Saad Khiari est de cette race qui tend à disparaître, celle des intellectuels authentiques, pétri de culture et de connaissances, et qui décline idées et concepts avec une maîtrise parfaite de la langue arabe ou sa consoeur, la française.
Lui qui partage sa vie entre Paris, Alger et Marrakech, animé par un esprit de transversalité maghrébine trop rare aujourd’hui, est d’abord un cinéaste, diplômé, excusez du peu de la célèbre IDHEC, mais aussi auteur, essayiste, romancier.
On lui doit de nombreux articles et analyses sur l’Islam, la dialogue des religions, l’Algérie, etc., parus dans les plus grands titres de la presse maghrébine et hexagonale, et, notamment, deux ouvrages qui ont fait grand bruit lors de leur parution : « Catholique/Musulman : je te connais, moi non plus », en 2006, et « L’Islam et les valeurs de la République », en 2015.
Son dernier roman, « Le soleil n’était pas obligé », édité au Maroc par « La Croisée des Chemins », sera présent au 25è SIEL et figure parmi les titres en compétition pour le Prix Grand Atlas.
Saad Khiari a bien voulu répondre, avec la finesse qu’on apprécie tant chez lui, aux questions de www.lnt.ma et de La Nouvelle Tribune. A déguster sans modération…
Fahd YATA
La Nouvelle Tribune :
Vous avez publié il y a quelques mois aux Éditions La Croisée des Chemins un roman sous le titre : « Le soleil n’était pas obligé » et que vous présenterez lors de la 25ème édition du Salon International de l’Edition et du Livre de Casablanca, du 7 au 17 Février 2019.
Ce livre aborde la relation entre un personnage fictif, Marie Cardona, virtuelle fiancée de Meursault, le personnage principal du célèbre roman d’Albert Camus, « L’étranger », et l’écrivain algérien Kamel Daoud.
Ce romancier avait publié en 2016 un livre dédié à la victime inconnue de Meursault, « l’Arabe » sous le titre, « Meursault, contre-enquête » dans lequel il évoque le destin du frère de cet homme assassiné par le principal personnage d’Albert Camus.
Pourquoi reprendre à votre manière et aujourd’hui « la saga » de « L’étranger » en mêlant imaginaire et réel ?
Saad Khiari
J’aimerais en préliminaire avant de répondre à votre question, vous remercier de votre accueil et de l’hospitalité de vos colonnes et ensuite apporter la réponse à une question qu’on me pose souvent à propos du titre : « Le Soleil n’était pas obligé ». Je l’ai choisi en hommage à mon ami feu Cheikh Ahmadou Kourouma, dont le roman « Allah n’était pas obligé » a obtenu le Prix Renaudot en 2000. C’était un grand écrivain ivoirien engagé et un grand militant anticolonialiste.
Pour revenir à votre question, je dois à la vérité de préciser que je n’avais nullement l’intention de reprendre comme vous dites la saga de « L’Etranger ». L’idée m’est venue à la suite d’une lettre que j’avais fait publier par un grand hebdomadaire français, suite à la parution de « Meursault, contre-enquête » le roman de Kamel Daoud qui venait d’obtenir le Goncourt de premier roman. L’auteur tentait d’explorer à son tour et avec un immense talent, les zones d’ombre du fameux roman de Camus et notamment le fait que son auteur n’ait pas donné un nom à « l’Arabe ». Cette lettre avait eu beaucoup de succès auprès des internautes. Je l’ai adressée à Kamel Daoud et signée « Marie Cardona », la « fiancée » de Meursault.
Elle demande à le rencontrer au nom de ce que j’ai appelé la « proximité dans le malheur » puisque Marie Cardona avait perdu l’homme de sa vie (Meursault), le héros du roman de Camus. Il avait été condamné par la justice et exécuté pour avoir tué « l’Arabe » qui n’est autre que le frère du héros du roman de Kamel Daoud. J’avais pris le risque de donner corps à un personnage fictif (Marie Cardona) et à la faire exister en m’adressant à un auteur vivant ( Kamel Daoud ) au sujet d’un personnage fictif ( Meursault). L’exercice était séduisant d’une part, parce que j’en profitais pour parler d’un aspect important du drame de la guerre d’indépendance en Algérie ( nous y reviendrons ) et d’autre part, parce que je tenais là l’occasion de mettre mon petit grain de sel à mon tour dans le débat autour de l’œuvre d’Albert Camus, en créant une situation absurde, pour rester dans l’atmosphère du roman et d’un aspect majeur de l’œuvre d’Albert Camus.
Avec « L’étranger », « Meursault, contre-enquête » et « Le soleil n’était pas obligé », c’est en quelque sorte une trilogie sur la colonisation française de l’Algérie et ses suites qui est évoquée. Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de « parfaire » l’œuvre de Kamel Daoud ?
Je suis très flatté par votre question parce qu’elle me place sans crier gare, à côté d’Albert Camus et de Kamel Daoud, mais je décline d’emblée ce que je considère comme une imposture car je n’ai pas leur talent et je n’aurai jamais l’audace et l’outrecuidance de lorgner sur un quelconque rapprochement avec ces deux auteurs immenses ; tout au moins sur ce plan-là.
Même si on l’a souvent écrit, mon roman ne fait pas partie de cette trilogie, sauf à considérer que les deux autres romans traitent essentiellement de la colonisation ; ce qui n’est pas tout à fait exact. J’aborde effectivement la colonisation de l’Algérie et ses conséquences, mais sous l’angle particulier de l’incompréhension entre les êtres à cause de l’absence de dialogue entre eux. Ibn Arabi a écrit : « L’homme est l’ennemi de ce qu’il ignore ».
C’est – mutatis mutandis – l’endroit par où ont péché les Français (pas dans leur ensemble naturellement, nous y reviendrons, là aussi). Comme je l’ai écrit, les pieds noirs « avaient découvert un peu tard qu’ils vivaient sur les terres de voisins dont ils avaient fini par oublier jusqu’à l’existence, à force de certitudes imposées et de mépris inconscients » (sic). Il faut peut-être rappeler pour ceux qui ne le savent pas, que le départ massif et dans des conditions dramatiques de la très grande majorité des pieds noirs au lendemain de la proclamation de l’indépendance en juin 1962, s’est fait sous la menace de l’O.A.S ( Organisation de l’Armée Secrète : groupe armé d’extrême droite animé par les putchistes. NDLR ). Le slogan de cette organisation à l’adresse des Français – « La valise ou le cercueil » – annonce à lui seul l’étendue de la catastrophe.
Il fallait pendant ces terribles semaines sanglantes, beaucoup de courage et l’amour profond du peuple algérien, pour ne pas quitter le pays. J’ai eu l’immense bonheur de connaître dix ans plus tard, quelques-unes des familles qui n’ont pas quitté l’Algérie. C’étaient essentiellement des communistes et des progressistes qui avaient eu le courage de soutenir la lutte du peuple algérien pour son indépendance, au nom de la justice et des valeurs humanistes. Mon roman est pour une large part, une manière de leur rendre hommage. De même que j’y aborde la question de ce qu’on appelle les « petits blancs ». Ce sont ces français modestes qui vivaient entre eux, qui ne se mélangeait pas aux autochtones et qui n’avaient pas vu venir le soulèvement du peuple algérien et sa volonté de se libérer du colonialisme. C’est injuste de les assimiler dans leur totalité à des colons esclavagistes et racistes comme l’ont été les gros colons car il y avait aussi parmi ces pieds-noirs d’origine modeste, des hommes et des femmes qui certes n’avaient pas épousé la cause du peuple algérien, mais qui s’étaient retrouvés involontairement du côté de l’occupant.
Pensez-vous que le passé colonial de l’Algérie, qui est la trame sous-jacente de votre livre, interpelle encore les lecteurs et notamment ceux de votre pays d’origine ? Car, dans un premier temps, on peut penser que la décolonisation des esprits (et des cœurs) n’est pas accomplie après plus de cinq décennies d’indépendance de l’Algérie ?
Est-ce que le passé colonial de l’Algérie interpelle encore les lecteurs ? Je ne peux qu’exprimer un sentiment personnel, fondé plus sur des intuitions que sur des vérités. Je ne pense pas que plus de cinquante après la fin de la guerre, on s’intéresse de manière sérieuse à cette période de l’histoire de l’Algérie et des relations franco algériennes. En Algérie on n’insiste pas trop à mon goût dans l’enseignement sur cette période essentielle ou alors on le fait de manière inadéquate. En France, hormis les historiens et les chercheurs, cette question n’intéresse que l’extrème-droite et les nostalgiques de l’empire colonial. Je regrette profondément cette situation car on gagne toujours à s’adosser à l’histoire de manière objective quand on veut étudier l’évolution de la société et le mouvement des idées.
Entretien réalisé par Fahd YATA
06/02/2019
https://lnt.ma/25e-siel-entretien-saad-khiari-soleil-netait-oblige/
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