REFAIRE AVEC TOUS LES HOMMES UNE ARCHE D'ALLIANCE
Le personnage central de cette biographie, l’instituteur Louis Germain, nous est présenté par Patrick de Meerleer comme le père spirituel d’Albert Camus. Tout au long du texte, chacun verra s’affiner sa compréhension du type de relation qu’ont entretenue ces deux êtres.
Né en Algérie, à Saïda, en 1884, Louis Germain avance dans la vie au rythme des vicissitudes et des tourments de son siècle. Élève de l’école normale, il bénéficiera d’un bref sursis, avant de partir remplir ses obligations militaires dans le 1er régiment de zouaves, ces singuliers soldats portant chéchia et séroual.
Après son retour à la vie civile, Germain prend un poste d’instituteur à Miliana. Quand éclate la Première Guerre mondiale, ce père de deux garçons va connaître plusieurs nouvelles incorporations jusqu’à l’armistice. Il ne redevient instituteur qu’à la rentrée scolaire d’octobre 1919.
Dans le désir de l’auteur Patrick De Meerleer de s’atteler à cette biographie, qu’il qualifie d’épaisse tâche, il y a bien sûr son « admiration pour Albert Camus, son œuvre, sa vie, son temps ». Il y a aussi la voix du cœur, la part personnelle et affective qu’il effleure discrètement au fil des premières pages du livre. Il écrit que lors de sa rencontre avec « Michèle Buc, native d’Alger, laquelle m’accompagne dans la vie et dans mes recherches et après lui avoir confié mon attachement à Albert Camus, elle me précisa que son père avait des liens de parenté avec son instituteur. […] Le grand-père de Michèle, et Louis Germain étaient cousins germains. »
Dans l'entre-deux-guerres, Louis Germain est nommé à Alger, à l’école de la rue Aumerat. Ce moment et ce lieu forment le point focal de ce récit. Nous y guettons, avec une admirative curiosité, l’entrée en scène du jeune élève nommé Camus Albert. Nous sommes rassurés, il est là.
Nous savons que chaque instant de vie, chaque rencontre, chaque nouvelle lecture conduiront immanquablement cet enfant vers l’éclat de soleil aveuglant sur la lame de L’Étranger, vers Oran et La Peste, puis L’homme révolté, et, en 1956, Amsterdam et La Chute, avant son élévation : le Prix Nobel l’année suivante.
Louis Germain écrit à son « cher petit », lui rend visite, n’a de cesse de le fêter et de le célébrer. Camus parle souvent de son instituteur et dit toute sa gratitude à son endroit. Il dit sa reconnaissance en lui dédiant son discours de réception du prix Nobel publié l’année suivante par Gallimard.
Camus et Louis Germain vivant tel qu’en eux-mêmes sous nos yeux
Patrick De Meerleer guide ses lecteurs à travers les étapes de ces vies tour à tour simples et flamboyantes. Simples, parce qu’arrachées avec beaucoup d’énergie et grande intelligence au tracas familial, qui est celui des modestes ; flamboyantes parce que se riant d’une fatalité toujours rejetée.
Louis Germain est orphelin de père, Albert Camus, pupille de la Nation, l’est aussi. Son père, Lucien Camus, est mortellement blessé en 1914.
Le personnage de Louis Germain se dessine avec une étonnante précision. La réussite du livre est aussi de nous montrer cet homme énergique dans toute sa force morale et sa désuétude un peu sentimentale, qui correspond aux valeurs que le 19e siècle transmet encore jusqu’à la Grande Guerre. Sans doute faut-il replacer l’instituteur Germain dans son époque et voir en lui une foi inébranlable dans les principes républicains, et en un certain activisme humaniste. L’auteur nous précise que Germain a été franc-maçon et membre de la Ligue des Droits de l’homme.
Les Français d’Algérie sont chez eux en Algérie, argumentait Camus. Et on le comprend, malgré le paradoxe, quand on l’imagine portant son regard aimant sur sa mère. Comment tolérer qu’elle puisse être chassée de ce pays, elle qui n’en a pas d’autre ?
Patrick De Meerleer livre au lecteur de nombreux extraits de la correspondance entre Germain et Camus, correspondance révélatrice du degré d’amitié qui les unit. Germain s’y montre affectueux. Lettre attendrissante que celle d’octobre 1945 : Camus a trente-deux ans, Louis Germain le nomme encore « Mon cher Petit ».
Devenu célèbre, Camus est plus facilement localisable que ne l’est Louis Germain. C’est donc Germain qui « retrouve » Camus et renoue avec lui, lors de la présence de l’un et de l’autre à Paris.
Les évocations par l’auteur de l’entourage de Camus nous font faire de belles rencontres. Le personnage principal de cette biographie est naturellement Louis Germain, son maître d’école, « sévère mais chaleureux », avant de devenir amis à égalité, nonobstant la différence d’âge et de notoriété.
Pourquoi peut-on adhérer au qualificatif de ‘père spirituel’ pour définir le rôle que tient temporairement Louis Germain dans la formation et l’évolution d’Albert Camus ? Peut-être en premier lieu parce qu’ils procédaient l’un et l’autre d’une même douleur originelle, de la même carence existentielle : celle d’être orphelins de père.
L’auteur nous persuade que « sans Louis Germain mais aussi sans Edmond Charlot, son premier éditeur, sans Jean Grenier, et plus tard, sans Malraux ni Gallimard, et tant d’autres, le jeune Albert ne serait pas devenu le Camus que nous connaissons. » Reste la question de savoir si Germain a été — et à quel degré — un père de substitution pour son élève Albert.
Livre essentiel pour les amis de la philosophie, de la littérature, de Camus et de son œuvre magistralement humaniste, cette biographie bénéficie d’une juste allure narrative.
Les faits s’égrènent tout au long de l’histoire de vie de l’un et de l’autre dans un parallélisme temporel, culturel et géographique bien senti. Ajoutons à cela les photos, les portraits et les scènes de genre qui nous font toucher du doigt la réalité historique : ce sont les clichés en noir et blanc montrant Louis Germain en énergique instituteur, puis adjudant-chef en 1943, de l’école de la rue Aumerat, à Alger, où l’on aperçoit non sans une certaine émotion les traits du jeune Albert, bras croisés, paisible et attentif.
On est conquis par le récit de Patrick de Meerleer, non seulement pour son phrasé vivant mais aussi pour sa rigueur documentaire et la richesse des informations qu’il nous fournit. Quoique attentif aux données détaillées qu’il a pu puiser à de multiples sources, l’auteur cultive une sage distance vis–à-vis des protagonistes, une distance que l’on peut interpréter comme une marque de déférence à l’égard des personnages et une sage prudence quant à ses conclusions les concernant.
Camus de loin en loin, tellement présent
Le foisonnement des données que renferme son texte attise notre intérêt pour le regard affectueux que porte Germain sur son ancien élève — regard qui devient très vite le nôtre.
Le temps a passé. Louis Germain aura bientôt soixante-quinze ans. Il écrit sa dernière lettre à Camus. L’ancien instituteur tente de « raisonner » son ancien élève : « Et, permets à ton vieil ami, de le remarquer, tu as une gentille épouse et deux enfants qui ont besoin de leur mari et papa. »
D’où vient cette inquiétude ? Germain craint-il le surmenage, déplore-t-il les absences répétées de Camus ? Ou bien est-ce l’esprit amoureux de Maria Casarès qu’il voit planer sur la famille que forment Francine Faure, Albert Camus et leurs jumeaux Catherine et Jean ?
On voit Louis Germain souffrir de la mort tragique de son Cher petit, survenue ce funeste 4 janvier 1960, à Villeblevin, sur la route du retour de Lourmarin. Il lui survivra pendant six années dans une Algérie algérienne. Il y repose maintenant.
Élèves des générations suivantes que nous sommes, nous le regardons comme dans les films sur le temps passé où les instituteurs en blouse grise, républicains de pied en cap, donnaient chair et sang à leur fidèle interprétation locale des maximes de Jules Ferry.
Enfin, la sagacité documentaire, le talent littéraire et la rigueur de l’auteur Patrick De Meerleer font de ce Louis Germain. Instituteur et père spirituel d’Albert Camus, un ouvrage essentiel pour qui veut aller plus loin dans sa sympathie avec l’homme, le philosophe et ses idées.
Rendons hommage aux éditions Domens, digne successeur des éditions Charlot, tout premier éditeur d’Albert Camus. Monsieur Domens, depuis son entreprise de Pézenas, a eu raison de publier ce document unique, nouveau support de réflexion sur une facette importante des origines de la pensée camusienne dont notre pays et certainement notre monde ont le plus grand besoin. Ne sommes-nous pas tous, habitants de la Terre, des Sisyphes que le tragique partagé devrait inciter à un humanisme plus vrai et plus constant, si ce n’est à davantage de sympathie mutuelle.
Camus dit cela beaucoup mieux dans son Discours de Stockholm : « Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait [sa génération] qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. »
Louis Germain (1884-1966). Instituteur et père spirituel d’Albert Camus. Éditions Domens Pézenas, 2021, 245 pages, 18 €
Pierre-Jean Brassac
https://blogs.mediapart.fr/brassac/blog/070322/louis-germain-instituteur-et-pere-spirituel-d-albert-camus
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