Très vite, il comprend que la politique coloniale n’a plus d’avenir et prône un nouveau dialogue entre Européens et musulmans, tout en menant une politique ambitieuse de construction qui va remodeler la ville.
S’il a toute la confiance de la communauté musulmane, il devient la cible des ultras de l’Algérie française, qui le font éjecter de sa mairie en 1958 par le général Salan. En juillet 1962, il sera l’un des rares Européens d’Algérie à ne pas choisir l’exil.
Ce livre raconte, à partir d’archives inédites et d’entretiens avec des acteurs de ce drame, l’histoire d’un homme qui fut, avec Albert Camus, l’une des figures tutélaires des « libéraux » - ceux-là mêmes qui, si on les avait écoutés, auraient pu empêcher la guerre d’Algérie.
José-Alain Fralon a longtemps travaillé au journal Le Monde, où il a notamment été correspondant à Bruxelles et à Moscou, puis grand reporter. Il a vécu à Alger jusqu’en 1960.
Quatrième de couverture du livre "Jacques Chevallier, l’homme qui voulait empêcher la guerre d’Algérie" de José-Alain Fralon.
- Jacques Chevallier, l’homme qui voulait empêcher la guerre d’Algérie
- de José-Alain FRALON. Aux éditions Fayard
Lire au sujet du livre l’interview de José-Alain Fralon par le journaliste d’El Watan Walid Mebarek Cliquer sur la vignette
- Interview de José-Alain Fralon par Walid Mebarek d’El Watan
- Figure d’Alger : Jacques Chevallier pensait que l’Algérie pouvait devenir une nouvelle Californie.
Extraits du livre Deuxième partie : A nous deux, Alger ! 1945-1954.
CHAPITRE 2. Des demi-rebelles plutôt des domestiques » page 97.
La vie de Jacques Chevallier bascule soudain. Que s’est-il passé pour que cet homme d’à peine quarante ans, à la carrière déjà bien installée et à qui toutes les ambitions sont permises - ministre, gouverneur général de l’Algérie, encore plus haut peut-être -, décide, tout à trac, d’interrompre cette ascension pour s’engager dans une voie beaucoup plus escarpée et aléatoire ?
L’échec de sa tentative pour faire interdire le Parti communiste l’a profondément atteint. Surtout en raison de la manière dont les choses se sont déroulées. Il aurait aimé plaider sa cause à la tribune devant une Assemblée en ébullition, au cours d’une de ces séances qui marquent la vie parlementaire du pays. Au lieu de cela, il a eu droit à un enterrement de seconde classe, dans une obscure commission où il a eu l’impression d’être trahi par certains de ses amis et écrasé par la force des partis et des procédures. Voilà pourquoi il a ressenti ce besoin d’espace, de nouvelles aventures, de défis plus concrets à relever. Tout est à bâtir dans cette Assemblée algérienne qui en est encore à ses balbutiements. En fait, il montre déjà ce qui sera sa principale qualité, ou son principal défaut : il ne supporte pas les carcans d’une formation partisane et aime n’en faire qu’à sa tête.
Surtout, Jacques Chevallier est en train de changer radicalement d’opinion en ce qui concerne l’Algérie. La découverte de l’existence des combattants de l’OS, la branche armée du parti de Messali Hadj, lui a ouvert les yeux : derrière le paravent déployé par les partisans de l’ordre établi, derrière les images en trompe l’oeil de musulmans éternellement redevables à la France éternelle, il y a un pays au bord de l’implosion. Si l’on veut éviter la catastrophe, il faut faire bouger les lignes. Boris Souvarine et ses amis américains l’ont également convaincu que la pire solution serait une Algérie indépendante tombant dans le camp communiste. C’est contre cela, aussi, qu’il faut lutter. Non pas en s’arc-boutant sur des positions rétrogrades, mais en proposant des idées nouvelles.
Au lieu de diaboliser tous ceux qui cherchent à bâtir une Algérie nouvelle, pourquoi ne pas parler avec eux ? Dia-lo-guer : tel va être désormais le point d’ancrage de la politique de Jacques Chevallier. Fin décembre 1950, il définit celle-ci dans une série d’articles publiés par L’Écho d’Alger, II fait d’abord son mea culpa : « Nous ne nous sommes pas suffisamment attachés à connaître l’âme des individus. [...] Nous ne comprenons plus les pensées, les sentiments, les raisonnements des musulmans. » Après avoir renvoyé dos à dos « colonialistes » et « séparatistes », il profère une sentence qui fait mouche : « Considérons aujourd’hui qu’il est plus sûr d’avoir auprès de soi des "demi-rebelles" que des domestiques. »
Suite logique de cette nouvelle donne, Chevallier, avec l’accord de Sérigny, mais aussi du gouverneur général Naegelen, ouvre en janvier 1951, dans L’Écho d’Alger, une rubrique « Dialogue entre Algériens ». Celle-ci donne la parole à des responsables européens et musulmans issus des diverses familles politiques. Tout se passe bien jusqu’au jour où Ahmed Francis, beau-frère et adjoint de Ferhat Abbas, veut mettre en cause l’identité française de l’Algérie. « Le dialogue, écrira plus tard Jacques Chevallier, soupape de sécurité des rancœurs et des refoulements qui eût dû s’exprimer dans la presse plutôt que dans les maquis, fut jugé dangereux en haut lieu. On y mit un terme [1]. »
Les défenseurs les plus acharnés de l’Algérie française commencent aussi à attaquer Jacques Chevallier en lui reprochant de vouloir donner davantage de pouvoir à l’Assemblée algérienne, voire de la transformer en Parlement, premier pas vers la sécession. Chevallier en rajoute dans la provocation lorsqu’il annonce qu’il veut se présenter à Belcourt, le quartier populaire d’Alger où la société familiale a son siège. Cette circonscription est celle du docteur Fourment, le président de la Fédération radicale. S’attaquer à Fourment, c’est s’attaquer à Borgeaud. Celui-ci, piqué au vif, va tout mettre en œuvre pour empêcher Chevallier d’être élu, notamment en faisant pression sur Sérigny afin qu’il ferme les colonnes de L’Écho d’Alger à l’impétrant. Pris entre deux feux, Sérigny décide d’adopter une neutralité bienveillante à l’égard de Chevallier, avec qui il demeure ami, même si leurs liens commencent à se distendre. Fou de rage, Borgeaud, qui possède La Dépêche quotidienne, se met à tirer à boulets rouges sur Sérigny, qu’il traite même de « séparatiste » - la pire des insultes.
Exit Borgeaud. Chevallier se tourne alors vers un autre des « seigneurs » de l’Algérie : Georges Blachette. C’est l’homme de l’alfa, cette plante « qu’on ne cultive pas » tant elle pousse facilement et qui sert à fabriquer des cordages, mais aussi du papier de très haute qualité. Il en exporte aux quatre coins du monde. Milliardaire, Blachette est également propriétaire du troisième quotidien algérois, Le Journal d’Alger, considéré comme « libéral », Sur la base de cette conjonction d’intérêts - Chevallier a besoin du soutien financier de Blachette, lequel est très satisfait de compter un homme aussi charismatique dans son équipe - naît une véritable amitié qui résistera aux vicissitudes politiques.
De petite taille, ses cheveux noirs soigneusement lissés en arrière, vêtu de costumes soyeux, l’allure timide, Blachette est souvent aperçu en joyeuse compagnie au casino de l’Aletti, le deuxième grand hôtel d’Alger après le Saint-George. En revanche, on n’a jamais vu sa femme, qui reste recluse dans son immense propriété de la banlieue d’Alger où vivent aussi des centaines de chats - une des passions de Blachette.
La décision de Chevallier d’abandonner son siège au Palais-Bourbon provoque également quelques vagues au sein du Rassemblement du peuple français (RPF). Ce mouvement, créé en 1947 par le général de Gaulle, est désormais très populaire en Algérie et parvient à rallier la plupart des courants favorables à l’Algérie française. Ses responsables à Alger font les yeux doux au jeune député, déjà inscrit à l’intergroupe gaulliste de l’Assemblée nationale. « Nous pouvons considérer Chevallier comme acquis de manière à peu près définitive à nos idées », écrit ainsi l’un d’eux, Edgard Raffi, le 16 octobre 1950, à Jacques Soustelle, l’ancien patron de Chevallier aux services secrets et maintenant secrétaire général du RPF.
Soustelle, dès qu’il a été mis au courant du projet de Chevallier de démissionner de son siège de député, a écrit au colonel Vette, responsable du RPF à Alger : « Je n’ai pas besoin de vous dire combien ce projet à mon avis serait regrettable, étant donné la valeur exceptionnelle de ce parlementaire. » « Un homme de sa valeur, renchérit-il un peu plus tard, n’a pas le droit de se replier sur des positions purement locales. »
Têtu, Chevallier ne cède pas. Sous l’étiquette RPF, il fait campagne à Belcourt avec un programme esquissant les contours d’une fédération entre l’Algérie et la France. « Le RPF joua, un peu forcé mais ravi, la carte imposée par Chevallier, et les candidats RPF et apparentés remportèrent un succès, écrasant particulièrement les radicaux », commente le politologue Jean-Paul Thomas, qui précise que Jacques Chevallier fut élu au second tour, « somme toute non sans brio compte tenu de la personnalité du sortant et de la coalition dressée contre lui [2] ».
En février 1951, lorsque Jacques Chevallier entre pour la première fois à l’Assemblée algérienne, celle-ci a à peine trois ans. Elle porte la marque de son président, Raymond Laquière. Un personnage pagnolesque que ce « vieux renard de la politique, à la bedaine d’hydropique, à l’œil de lézard [3] », comme le caricature Albert-Paul Lentin. Fils d’un général qui fut un des collaborateurs de Lyautey, il est depuis 1925 maire de Saint-Eugène, un quartier de la banlieue est d’Alger situé juste en dessous de Notre-Dame-d’Afrique. Il connaît tous les arcanes d’une vie politique algéroise dont il tire les ficelles avec délectation. S’il se bat, c’est davantage pour l’« Algérie des Français » que pour l’« Algérie française », c’est-à-dire pour un pays indépendant, mais sous le contrôle exclusif des Européens, un peu comme l’Afrique du Sud. Antoine Quentin raconte l’anecdote suivante : « Faisant un jour les honneurs de son bureau présidentiel à Ferhat Abbas, lui-même délégué à l’Assemblée algérienne, Laquière le regarda et laissa tomber :
- Tu vois, c’est le bureau du futur chef de l’État algérien. « Puis il ajouta en détachant les syllabes :
- Et-ce-se-ra-moi ! [4] »
À l’initiative de Chevallier, trente-quatre membres de l’Assemblée, dont dix-sept musulmans, vont créer l’« intergroupe des libéraux », dont la déclaration constitutive se propose de « faire en commun l’inventaire de ce qui rapproche et qui divise, confronter tous nos points de vue, fixer d’un commun accord les étapes d’un développement harmonieux dans la réalisation des légitimes aspirations des diverses communautés algériennes ». Rien de bien méchant, donc, ce qui permet à des « libéraux » comme Sérigny ou Laquière d’en faire partie.
Jacques Chevallier, qui a placé de grands espoirs dans ce projet, déchante vite lorsque vient l’heure d’élire le nouveau président de l’Assemblée. Le règlement veut que le renouvellement se fasse chaque année et que le perchoir soit occupé alternativement par un Européen et un musulman. Jusqu’alors, deux hommes s’étaient ainsi partagé la tâche sans vergogne : Raymond Laquière et Sayah Abd el Kader. Ce dernier descend d’un homme ayant rallié la cause française dès 1830 et qui fut le collaborateur direct du maréchal Bugeaud. Fils de cadi, conseiller municipal, officier de la Légion d’honneur, il est le prototype même des Algériens « fils de grande tente » que l’on aime tant mettre sur le devant de la scène. D’autant qu’il a du charisme, avec son burnous immaculé et sa barbe bien taillée.
En 1951, c’est logiquement le tour de Sayah Abd el Kader de présider l’Assemblée. Or les délégués de l’intergroupe libéral proposent un autre candidat : le jeune Abderrahmane Farès, déjà président de la commission des Finances. Madré, d’une grande intelligence, cet homme rondelet a été le premier notaire musulman d’Algérie, avant de devenir conseiller général, puis député à la première Assemblée constituante. C’est dans cette enceinte que, le 5 avril 1946, il a prononcé un discours qui allait faire date, défendant le collège électoral unique : « Serait-il concevable que cette Assemblée où existe une large majorité démocratique consacre un régime d’inégalité politique ? » Un cri de plus dans le désert : l’étrange coalition formée par les communistes et les partis conservateurs adopte le double collège. « De retour chez rnoi, raconte Farès dans ses Mémoires, j’avais acquis la conviction que l’Algérie était gouvernée non par Paris, mais par le lobby des intérêts européens d’Algérie, extrêmement puissants, et aux moyens financiers immenses, dont les membres étaient presque tous inscrits au Parti radical [5].
II ne croyait pas si bien dire : en ce printemps 1951, c’est le Parti radical qui mène campagne contre Farès et fait élire Sayah Abd el Kader. Borgeaud a sa revanche sur Chevallier. On ne « manque » pas à l’homme le plus puissant d’Algérie ! Les rêves de voir l’Assemblée algérienne jouer un rôle déterminant ont fait long feu.
Le 8 mars 1951, Jacques Chevallier, dans une longue lettre à Boris Souvarine, se montre quelque peu désabusé, ce qui est rare chez lui : « Les jours passent, les nuits avec, le tout dans un tourbillon dans lequel j’ai à peine le temps de penser. On ne saurait vivre plus stupidement. » « Une consolation, ajoute-t-il, celle de soulager maintes misères dans le quartier déshérité dont je suis l’élu. L’antichambre de mon bureau tient lieu de la "Bouchée de pain" et de l’asile de nuit [...] l’urgence de chaque cas (expulsion, poursuites...) fait violer ma porte à tout instant. [...] Chaque jour voit une pluie de petites misères tomber goutte à goutte. Cette situation ne peut durer. Les forces ont une limite. J’essaie d’instaurer un minimum de méthode dans cette anarchie. »
Revenant sur la récente campagne électorale, Chevallier écrit plus loin : « Les braves gens reconnaissent que, me battant seul sur deux fronts, ayant les communistes et le monde officiel contre moi, j’ai vaincu les deux. » Conclusion : « Ceci est un climat intéressant pour la suite des opérations, c’est-à-dire la manche municipale. »
Oublié, le spleen du début de la lettre ! Deux paragraphes plus bas, revoilà Chevallier tel qu’en lui-même, préparant un nouveau combat : la conquête de la mairie d’Alger.
La réponse de Boris, une semaine plus tard, vaut son pesant d’or : « Je suis quelque peu inquiet de vous voir embringué déjà dans une tâche sans fin qui devrait être celle de sœurs de charité, d’assistantes sociales, de dames visiteuses et autres bonnes âmes de l’Armée du Salut. Déjà, vous avez dépensé le meilleur des quatre dernières années à vous occuper de solliciteurs, quémandeurs, mendigots et raseurs de toutes sortes qui ne vous ont aucune reconnaissance. » Étrange dialogue entre l’idéologue formé par le Parti communiste, pour qui « seule la cause compte », et l’homme d’action, qui a besoin du contact et aime être aimé.
Bien qu’il ne soit pas dans la course, Jacques Chevallier joue un rôle central dans la préparation des élections législatives du 17 juin 1951. De Gaulle lui-même doit se mêler de la composition de la liste « indépendante-RPF » qui affronte la liste radicale. Chevallier et Sérigny, réconciliés, souhaitent que Blachette la dirige, alors que de Gaulle pencherait plutôt pour Laquière. De passage à Alger le 27 mai, le général reçoit Chevallier et Sérigny. Ce dernier raconte (sans doute avec un rien d’exagération, dû à son antipathie viscérale pour l’homme du 18 Juin) : Introduit, avec moi, dans un petit bureau où le général s’est retranché, il [Chevallier] essuie la première apostrophe :
- Qu’est-ce qu’il y a encore ? grogne de Gaulle agacé.
Chevallier, avec beaucoup de sang-froid, explique : Laquière, Blachette et tout le reste.
- Alors, rugit de Gaulle dont les yeux étincellent de rage, si vous croyez que je suis venu ici me battre pour un Blachette, eh bien, vous vous êtes trompés, messieurs ! Au demeurant, je ne crois pas que M. Laquière accepte de devenir numéro six. Je vais lui téléphoner pour en avoir confirmation.
- Sortons, dit Jacques Chevallier, vexé. Je ne puis admettre que ma parole soit mise en doute. Je ne veux pas que nous essuyions un affront pareil. Lorsque le général aura terminé, nous reviendrons. Et quand nous rentrons, quelques minutes après, c’est pour entendre de Gaulle proférer d’un ton rogue :
- Bon. Allons-y ! Nous verrons bien. Bonne chance [6] !
La campagne électorale est très dure. Le 15 juin, lors d’une réunion contradictoire à Orléansville, Chevallier se livre, selon Le Journal d’Alger, à une « exécution sans merci » d’Auguste Rencurel, qui conduit la liste radicale. « L’index pointé vers M. Rencurel, tel un accusateur public », il lui reproche d’avoir « torpillé » sa proposition de loi contre les communistes et d’avoir ainsi « favorisé la manœuvre de séparatistes communistes ». « Rencurel, lui lance-t-il, vous n’avez plus qu’à rentrer dans l’ombre, car vous n’avez servi ni à Alger ni à Paris, ni la cause de la France ni la cause de l’Algérie. »
Le 17 juin, la liste dirigée par Blachette obtient quatre sièges sur six, les radicaux et les communistes un chacun. « Le rôle de M. Jacques Chevallier dans l’élaboration de la pensée politique "libérale", commente Le Monde au lendemain du scrutin, a été considérable, de même son action au sein de cette équipe nouvelle durant la campagne électorale. » Un point noir, pourtant : en s’opposant directement à de Gaulle, dont on dit qu’il n’oublie rien, ne s’est-il pas fait un ennemi, et non des moindres ?
Pendant que le petit monde politique algérois joue aux chaises musicales, les leaders musulmans s’agitent. En juin 1951, pour protester une nouvelle fois contre le trucage des élections au deuxième collège, tous les mouvements « nationalistes » créent un Front algérien qui réunit le MTLD de Messali Hadj, l’UDMA de Ferhat Abbas, les Oulémas et le Parti communiste algérien. « La situation dans les milieux indigènes, écrit Jacques Chevallier à Boris Souvarine, devient d’une extrême gravité. À la suite de toutes les bêtises, de toutes les maladresses commises par l’administration, nous avons réussi cette opération merveilleuse de faire l’unanimité contre nous. »
En fait, c’est le MTLD qui occupe désormais la majeure partie du terrain, et c’est au sein de ce parti que tout se joue entre les partisans d’une action violente et les tenants de la voie « électoraliste ». C’est également à cette époque que sont étouffées les voix des militants, kabyles le plus souvent, qui estiment « réducteur » de considérer la langue arabe et l’islam comme les seuls éléments fédérateurs du nationalisme. Cette mise au pas, qui marque la défaite d’une approche laïque et pluraliste du combat pour l’indépendance, revêtira une importance fondamentale pour la suite des événements.
Chevallier, lui, croit encore à « un rapprochement avec les élites musulmanes formées dans nos écoles, élites que nous avons systématiquement repoussées, les obligeant à devenir les leaders d’une opposition antifrançaise. En même temps nous habituerons l’élément européen à accepter ces élites, à les découvrir et à les apprécier, car elles sont de valeur ».
Un événement fortuit va donner un tour nouveau à la carrière de Jacques Chevallier.
Quelque temps après son élection à l’Assemblée nationale sur la liste de Blachette, le colonel Colonna d’Istria, profondément meurtri par la mort de son fils en Indochine, décide de démissionner. Pour le remplacer, un scrutin est organisé le 27 janvier 1952. Les prétendants sont nombreux. On parle d’un haut fonctionnaire, de plusieurs candidats battus aux dernières élections, de Raymond Laquière lui-même. On cite même les noms de Jacques Weygand, le fils du général, ou de Jean Monnet, le concepteur du plan de redressement économique de la France. Selon des experts, cités par Samedi soir, l’issue du scrutin pourrait dépendre du choix des musulmans inscrits dans le premier collège, c’est-à-dire ceux qui ont été « naturalisés » français en raison de leur mérite. « La question, poursuit Samedi soir, était de trouver lequel des candidats cités serait capable d’enlever le morceau et de recréer une atmosphère d’apaisement entre les différentes tendances. »
Tout naturellement, le nom de Jacques Chevallier, dont la popularité chez les musulmans ne cesse de croître - notamment du fait de ce que Souva-rine raille en l’appelant sa politique d’« assistante sociale » -, vient sur le tapis. Borgeaud lui-même l’admet : « Voilà un nom sur lequel l’accord serait possible. »
Embrassons-nous, Folleville ! Après s’être un peu fait tirer l’oreille, Chevallier accepte. Légèrement gêné aux entournures, il rédige une profession de foi dans un style alambiqué qui ne lui ressemble guère, afin d’expliquer le pourquoi de cet aller-retour entre le palais-Bourbon et le palais Carnot, siège de l’Assemblée algérienne. Point central de sa démonstration : la nécessité d’« une collaboration constante et totale, je dirai même une sorte d’interpénétration, des représentations des deux assemblées ». « En définitive, conclut-il, quel que soit le secteur dans lequel le destin me place, que ce soit à Paris ou à Alger, le sentiment que j’éprouve de servir mon pays dans tous les cas m’apparaît suffisant. » Les électeurs en conviendront, puisque, le 27 janvier, sous l’étiquette « républicain indépendant », il est élu triomphalement avec 72 000 voix sur 106 000 votants. La route de la mairie lui est maintenant ouverte.
Les élections municipales ayant été fixées au 23 avril 1953, il a un peu plus d’un an pour atteindre son but. Conquérir la « deuxième ville de France », comme aiment à le dire les Algérois, sera un jeu d’enfant pour Chevallier, qui, à ce moment précis, a réussi à rassembler autour de lui l’immense majorité des forces politiques de la ville. On peut ainsi lire dans les colonnes des journaux qui le soutiennent - c’est-à-dire la totalité de la presse algéroise à l’exception d’Alger républicain - un appel signé conjointement par Borgeaud et Blachette. Un miracle qui ne se reproduira plus ! Borgeaud est aussi parvenu à « convaincre » le maire en fonction, Pierre-René Gazagne, un de ses obligés, de céder la place. Chevallier aura seulement deux listes contre lui. D’abord, les communistes et apparentés, dirigés par le générai Tubert, qui fut maire d’Alger à la Libé-1 ration et présida la commission d’enquête sur les massacres de Sétif. Leur journal, Alger républicain, caricature « Jack Chevallier, fondé de pouvoir des milliardaires », en un cow-boy protégeant un coffre-fort. La deuxième liste, sous l’égide d’un professeur de droit, Berger-Vachon, veut se situer plus à droite que celle de Chevallier.
Cette dernière présente un habile panachage politique et social. Beaucoup de Croix de guerre, quelques femmes, un brasseur, un « plâtrier ancien combattant », un médecin, un avocat. Des apolitiques, des libéraux, peu de professionnels de la politique. Le tout sous la houlette d’un Jacques Chevallier qui « mouille sa chemise » comme rarement. On le voit partout. Il multiplie les réunions publiques et les rencontres « spontanées » avec la population. Une presse à sa dévotion amplifie la moindre de ses interventions. « Le sang de Bab el-Oued, peut-on lire dans Le Journal d’Alger, a battu hier, en fin d’après-midi, au cours de la plus passionnée, la plus vibrante des réunions. Bab el-Oued a répondu à Jacques Chevallier parce que ce dernier s’est inspiré pour composer sa liste de l’esprit de la "cité antique" tel que l’a défini Fustel de Coulanges. »
Dans ce quartier populaire prompt à s’enflammer, Chevallier s’enflamme à son tour. « Je suis responsable. Je suis le seul responsable des hommes que j’ai choisis. Mon équipe est propre. Je suis comptable de sa propreté et j’en réponds. Car mon nom est propre. Et je ne tiens pas à ce qu’il soit déshonoré. » Outre ses envolées lyriques, Chevallier propose un programme concret et ambitieux de rénovation de la capitale. Son slogan, « Un toit pour chacun », fait mouche.
Le 23 avril 1953, alors que Stewart Oranger triomphe sur les écrans du Plaza et du Ritz ; que le coureur cycliste Ahmed Kebaïli, qui s’est illustré, avec son ami Zaâf, dans le dernier Tour de France, inaugure son nouveau magasin à Blida ; que les premiers visiteurs de la foire d’Alger observent, fascinés, les prototypes de michelines en inox présentés par la SNCF et les CFA (Chemins de fer algériens) ; que les sportifs se bousculent à l’inauguration de la nouvelle piscine de la Croix-Rouge ; que L’Écho d’Alger se dit honoré d’avoir eu l’exclusivité mondiale des Mémoires « pleins de grandeur » du général Weygand ; ce 23 avril 1953, donc, la liste de Jacques Chevallier est élue au premier tour avec 30 000 voix sur 54 000 votants. Alger a trouvé son roi.
Chapitre 3 Et Alger changea de visage. (page 113)
À quoi peut-il penser, Jacques Chevallier, en ce lundi 4 mai 1953, en voyant le Tout-Alger se presser dans la salle de délibération du conseil municipal pour assister à son adoubement comme maire de la capitale ? Oui, ils sont tous là ! Les Borgeaud, Bla-chette, Sérigny, Farès, Laquière, tous les députés et les sénateurs, les délégués à l’Assemblée algérienne, les conseillers de l’Union française, les représentants des syndicats, du patronat et des chambres d’agriculture. « Tout cet Alger qui pense, travaille, imagine et construit », note Le Journal d’Alger. Dans les travées, Jacques Chevallier reconnaît certainement le consul général des États-Unis. Et puis, une fois n’est pas coutume, sa famille aussi a fait le déplacement. Renée, discrète et digne, a emmené deux de leurs enfants. Toujours habillé de noir, Étienne redresse sa grande taille. Une grande absente, bien sûr : Corinne, la mère tant aimée. Comme Jacques Chevallier aurait souhaité qu’elle soit là, la descendante des fondateurs de La Nouvelle-Orléans ! Lui aussi a désormais une ville à construire.
Le silence se fait quand l’avocat Abderrahmane Kiouane se lève pour prendre la parole. Âgé de vingt-huit ans, cet homme élégant, qui a lui aussi suivi une partie de ses études au lycée Bugeaud, a dirigé la liste du MTLD lors des dernières élections. Comme Chevallier dans le premier collège, il a réussi le grand chelem dans le second, réservé, rappelons-le, aux musulmans. Sa liste a été élue dans son intégralité et au premier tour, battant à plate couture celle de l’UDMA de Ferhat Abbas et celle, dirigée en sous-main par les Européens, des « Béni-oui-oui », comme on désignait de façon péjorative les musulmans systématiquement d’accord avec la politique coloniale. Les élus du MTLD obtiendront cinq sièges d’adjoints au maire.
Même s’il est policé, même s’il fait partie des cadres du MTLD qui acceptent de « jouer le jeu » électoral, l’homme qui s’exprime devant quelques-uns des défenseurs les plus ardents de l’Algérie française n’a jamais caché son souhait de voir son pays devenir indépendant. Il explique d’abord que les vingt-cinq conseillers municipaux musulmans vont s’abstenir lors de l’élection du maire afin de protester contre l’injustice d’un système électoral privilégiant outrageusement les Européens. « Notre abstention, poursuit-il, ne doit pas être interprétée comme un refus de notre part d’oeuvrer pour le bien-être de la population algéroise. Notre tâche ne pourra être menée à bien si nous nous heurtons à une obstruction systématique de la part des élus du premier collège, qui sont la majorité dans cette assemblée. Notre souhait est que la gestion de la ville d’Alger soit conforme aux besoins et aux intérêts de toute la population d’Alger sans aucune distinction. » L’événement est de taille : ce n’est pas tous les jours - c’est peut-être même la première fois - qu’un musulman qui ne cache pas ses opinions nationalistes accède à un tel poste de responsabilité, adjoint au maire, sous les applaudissements des responsables européens.
En fait, Chevallier et Kiouane ont conclu la veille un gentleman ’s agreement visant à exclure la « politique » - à savoir la question algérienne - non seulement des débats du conseil municipal, mais aussi de la mairie elle-même. En somme, on laisse ses idéologies au vestiaire quand on arrive au travail. Pour souder ces personnalités venues d’horizons différents, Chevallier use et abuse du conseil de Saint-Exupéry : « Force-les de bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères. » Et des tours, il va leur en faire bâtir !
Pour le moment, le nouveau maire doit prononcer son discours inaugural. Après une brève évocation de « l’enfance brillante et insouciante d’une grande cité » et un clin d’oeil sur les vicissitudes de la vie publique - « Plus l’homme public se sent entouré, plus il sent pénétrer en lui un sentiment étrange et nouveau : celui de sa solitude » -, il raconte un souvenir personnel du temps où il était maire d’El Biar : « Le receveur municipal me demanda l’autorisation de faire vendre sur la place publique le mobilier et les hardes de quelques malheureux qui n’avaient pas pu régler leurs impôts. À la vue de ces meubles sans valeur, de tous ces objets et souvenirs intimes qui allaient être violés et dispersés, je compris pour toujours le caractère sacré des fonds dont nous sommes responsables. » Un dernier avertissement - « Dans cette maison, l’ère de l’éparpillement des responsabilités est close » - et le nouveau maire conclut : « Conformément à la tradition, nous irons tous demain ranimer la flamme au Monument aux morts. Notre geste sera un acte de foi dans le destin de l’Algérie et un acte d’amour pour tous ses fils sans exception aucune. » La salle se déchaîne en applaudissements.
Si l’on en croit les Mémoires de l’architecte Fernand Pouillon [7], Chevallier, juste après avoir terminé son discours et bu une coupe de Champagne avec ses invités, lui aurait envoyé un télégramme : « Désirerais vous rencontrer sans délai. Pouvez-vous venir immédiatement à Alger ? » Pouillon arrive le surlendemain à l’aéroport de Maison-Blanche. Il voit « un grand type » se précipiter sur lui : « C’est vous, Pouillon ! Jacques Chevallier. Vous n’êtes pas bien épais, dites. J’ai promis pour la fin de l’année mille logements en chantier. Puis-je compter sur vous ? » Dans la voiture, le dialogue s’installe : « Avez-vous les terrains, monsieur le Maire ?
- Oui et non.
- Avez-vous de l’argent ?
- Non.
- En somme, vous n’êtes riche que de volonté.
- Oui, avoua-t-il en éclatant d’un rire de gamin farceur. »
Une nouvelle amitié est née. Et un nouveau couple improbable. Né en 1912, quelques mois après Jacques Chevallier, Fernand Pouillon, diplômé de l’École des beaux-arts de Marseille, a « dynamité » l’architecture française. Ce dandy volontiers provocant avec ses costumes immaculés et ses chemises aux manchettes en dentelle, cet échalas long comme un jour sans pain et aux traits de flibustier, a réussi quelques prouesses. À vingt-quatre ans, il construit son premier immeuble d’habitation. Plus tard, il tient son pari de bâtir « 200 logements populaires en 200 jours pour 200 millions de francs ».
Chevallier trouve immédiatement en Pouillon, qui lui a été recommandé par Blachette, un interlocuteur à sa mesure. Ces deux-là sont des fonceurs, habitués à ruer dans les brancards. Témoin le proverbe arabe que le nouveau maire d’Alger a affiché dans son bureau : « Si tu te retournes chaque fois qu’un chien aboie derrière toi, tu n’arriveras jamais au bout du chemin. »
Leur tâche est immense. En 1953, Alger déborde. Fuyant la misère, des milliers de paysans s’entassent chaque année dans les quelque 120 bidonvilles de la ville, qui abritent près de 125 000 personnes. Il faut prendre le taureau par les cornes. Chevallier lance alors « la plus vaste opération d’urbanisme social qu’ait jamais connue l’Afrique du Nord [8] ». Le 4 août 1953, trois mois « heure pour heure, jour pour jour » après son intronisation, il pose la première pierre de Dar es-Saâda, la « cité du bonheur », un ensemble qui pourra accueillir 4 000 personnes. Il faut qu’il soit fini dans un an. Dominant le chantier, un gigantesque calendrier marque le compte à rebours :
POUR TERMINER LES TRAVAUX , IL RESTE 365 JOURS
Par prudence, on a inscrit sur un autre tableau le nombre de jours d’intempérie, à décompter. Chaque jour, on actualise le chiffre fatidique. Chevallier et Pouillon imposent un rythme infernal. Dix bulldozers, cinq scrapers, huit « Tournapull » - une énorme armada pour l’époque - travaillent jour et nuit.
Tous ses proches en témoignent : jamais Jacques Chevallier n’a été si heureux que durant cette période. Enfin, du concret, du palpable ! Enfin, des immeubles à bâtir, des rues à désengorger, des jardins à aménager ! Enfin, des femmes et des hommes, l’armée des fonctionnaires municipaux, à motiver comme un chef avant la bataille ! Enfin, du grand air après les combats politiques feutrés et assassins !
Chaque jour, il a besoin de constater de ses propres yeux l’avancée des travaux. Jugeant que son chauffeur ne conduit pas assez vite, il prend lui-même le volant. Chapeau de brousse sur la tête, bottes aux pieds, l’éternelle cigarette au coin des lèvres, il traverse les chantiers à grands pas. « II m’arrive souvent, dit-il au ministre de la Construction en voyage officiel, de visiter ces chantiers, la nuit, à une heure où partout ailleurs seules scintillent les lumières des rues et des places comme pour exprimer la continuité de la vie, comme la respiration de ce grand corps assoupi. Pourtant, ici et ailleurs, on travaille dans la nuit sans relâche pour tous ceux qui, las d’attendre et d’espérer, se sont mis à douter. »
Le pari est tenu : à l’automne 1954, les premiers habitants, en majorité des musulmans, peuvent prendre possession de leurs logements. Là où il n’y avait que terrains vagues et quelques chèvres s’élève désormais une quasi-ville, avec ses immeubles de différentes hauteurs, ses cinquante-deux boutiques, son école, ses garages, sa poste. L’attribution des appartements répond à des règles rigoureuses. Une dizaine d’assistantes sociales font le tour des mal-loges et étudient leurs dossiers.
« Le nouvel appartement était très agréable. C’était du logement simple, niveau KLM, mais bien conçu », témoigne un des premiers occupants, qui évoque notamment la salle de bains avec baignoire et eau chaude courante, la cuisine avec gazinière et réfrigérateur fonctionnant au gaz, mais aussi le chauffage central, appréciable dans une ville où l’hiver peut être très froid. Et la vue à 180 degrés sur la baie est imprenable [9].
D’autres projets vont suivre, dont Diar el-Mahçoul, la « cité de la promesse tenue » (12 000 personnes), ou encore les Eucalyptus (5 000 habitants). Au passage, Chevallier et son équipe modernisent la voirie, l’éclairage et les abattoirs de la ville, et ouvrent près de 600 classes scolaires. Ici, on n’est pas avare de superlatifs : ainsi, la « plus grande chaufferie de France » est installée à Dar es-Saâda, l’« unique télé-férique d’Afrique du Nord » à Belcourt. Les journaux publient même les maquettes d’un métro suspendu qui ferait d’Alger un « nouveau Tokyo ».
« Alger changea de visage, écrit joliment la journaliste Marie Elbe. Ou plutôt Alger changea de profil. Il y eut Alger d’avant et, brusquement, sur les collines, des armadas éclatantes dressées contre le ciel. On y plantait des palmiers à leur maximum de croissance, on y traçait des routes, dessinait des jardins, creusait des vasques et des fontaines, bref, une furia de construire vite et bien. Un peu comme si nous n’avions plus désormais tellement de temps. [10] » Quand il n’est pas à Paris ou sur « ses » chantiers, Chevallier inaugure, serre des mains, remet des palmes académiques, ouvre des congrès, reçoit des personnalités. On le sent particulièrement à son aise lors du cocktail organisé sur le balcon de la mairie en l’honneur de l’actrice américaine Olivia de Havilland, encore auréolée de gloire pour son Oscar dans L’Héritière. « Même le dimanche matin, il allait à son bureau à la mairie. Il disait que c’était le seul moment où il pouvait être tranquille », se souviennent aujourd’hui ses enfants.
On ne peut « foncer » aussi vite sans se faire d’ennemis. Ainsi, certains architectes algérois dénoncent le choix du « Français » Pouillon. Celui-ci, d’ailleurs, ne fait rien pour arrondir les angles. En avril 1954, Chevallier, dans une lettre à Boris Souvarine, expose les principaux reproches qui lui sont adressés et y répond. Il explique notamment que la construction des cités nouvelles, financée par un emprunt, ne coûtera rien aux contribuables. Il aura par la suite plus de difficultés à faire face à une autre campagne visant la provenance des pierres utilisées. Il se trouve que celles-ci viennent des carrières de Fontvieille, dans le midi de la France, qui appartiennent, comme par hasard, à Georges Blachette. « Tout a été mis en adjudication et c’est l’entreprise la mieux-disante qui a enlevé l’affaire », se défend Chevallier. Le problème est que les murs de certains appartements se mettent à suinter dès les premières pluies. On se moque alors de la « pierre qui pleure » !
Ces campagnes sont aussi alimentées par les adversaires politiques de Chevallier : ils commencent à dénoncer le « maire des Arabes » et voient d’un mauvais œil la bonne entente qui règne entre le maire et ses adjoints du MTLD. À Alger s’esquisse ainsi un timide rapprochement entre les libéraux européens, qui suivent Chevallier, et certaines élites musulmanes, qui militent pour un parti indépendantiste modéré.
Si elle irrite profondément les Européens les plus réactionnaires, cette nouvelle donne inquiète aussi les « durs » du camp nationaliste. « Le néo-colonialisme que représente Jacques Chevallier est plus intelligent que le colonialisme classique : c’est pourquoi il est aussi dangereux », explique Messali Hadj à des journalistes suisses (selon certains historiens, c’est la première fois qu’est employé le terme de néo-colonialisme).
Lorsque, plus tard, certains de ses collaborateurs musulmans à la mairie eurent des ennuis avec la police ou l’armée, Chevallier tint à leur rendre hommage : « Je ne puis oublier que des hommes qui furent mes collègues pour administrer Alger et participèrent à cette œuvre dont mon pays s’honore croupissent actuellement dans des cachots ou des camps d’internement sans qu’il leur soit tenu compte de leur contribution à sa grandeur et à son prestige . [11] »
Le 19 juin 1954, Jacques Chevallier voit sa carrière franchir un nouveau cap. Et pour un coup d’essai, c’est un coup de maître : il est nommé secrétaire d’État à la Guerre dans le gouvernement de Pierre Mendès France. Celui-ci est, avec de Gaulle, l’une des personnalités politiques françaises les plus marquantes de l’époque, ne serait-ce que par l’intensité des amitiés et des haines qu’ils suscitent. Né en 1907, originaire d’une famille juive portugaise arrivée en France en 1684, Mendès France a brûlé les étapes. Bachelier à quinze ans - tiens ! -, il devient, en 1928, le plus jeune avocat de France, puis, en 1932, le plus jeune député. Entre-temps, il a pris la tête des manifestations de gauche contre les ligues d’extrême droite. Maire de Louviers en 1935, il est nommé en 1938 sous-secrétaire d’État au Trésor dans le deuxième gouvernement de Léon Blum.
Emprisonné sous Vichy, il s’évade et rejoint les forces aériennes libres à Londres afin de participer aux combats. Ministre de l’Economie dans le gouvernement provisoire du général de Gaulle, il démissionne pour se consacrer à une haute carrière internationale. Redevenu député, il se fait remarquer en 1950 par une violente intervention contre la guerre d’Indochine, au cours de laquelle il souligne l’impérieuse nécessité de négocier avec les « rebelles ». Considéré comme une des « consciences » de l’Assemblée nationale, il voit enfin son heure sonner lorsque, le 8 mai 1954, l’armée française est défaite à Diên Bien Phu et que la négociation s’impose. Son gouvernement est jeune, ramassé, ambitieux. Jacques Chevallier s’y trouve en bonne compagnie. Il y a là un futur président de la République, François Mitterrand, qui, si l’on en croit Yves Courrière, est celui qui aurait recommandé Chevallier à Mendès France : « C’est un garçon indépendant et loyal. Il est maire d’Alger et tente d’appliquer à sa ville une politique progressiste. Il a pris avec lui des gens comme Francis, comme Lahouel. Et il faut avoir du courage pour prendre cette position là-bas ! » Autres personnalités marquantes au sein de ce nouveau gouvernement : un futur président de l’Assemblée nationale et Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, deux futurs présidents du Conseil, Edgar Faure et Maurice Bourgès-Maunoury, un futur haut-commissaire français en Algérie, Christian Fouchet. Et aussi un certain André Bettencourt, qui est à la tête de L’Oréal. Henri Cailla-vet, secrétaire d’État aux Affaires économiques et seul survivant de cette dream team, témoigne aujourd’hui ; « Je me souviens très bien de Jacques Chevallier, un homme d’une belle prestance qui nous a beaucoup fait bénéficier de ses connaissances sur l’Algérie. [12] »
À Alger, l’annonce de la promotion de Chevallier est accueillie avec fierté. « Jacques Chevallier, premier Algérien ministre depuis la Libération », titre L’Écho Dimanche, qui écrit : « II ne faut pas s’étonner que M. Mendès France ait fait appel à cet homme de classe certaine. » L’Écho d’Alger renchérit ; « L’honneur fait à Alger en la personne de son député-maire contient en lui-même des motifs de satisfaction, mais, de surcroît, rarement l’élévation d’un homme politique aux instances gouvernementales n’a paru aussi heureuse et aussi fondée. » Même panégyrique dans Dimanche Matin : « Le nouveau chef du gouvernement, décidé à faire place à des hommes neufs et dynamiques, a songé à Jacques Chevallier, qui a déjà donné dans l’exercice de tous ses mandats les preuves d’une initiative audacieuse et d’une rare compréhension. »
Mais à la fierté se mêle une certaine circonspection, car ce Mendès France inquiète. Sa volonté d’accepter l’indépendance de l’Indochine, de négocier avec les Tunisiens et les Marocains, ne dit rien qui vaille à des Européens qui craignent l’extension de cette politique à l’Algérie. Sérigny est de ceux-là. En juillet, après les premières négociations entre Mendès France et le bey de Tunis, le directeur de L’Écho d’Alger met Chevallier en garde : « Tu me dis que tu fais partie d’une équipe et que, par amitié pour cette équipe, tu entends être solidaire avec elle. Moi, je te dis ceci ; bien que tu sois mon ami depuis 1947, je n’hésiterai pas à sacrifier ton amitié pour mon pays. Dieu veuille que les circonstances ne m’obligent pas à sacrifier cette amitié. [13] »
Les musulmans sont plus positifs. Ainsi Ferhat Abbas, qui envoie un télégramme au nouveau président du Conseil : « Nous saluons votre investiture comme l’aube d’une politique nouvelle, susceptible de réconcilier la grandeur de la France avec la liberté des peuples d’outre-mer. » Les plus durs, eux, se soucient bien peu de ce qui se passe à Paris. Ne pensent-ils pas déjà à préparer une insurrection armée ?
Pour le moment, en ce mois de juin 1954, tout est calme. Une fois n’est pas coutume, les Chevallier acceptent de poser pour le photographe du Journal d’Alger, qui souhaite immortaliser la famille du nouveau secrétaire d’État, Celui-ci est debout. Cigarette à la main, costume clair, chemise blanche, cravate foncée - on le sait : jamais plus de trois couleurs ! -, il arbore ce sourire mi-chaleureux, mi-moqueur qui ne le quitte jamais. À son côté, Renée ne fait même pas semblant d’apprécier l’exercice. Derrière eux, les enfants, répartis en trois groupes : les « filles », Corinne et Marie-France ; les « grands », Jean-Pierre et Jean-Marie, élégants avec leur veste et leur cravate ; les « petits », enfin, Jean-Luc, Jean-Marc et Jean-René, en short, chemisette et pieds nus dans leurs sandalettes.
Tous se retrouvent bientôt, le 25 septembre suivant, pour le mariage de Corinne avec Michel Brac de La Perrière. C’est la plus belle cérémonie de l’année. À la mairie d’El Biar, le mariage est célébré par le vieil ami de la famille, Xavier de Vulpillières. Jacques Chevallier aurait bien aimé officier, mais, sa fille étant encore mineure, il doit donner oralement son assentiment et ne peut se dédoubler. À l’église d’El Biar, l’union du jeune couple est bénie par le nouvel évêque d’Alger, Léon Duval. Six cents personnes se pressent ensuite au dernier étage de la mairie d’Alger. De la terrasse qui domine le port, Jacques Chevallier a peut-être le temps d’apercevoir les paquebots qui arrivent à quai et de rêver à un enfant qui, il y a trente-deux ans, débarquait ici, un étrange sourire aux lèvres...
L’auteur, José-Alain Fralon, né à Constantine en 1945, a fait ses études secondaires à Alger. Journaliste au Monde, il a été successivement correspondant à Bruxelles, puis à Moscou avant d’intégrer le service des grands reporters.
Jacques Chevallier, l’homme qui voulait empêcher la guerre d’Algérie, Editions Fayard, juin 2012, Paris, 20 euros. Prochainement à Alger chez Casbah.
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