDE
L'état major français décide de transférer tous les habitants des villages enclavés dans des camps dit de regroupement pour pouvoir les soustraire à l'influence de l'ALN, l'armée de libération nationale, bras armée du FLN. Mais ce n'était pas le seul objectif. Il fallait leur faire découvrir les bienfaits de la France, l'amour de la France et les convaincre qu'il est plus intéressant pour eux de se ranger du côté de la France que du côté du FLN.
TV5MONDE : Comment s'est passée l'arrivée des soldats ? Comment avez vous dû quitter le village ?
Le seul souvenir, à 4 ans, que j'ai de notre déménagement subi (en 1957), en catastrophe, de notre village est une image un peu sépia, lointaine. Je vois au loin des mulets chargés d'ustensiles de cuisine, de jarres en argiles, de nattes. C'est tout ce dont je me souviens. Je ne me souviens pas du trajet long de 7 km. Je ne me souviens pas de l'arrivée dans le camp, du premier jour dans le camp.
TV5MONDE : Comment était réglée la vie à l'intérieur du camp de regroupement ?
Nous avions construit une paillote comme les 6500 personnes qui étaient présentes dans le camp. Mon père a pu ensuite construire une barraque en bois avec de la tolle ondulée. C'était un palace absolu comparé aux abris du reste du camp. Et je me souviens par contre ce qu'était enfant le sentiment de courrir sur un espace plat. La cuvette était plate. C'était un sentiment bizarre. Nous venions de villages extrêmement pentus. Je me souviens du froid aussi d'un froid terrible dans cette cuvette. Le camp était entouré de barbelés électrifiés. Je me souviens avoir vu une chèvre completement explosée le long du barbelé. Je revois les étincelles.
Les conditions d'hygiène étaient effroyables. Plus de 10 % des personnes dans le camp sont mortes, essentiellement des enfants.Slimane Zeghidour, journaliste et éditorialiste TV5MONDE
Nous étions 6500 dans le camp, dans une cuvette très humide, arrosée par les rivières. Et c'est là que nous enfants avons découvert l'école, une structure installée par l'armée. Les instituteurs étaient des "bidasses", des soldats. Les infirmiers étaient des soldats. Les médecins étaient des médecins militaires.
Les conditions d'hygiene étaient effroyables. Plus de 10 % des personnes dans le camp sont mortes, essentiellement des enfants. J'ai failli moi-même être emporté par une angine pulmonaire. J'en ai encore des séquelles dans mes poumons aujourd'hui. J'ai encore des traces de calcification.
C'est comme cela qu'il y a eu dans mon expérience personnelle une forme d'ambiguïté vis à vis de cette armée française. On voyait les bombardements de l'armée dans le Djebel environnant. Mais en même temps ce sont des gens en uniforme qui m'ont soignée de la tuberculose et ce sont des gens en uniforme qui m'ont appris à lire et à écrire.
C'est cela cette dette étrange et cette expérience étrangère que j'ai avec l'armée française et avec cette guerre. Je suis conscient des effets désastreux de la guerre. Et en même temps si il n'y avait pas eu la guerre, dans mon cas, je ne serais pas là pour vous parler.
TV5MONDE : C'est la première fois que vous rencontriez des Français ?
C'était, sous la quatrième République, notre premier contact avec les Européens. En Alégrie, la population était divisée entre ceux que l'on nommait les Européens et ce que l'on nommait les musulmans. Et ce premier contact n'était pas avec les Français d'Algérie mais avec des soldats venant de la Savoie, de la Corse, ou du Vaucluse en Provence. Après 125 ans de colonisation, c'était la première fois que l'Algérie profonde rencontrait la France profonde. Des fils de paysans du Limousin rencontraient des paysans du Djebel.
Nous découvrions des Français qui étaient des infirmiers, des instituteurs ou des médecins.Slimane Zeghidour, journaliste et éditorialiste TV5MONDE
C'était un moment capital. La surprise a été totale pour les deux. Ces Français de France avaient été instruits avec des livres qui disaient que la France, la République aimait ces enfants. Et là ils découvrent une situation sociale qui ne s'apparentait pas à celle du Moyen-Âge mais bien à celle du Néolithique.
Et nous découvrions des Français qui étaient des infirmiers, des instituteurs ou des médecins. Les méchants pour nous c'etaient les légionnaires avec des Allemands, des Hongrois et les harkis qui n'étaient pas de la région mais qui venaient d'autres régions d'Algérie. Et les Français avec qui nous avions affaire c'étaient surtout des gens qui faisaient de l'assistance sociale et qui parlaient arabe ou kabile. C'étaient des gens qui faisaient partis de la SAS, la Section administrative spécialisée, organisme chargé d'aider les populations algériennes.
Le camp était tout sauf un camp d'extermination. Tout en réprimant, tout en faisant la guerre en faisant disparaître des gens, l'armée française avait un rôle d'assistance sociale, d'aide aux populations. L'armée française avait une main qui torturait et une autre qui soignait.
J'ai grandi donc avec le préjugé favorable que les Français étaient des gens bien. Mon père disait souvent : "Lui c'est un bon Français, comme si Français était un préjugé positif." J'apprendrai beaucoup plus tard que le barrage qui était en construction en amont du camp était protégé par un régiment de forces spéciales. Mais nous n'avions pas affaire à eux.
Des familles d'ingénieurs vivaient non loin du chantier. Et le chantier était approvisionné par avion. Enfant, j'ai vu des avions avant de voir des automobiles ou des vélos.
Le chantier du barrage d'Erraguene a donné du travail à tous les hommes. Et donc les paysans qui vivaient au rythme des caprices de la nature, des saisons, des bonnes ou des mauvaises récoltes avaient soudain un revenu mensuel stable.
Comment dire cela ? C'est un coup de pied formidable dans le derrière ! C'était une entrée violente dans la modernité et l'économie de marché. C'était un choc avec aussi une élévation du niveau de vie.
Mes parents étaient complètement illettrés. Mon père avait appris à écrire son nom et il avait ensuite passer son permis. L'armée a ouvert un marché et un abbatoir. Mon père et mon oncle ont ouvert une petite boutique. Après, ils ont acheté un camion. Et donc nous avons découvert des choses aussi banales que des navets, des oranges, des bananes, des aubergines. Nous n'avions jamais vu cela.
À l'école on a eu une maîtresse civile apres les soldats instituteurs. C'était la première Française que je voyais. Elle a dit à mon père : "Slimane c'est une bonne tête". C'était quelque chose d'extremement valorisant. Et donc je suis rentré dans la vie avec le plein de confiance en moi.
TV5MONDE : Comment se déroule pour votre famille et pour vous la fin du conflit ? Comment avez-vous appris le cessez-le-feu du 19 mars 1962 ?
Le barrage d'Erraguene dans lequel j'ai grandi a été inauguré en 1961. J'ai vu les eaux monter. On nous a déplacé dans un autre camp que l'on appelait "La Carrière". En 1961 les négociations étaient déja engagées avec le FLN. Le premier camp était ceinturé de barbelés. Ce n'était pas le cas dans le deuxième camp. Dans le premier camp nous n'avions pas de contact avec les maquisards, les indépendantistes du FLN. Dans le deuxième camp, la nuit tombée, les responsables du FLN venaient dans le camp. Ma mère leur faisait des frites et leur donner du pain et ils repartaient. La caserne française se trouvait loin au sommet d'une colline, à un kilomètre.
Et un matin je suis sorti. Je n'avais pas école ce jour-là.
Avec l'expérience de mon enfance je n'ai jamais perçu les conflits de façon manichéenne. La guerre c'est le pire de l'homme mais c'est aussi le meilleur de l'homme même si c'est de manière très minoritaire.Slimane Zeghidour, journaliste et éditorialiste TV5MONDE
C'était le 19 mars 1962. J'ai vu un avion qui lachait depuis le ciel des tracts. J'ai lu le tract "Kessez le feu" et non "cessez-le feu "! Mais tout le monde a compris. J'ai été le premier à annoncer le cessez-le feu dans un groupes de paillotes du camp. C'est la première et la seule fois que j'ai vu mon père dans un tel état d'allegresse. Et ensuite nous sommes allés défiler.
TV5MONDE : Vous avez retranscrit dans un livre intitulé "Sors la route t'attend", votre expérience dans ce camp de déplacés. Que signifie ce titre ?
Dans le premier camp l'école était à un kilomètre et demi. Dans le deuxième camp, elle se trouvait à sept kilomètres. Il fallait traverser une fôret. J'avais parfois la flemme de partir. J'imaginais cette route comme un serpent, un être vivant. Je percevais la route comme un être vivant. Il fallait partir tôt le matin à pied. Et donc ma mère me disait les matins d'école : "Sors la route t'attend". J'ai écrit ce livre aussi en hommage à ma mère qui ne savait pas liren encore moins écrire. Elle est morte dix jours avant la publication de l'ouvrage.
TV5MONDE : Vous êtes devenu journaliste, grand reporter. Vous avez couvert des conflits. Votre expérience de la guerre durant votre enfance a-t-elle eu un rôle dans le choix de votre métier ?
J'ai été effectivement grand reporter au Moyen-Orient, en Amérique latine, en Russie. J'ai passé ma vie à couvrir des conflits. J'ai vu des camps de réfugiés en Irak, en Palestine. J'ai grandi dans la guerre mais je n'ai jamais fait le lien entre ce que j'ai vécu et mon métier. Cela montre l'extraordinaire capacité du psychisme humain à mettre en place des barrières hermétiques. Pourtant le camp c'était visible. Pourtant j'ai connu l'exode. Avec l'expérience de mon enfance je n'ai jamais perçu les conflits de façon manichéenne. La guerre c'est le pire de l'homme mais c'est aussi le meilleur de l'homme même si c'est de manière très minoritaire.
TV5MONDE : Le président français Emmanuel Macron essaie d'opérer un rapprochement mémoriel avec l'Algérie. Comment percevez-vous cette tentative de réconciliation des mémoires ?
Pour moi la mémoire c'est quelques chose de très personnelle. Je crois plus en l'histoire. Il y a les faits tels qui se sont déroulés et il y a la façon dont les gens les vivent ou les ont vécu. Ce sont deux choses totalement différentes pour moi. Toutes les mémoires font partie du conflit même si ce sont des mémoires amplifiées et exagérées. Pour cautériser les plaies la question des faits de l'histoire est primordiale. Mais en même temps, le poids des mémoires fait partie du conflit. Reconcilier les mémoires ? Je ne sais pas vraiment ce que cela veut dire. Le grand poète palestinien Mahmoud Darwich a trouvé une très belle formule. Il a dit : "Je voudrais que l'on discute avec eux, les voisins israéliens non pas argument contre argument qui consiste à dire que l'un détruit des maisons et que l'autre pose des bombes sinon c'est sans fin. Je veux discuter vécu contre vécu. Faire comprendre à l'autre ce que l'autre a enduré et c'est de là que peut naître la réconciliation".
Pierre Desorgues
https://information.tv5monde.com/afrique/memoires-d-algerie-1962-2022-j-ai-grandi-dans-un-camp-de-deplaces-controle-par-l-armee
.
Les commentaires récents