Avec Cédric Condon, l’auteur et historien Jean-Yves Le Naour signe « Gisèle Halimi, la cause des femmes », hommage à ce personnage pragmatique, à l’avant-garde du féminisme contemporain.
« Gisèle Halimi, la cause des femmes » (© Michel GUENNEVILLE
TéléObs. - Quand on parle de la dépénalisation de l’avortement, on pense à Simone Veil, à juste titre. Gisèle Halimi semble moins connue du grand public…
Jean-Yves Le Naour. Notre but était de la remettre en pleine lumière. Avec Cédric Condon, nous avons choisi de rendre hommage à celle qui a été la grande stratège du féminisme. Gisèle Halimi n’était pas une théoricienne comme Simone de Beauvoir. Elle pensait d’abord but et moyens. Au sein du MLF (Mouvement de Libération des Femmes), les affrontements ont été très violents.
Elle faisait office aussi de poil à gratter : on lui a reproché à l’époque d’être récupérée par les politiques quand elle cherchait avant tout un moyen de transformer ses combats en victoire législative. Sans loi, seule la liberté des plus forts demeure. Elle n’est donc pas forcément consensuelle dans la mémoire des féministes contemporaines qui, souvent, l’ignorent.
C’est une universaliste ?
Si elle peut la considérer comme la grand-mère du combat féministe, les clivages apparaissent dès lors qu’on creuse un peu. Elle était, par exemple, très hostile à la prostitution qu’elle considérait comme un esclavage et donc une aliénation de la liberté des femmes, contrairement à d’autres féministes qui revendiquent la liberté totale de disposer de leur corps. Pour elle, cette liberté ne peut en aucun cas être celle des hommes à disposer du corps des femmes. Elle était aussi hostile à la GPA (gestation pour autrui) : les femmes ne doivent pas louer leur corps car ce seront toujours des femmes pauvres qui le feront pour des femmes riches. Et sur la question du voile qui divise encore énormément, elle était tout à fait contre. Le voile restait à ses yeux un signe de la domination des femmes par les hommes. Elle était du combat pour l’égalité qui n’est plus l’unique sujet des féministes aujourd’hui.
L’inégalité, elle semble l’avoir vécue dès sa naissance…
Elle le dit : « Je suis née quatre fois dominée : juive, pauvre, femme et colonisée. » Gisèle Halimi n’est pas née française, sa famille a été naturalisée. Elle est née tunisienne, au sein d’un milieu très traditionnel où l’on aurait préféré un garçon et où régnait une sorte de police des mœurs, mélange de religion et de tradition pour laquelle l’unique raison d’être d’une femme est le mariage et la procréation. Le féminisme de Gisèle Halimi s’avère d’abord « tripal », instinctif : pourquoi doit-elle servir ses frères ? Pourquoi doit-elle faire la vaisselle et laver le sol quand ses frères n’ont pas à le faire ? Pourquoi doit-elle se cacher lorsqu’elle a ses règles ?
Avant d’être une réflexion, son féminisme a d’abord été une attitude. C’est plus tard, notamment après la lecture du « Deuxième Sexe » de Simone de Beauvoir, que la jeune avocate pose des mots sur sa révolte et qu’elle va accorder sa vie avec son être. Pour être libre, il lui a fallu se battre.
Elle a vite compris qu’il lui fallait médiatiser ses combats…
Peut-être a-t-elle compris qu’on était dans la société du spectacle et qu’il fallait mobiliser l’opinion pour gagner une cause. Qu’être dans son bon droit et défendre une cause juste ne suffisent pas pour l’emporter : il est nécessaire que l’opinion soit derrière vous parce que si vous ne faites pas de bruit, les juges peuvent condamner dans l’ombre. Quand le regard de l’opinion pèse sur les juges, ils se montrent plus circonspects. Cette attitude, elle l’a développée dès la guerre d’Algérie. La première fois qu’elle a tenté de le faire, c’est lors de l’assassinat d’Amédée Froger, le maire de Boufarik, en 1956 : la passion était telle qu’elle a sollicité un écrivain pour rédiger un article dans « l’Express ». Elle-même en a écrit plusieurs mais elle n’était pas assez connue à l’époque et sa tentative a échoué.
Quatre ans plus tard, elle mobilisera des intellectuels de gauche et de droite pour la cause de Djamila Boupacha, indépendantiste algérienne torturée et violée par des militaires français : elle a trouvé son modèle de procès médiatique, destiné à ouvrir les yeux d’une société qui ne veut pas entendre parler d’Algérie ni de torture. Même chose pour l’avortement ou le viol. Le procès de Bobigny a renversé l’opinion, tout comme le « procès du viol » auquel nous avons consacré un précédent film, qui s’est déroulé sous haute tension à Aix-en-Provence en 1978.
Pourquoi a-t-elle fait une incursion en politique ?
Elle a essayé d’entrer dans le système pour changer les choses de l’intérieur sur la question de la parité en se faisant élire députée. Mais, finalement, elle a toujours fait de la politique : ses grands procès médiatiques sont des procès politiques qui visent à convaincre l’opinion par-dessus l’épaule des juges. Le but n’était pas seulement de faire condamner trois violeurs ou de faire acquitter une jeune femme qui a avorté, c’était de mener un combat pour toutes les femmes. Mais à l’époque, elle était seule et marginalisée dans un groupe politique, le Parti socialiste, qui a peu tenu compte de sa parole. En 1981, Mitterrand avait promis le remboursement de l’IVG par la Sécurité sociale. En 1982, rien n’avait été fait.
Une fois de plus, c’est sur le droit des femmes qu’on avait fait des économies. Quand elle a publié une tribune dans « le Monde », en novembre 1982, pour dénoncer ce scandale, le PS lui a reproché de tirer contre son camp. Elle a vite compris qu’elle avait servi d’alibi et a préféré quitter le milieu politique.
Son combat victorieux pour criminaliser le viol est toujours d’actualité. Quelque quarante ans plus tard, on doit encore expliquer que « céder n’est pas consentir »…
Si la loi a été révisée en 1980 pour faire du viol un crime, de nombreux viols sont encore « correctionnalisés ». Organiser un tribunal correctionnel coûte moins cher qu’une cour d’assises, et c’est plus rapide. Alors, on viole la loi mais cela permet de désengorger les tribunaux. La justice s’assoit sur le droit des femmes par manque de moyens. Quant à la question du consentement, elle continue d’être posée pour le viol. C’est étrange !
Il ne viendrait à l’idée de personne de la poser dans le cas d’un vol de portefeuille sous la menace d’un couteau. On n’aurait pas l’idée de dire à la victime : vous avez consenti au vol puisque vous avez donné votre portefeuille. La question du consentement n’existe que pour le viol. Le combat n’est pas terminé…
Votre film conduit à penser que l’engagement de Gisèle Halimi pour la cause des femmes mérite la reconnaissance de la nation. Son nom a même été évoqué pour une éventuelle panthéonisation…
Une personne évoquée pour rejoindre le Panthéon doit dire quelque chose du présent et faire partie du récit qu’un président souhaite inscrire dans celui, plus large, de l’Histoire. Le président Macron a réfléchi au sujet puis il a jugé que la personnalité de Gisèle Halimi était trop clivante. Nous sommes en période électorale et Macron veut réconcilier les mémoires : il a un discours pour l’Algérie, un pour les harkis, un pour les pieds-noirs… Ce n’est pas facile, surtout que pour se réconcilier, il faut être deux, et que du côté de l’Algérie, on manipule la mémoire. La panthéonisation de Gisèle Halimi a semblé peu envisageable dans cette période hystérique de campagne électorale. Mais elle ressurgira, je n’en doute pas.
En octobre 2022, nous célébrerons les 50 ans du procès de Bobigny, puis en 2025, les 50 ans de la loi Veil. Lorsque Simone Veil a été choisie pour entrer au Panthéon, personne n’a jugé qu’elle était clivante. Y faire entrer une personnalité, c’est signifier : voilà ce qu’elle ou il a incarné, ce que son combat dit de la République. Et, que je sache, aucun combat n’est consensuel…
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https://www.nouvelobs.com/tv/20220306.OBS55340/jean-yves-le-naour-gisele-halimi-a-essaye-de-changer-les-choses-de-l-interieur.html
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