1Soixante ans après l’indépendance algérienne, comment faire et écrire l’histoire de celles et ceux qui l’ont vécue comme une révolution ? Malika Rahal se propose de combler le vide historiographique laissé par les historiens de part et d’autre de la Méditerranée. Sur la rive algérienne, c’est surtout à partir de la crise politique interne au Front de libération nationale (FLN) que l’histoire de l’indépendance a été écrite. Sur la rive française, les travaux ont avant tout porté sur le rapatriement massif des Français d’Algérie, migration postcoloniale la plus brutale que le pays ait connue, ainsi que sur les supplétifs réunis sous l’appellation générique de harkis. Les populations ordinaires restées en l’Algérie ont de ce fait été privées de leur propre histoire. Algérie 1962 se consacre au retournement du monde provoqué par l’indépendance chez ces individus « exceptionnellement normaux »1 (p. 16) et propose une « histoire des gens » en 1962 qui met à distance la grammaire de la déploration.
- 2 L’opération de dénomination du temps, de mise en mots des événements a aussi une histoire : le term (...)
- 3 À savoir : le 19 mars (accords d’Évian et cessez-le feu), les 1er, 3 et 5 juillet (référendum d’aut (...)
- 4 Pour une première réflexion autour de ce concept, qui n’évoque cependant pas la question de la sort (...)
- 5 La fluidité est l’une des caractéristiques des crises politiques décrites par Michel Dobry. Voir no (...)
2Pour contourner la saturation de l’histoire par les polémiques mémorielles, Malika Rahal prend à bras le corps le chrononyme2 de 1962 et le déplie en l’abordant par sa réalité la plus triviale : la chronologie, de janvier à décembre, par-delà les césures de l’histoire institutionnelle3. L’indépendance apparaît comme un temps court qui transforme la vie quotidienne des Algériens, et comme un temps long du fait des continuités avec le temps colonial. L’autrice appréhende ainsi l’année 1962 comme un temps des possibles et une ouverture révolutionnaire pour les Algériens, mais aussi comme une « sortie de guerre »4, utilisant un concept peu usité pour définir analytiquement cette période. Pour l’historienne, l’écriture de ce « temps fluide »5 requiert une attention constante aux termes utilisés tant « les catégories désignant les personnes sont changeantes » (p. 18). Ainsi, bien que les catégories coloniales (« musulmans », « Européens ») deviennent obsolètes, leur usage ne se dissipe pas avec la fin de la domination coloniale. Si le terme d’« Algérien » acquiert une légitimité, l’incertitude demeure à propos de qui voudra ou pourra acquérir la nationalité algérienne, le code de la nationalité n’étant voté qu’en mars 1963.
3L’enquête recueille les expériences et parcours d’hommes et de femmes à partir d’autobiographies, de biographies, d’archives et d’entretiens afin de restituer les craintes et les peurs, l’enthousiasme et l’effervescence qui caractérisent le peuple algérien dès l’advenue de l’indépendance. L’ouvrage est composé de vingt-deux chapitres regroupés en quatre parties thématiques qui développent ce que 1962 fait à la violence (partie 1), aux corps (partie 2), à l’espace (partie 3) et au temps (partie 4). Chaque chapitre se présente comme une scène historique qui pourrait faire l’objet d’un ouvrage à part entière. Malika Rahal assume ainsi de se détacher de l’histoire exhaustive pour proposer une histoire par incursions.
4La première partie s’ouvre sur un paradoxe caractéristique de certaines sorties de guerre : le cessez le feu de mars 1962 amorce une période de violences extrêmes plutôt qu’il ne la referme. La violence émane d’abord de l’Organisation armée secrète (OAS). Particulièrement dans les villes de l’Oranais, le paysage visuel et sonore est marqué par l’intensité paroxystique de la guerre urbaine : l’œil des habitants est constamment sollicité par les affiches et les graffitis qui saturent l’espace et leur oreille est assourdie par le bruit des tirs, des bombes et des cris. Le monopole de la violence légitime est ébranlé par la multiplicité des autorités et des forces de l’ordre, mais les étiquettes d’OAS, de FLN et de MNA (Mouvement national algérien) peinent à saisir les alliances de circonstance qui se nouent entre habitants. Il est ainsi difficile de déterminer « qui est qui dans cette transition violente […] alors qu’il est encore temps de “passer pour” ce que l’on n’a pas été jusque-là » (p. 113).
- 6 Il n’existe pas de décompte exact des morts de la guerre d’Algérie. Kamel Kateb insiste sur la néce (...)
5La seconde partie se consacre aux effets de 1962 sur le corps. L’autrice décline le terme de manière polysémique, désignant tant la corporéité, concrètement désengagée (démobilisation des combattants de l’Armée de libération nationale – ALN –, disparition des corps de certains morts) ou pleinement sollicitée (présence transgressive des Algériens dans l’espace public, détente des corps dans les festivités), que la métaphore du corps collectif national retrouvé, qui doit s’auto-organiser. Le démographe Kamel Kateb estime entre 430 000 et 578 000 le nombre de morts du côté algérien6. Nommer les disparus, compter les blessés et déplacés – faire le bilan – devient une opération routinière. Le retour des combattants et des prisonniers à la vie civile – et à l’intime – suscite parfois le malaise au sein des maisonnées où la vie familiale s’était réorganisée. La crainte que la violence ne frappe jusqu’au chevet des mourants conduit souvent les habitants à soustraire les blessés des cliniques françaises pour les remettre à un système de soins plus sommaire mais contrôlé par des Algériens.
- 7 Pour reprendre les mots du poète Bachir Hadj Ali.
6Puisque la sortie de guerre se double d’une sortie d’empire, l’année 1962 est un observatoire privilégié du retrait de l’État colonial et des tentatives pour le nouvel État indépendant de fondre dans un corps national unique des autorités différentes (soldats de l’ALN, cadres du Gouvernement provisoire de la République algérienne, instituteurs de l’Association des oulémas), dont la cohésion ne va pas de soi. L’auto-organisation du peuple prime et constitue un vecteur « d’empuissancement » collectif. Les moments d’ivresse et d’excitation entrainent une déprise des corps des habitants par ailleurs traversés par le deuil. 1962 est enfin le temps des « amours différés »7, où les familles reprennent les rituels suspendus, comme les mariages. La non-participation des harkis et des messalistes aux festivités cristallise leur mise en marge du corps collectif.
7La troisième partie porte sur les transformations de l’espace. L’Algérie est en 1962 à la fois un « pays fourmilière », dans lequel les circulations de personnes abondent en tous sens (libération des prisonniers des camps, retour des réfugiés, départ des Français), et un « confetti de territoires » qui porte les traces de la guerre (p. 254). De nombreux sols étant minés, il est encore possible de mourir de la guerre après la guerre : en 2019, un enfant est ainsi venu s’ajouter aux 7 500 victimes qui auraient péri après l’indépendance des 11 millions de mines déposées par l’armée française. L’année 1962 marque aussi un « retournement de l’espace » (p. 271) : plusieurs camps sont intégrés dans l’espace urbain par l’extension des villes, tandis que des quartiers se désertifient en quelques semaines. L’appropriation de meubles abandonnés et l’installation de certains Algériens dans des logements inoccupés, avant d’en devenir progressivement propriétaires, sont synonymes d’une mobilité sociale ascendante, parfois vécue comme une véritable transgression : le départ des Français a reconfiguré l’espace géographique et social algérien. La ligne de partage est encore forte dans l’Algérie contemporaine entre les habitants étiquetés comme ingénieux, voire profiteurs, et les malchanceux qui se seraient fait avoir – par morale ou par crainte d’un départ simplement éphémère des Français. Ces catégories d’appréhension de l’espace social ne sont pas que nominales : elles ont des effets pratiques sur les trajectoires sociales des familles algériennes après l’indépendance.
8Quand commence et quand finit 1962 ? L’ouvrage se referme sur la question du temps. L’attente (inquiète ou heureuse) est sans doute l’expérience la plus partagée par les Algériens et les Français. Pour les Algériens, le temps biographique est bouleversé par des avancements de carrière inattendus. De quoi se souvenait-on en 1962, en l’absence de témoins directs du temps précédant l’occupation française ? Les pèlerinages renouvelés vers les terres spoliées des ancêtres sont les indices d’un temps vécu comme un renversement de l’occupation coloniale. Films, chansons, changements de noms de rue et commémorations fixent des mythologies durables. « Narrativement autant que matériellement, 1962 est au cœur de la question de la juste rétribution du passé » (p. 410) et de la réversibilité du processus colonial.
9Le livre relève le pari de rééquilibrer une histoire réalisée à parts inégales en tenant ensemble les expériences du peuple algérien, largement inconnues en France, et la présence, en creux, des rapatriés, dont l’histoire a davantage été écrite. Le surgissement de 1962 comme référence des manifestants lors du Hirak, début 2019, a sans doute renforcé la qualification de révolution attachée à l’année 1962. Malika Rahal offre toutes les clés pour la saisir comme telle.
NOTES
1 Malika Rahal emprunte cet oxymore à l’historien italien Edoardo Grendi pour insister sur la dimension proprement routinière des moments de crise. Le quotidien en apparence anodin du peuple algérien peut paradoxalement se révéler un bon observatoire pour saisir la dimension révolutionnaire de l’indépendance.
2 L’opération de dénomination du temps, de mise en mots des événements a aussi une histoire : le terme de « chrononyme » permet de dénaturaliser le langage utilisé pour organiser la matière historique. Pour une mise au point sur ce terme et ses enjeux, voir notamment Kalifa Dominique, « Dénommer l’histoire », in Les noms d’époque. De « Restauration » à « années de plomb », Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2020.
3 À savoir : le 19 mars (accords d’Évian et cessez-le feu), les 1er, 3 et 5 juillet (référendum d’autodétermination, transfert de souveraineté, proclamation de l’indépendance) et les 20 et 25 septembre (création des institutions à travers les élections de l’Assemblée nationale et proclamation de la République algérienne et populaire).
4 Pour une première réflexion autour de ce concept, qui n’évoque cependant pas la question de la sortie de guerre du côté algérien, voir notamment Joly Vincent et Harismendy Patrick (dir.), Algérie. Sortie(s) de guerre, 1962-1965, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2014 ; compte rendu d’Alain Messaoudi pour Lectures : https://journals.openedition.org/lectures/18118.
5 La fluidité est l’une des caractéristiques des crises politiques décrites par Michel Dobry. Voir notamment Dobry Michel, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Science Po, 2009.
6 Il n’existe pas de décompte exact des morts de la guerre d’Algérie. Kamel Kateb insiste sur la nécessité de rapporter la mortalité à l’ensemble de la population algérienne. 4,7% à 5,8% de la population aurait ainsi péri, un pourcentage considérable si on le rapporte aux autres conflits (mortalité de 3% de la population pour la Première Guerre mondiale en France, par exemple). Les décès français s’élèvent à environ 3 000 pour les civils et 25 000 pour les militaires.
7 Pour reprendre les mots du poète Bachir Hadj Ali.
Malika Rahal, Algérie 1962. Une histoire populaire, Paris, La Découverte, 2022, 445 p., EAN : 9782348073038.
https://journals.openedition.org/lectures/54434
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