Je suis venu d’une famille d’argile et du verset « Amen » sur les épaules du passé j’avais un rêve, une mère j’avais un sac d’étoiles je suis venu de n’importe où des promesses d’une femme blessée je suis sorti de la déchirure d’un tissu » (…) (1).
Celui qui parle est un soldat, un combattant des sables, né sous la tente, dans un camp de réfugiés, avec une identité vacillante, une identité à reconquérir, un nom à porter et à défendre. C’est un enfant de la blessure et du rêve. Un rêve fou : une patrie, une terre et l’olivier. Le soldat est aussi un poète. C’est la voix de Mahmoud Darwich, poète de la résistance palestinienne.
La poésie palestinienne est contemporaine du temps brutal et de l’histoire falsifiée. Le peuple palestinien, expulsé de sa terre, disséminé entre les tentes noires et le désespoir, a tôt élevé la voix. Pas uniquement pour clamer des discours, mais aussi pour dire le quotidien de la mémoire entassée dans les camps, dire le rêve urgent, celui d’exister.
Aucun peuple n’a vécu sans poésie. Le peuple palestinien, peut-être plus que tout autre peuple, a mêlé la poésie à la lutte pour la survie, au combat militaire, à la résistance. C’est ce qui explique que la poésie palestinienne est d’abord un outil de combat qui se soucie peu des modes littéraires.
Cela n’enlève rien à sa qualité et à sa force. Elle a suivi de prés l’évolution politique. Ainsi, des poèmes des années 60 où le Palestinien cherche à faire entendre sa voix, on est arrivé aujourd’hui à des poèmes qui témoignent de la détermination d’un peuple à recouvrer sa terre et son identité.
Poésie pour l’existence, essentielle dans la mémoire du peuple, exigeante, elle dérange. Sa portée est réelle, d’où la subversion redoutée, notamment par les autorités d’occupation. Rares les institutions politiques et militaires qui n’ont pas essayé d’étouffer la voix du poète. Un grand poète palestinien, très populaire, Hummayad, fut assassiné en 1950 par l’occupant en Galilée. Il était aimé parce qu’il parlait pour ceux qui n’avaient pas droit à la parole. Sa poésie était contagieuse. Les chants de Hummayad continuèrent de circuler dans les camps, sous les tentes. Ce n’était pas la première fois qu’une voix était étouffée. Le poète marocain Abdellatif Laâbi rappelle dans son anthologie (2) le texte d’un jeune Palestinien anonyme qui fut pendu un matin de 1936 :
« O nuit Laisse le prisonnier terminer ses lamentations Ne crois pas que c’est la peur qui me fait venir les larmes je pleure sur ma patrie et sur les enfants que j’ai laissés à la maison Qui les nourrira après moi alors que mes deux frères avant moi ont été pendus… »
Dans Chronique de la douleur palestinienne, Mahmoud Darwich, répondant à la poétesse Fadwa Touqan, auteur de Je ne pleurerai pas, lui dit :
« Nous n’étions pas, avant juin, des nouveau-nés c’est pourquoi notre passion ne s’est pas émiettée entre les chaînes voici vingt ans, ô ma sœur que nous n’écrivons pas des poèmes mais que nous combattons. »
Pour Samih Al Qassim, poète des territoires occupés, la poésie n’est pas seulement un combat, c’est aussi le souffle de la vie : « La poésie pour moi veut dire : je suis vivant, j’existe. » Exister. Exister en dehors des légendes lassantes semées par les ancêtres, être de la terre, être la terre même, c’est cela la quête de l’identité. Samih Al Qassim, né en 1939 à Zarqah, rive orientale du Jourdain, n’a pas quitté la terre de ses ancêtres. Il a refusé l’exil, et il a fait de ce refus une résistance et un symbole. Il dit : « La mère symbolise les Arabes qui sont restés à l’intérieur du pays. » Son premier recueil — en vers rimés — a paru en 1958. Son titre : Cortège du soleil Mais c’est avec la défaite de juin 1967 que la poésie palestinienne a jailli comme l’urgence d’une nouvelle naissance. « Le 5 juin 67, je suis né de nouveau », dit Samih Al Qassim. Il écrit :
« Le cinq du mois, de juin dernier nous avons retourné à la mort ses valises diplomatiques le cinq du mois de juin dernier nous avons démuni le vent occidental de toutes les décorations entachées du sang des enfants et de la honte des décombres (…) mais pour que tout le monde, comprenne ce que j’ai dit je le répète le 5 juin dernier nous sommes revenus au monde. »
Avec cette génération de poètes palestiniens, nous sommes loin du courant pessimiste et lyrique de la poésie arabe en général. Il y a là plus qu’un appel à la résistance ; il y a la naissance d’un homme arabe nouveau, l’homme du refus qui martèle les mots dans la violence de l’histoire, l’histoire d’une révolution.
La réalité des camps et de l’exclusion, le vécu de la blessure et de la brutalité, imposent au poète palestinien la rupture avec la rhétorique classique et le refus de la lamentation. C’est une poésie qui se démarque d’un passé récent ou lointain, empreint de nostalgie ; elle ne fait pas de concessions ; elle dit la chute des masques et « la trahison des frères ». La rupture ne signifie pas l’abandon du patrimoine populaire. Au contraire, un poète comme Al Qassim a su revaloriser et intégrer ce patrimoine menacé de disparition dans cette nouvelle vision. C’est ce que fit avec la même exigence, Tawfiq Az Zayad, qui fut aussi est resté en Galilée. Il n’a pas quitté sa terre. Il a voulu être, avec son peuple, « gardiens de l’ombre des orangers et des oliviers » Il dit, dans J’étreins vos mains, s’adressant à ceux qui tentent de le déloger :
« Nous semons les idées comme la levure dans la pâte nos nerfs sont de glace mais nos cœurs expulsent le feu si nous avons soif nous presserons les pierres nous mangerons de la terre si nous avons faim mais nous ne partirons pas et nous ne serons pas avares de notre sang Ici nous avons un passé un présent Ici est notre avenir… »
Fadwa Touqan est née à Naplouse où elle resta après l’occupation de 1967. Témoin de la défaite et objet de l’humiliation quotidienne, elle dit la blessure évidente et insiste sur la haine qu’on a déposée dans son corps :
« O ma haine terrifiante ils ont tué l’amour en moi ils ont transformé le sang de mes veines en glycérine et goudron. »
On reprocha à un certain moment à Mahmoud Darwich d’avoir quitté les territoires occupés. (Il partit pour un an à Moscou puis revint s’installer à Beyrouth, où il dirige aujourd’hui la revue Chou’une Falastenia, qu’édite le centre de recherches de l’O.L.P.) Tout à fait à ses débuts, Darwich avait écrit un poème Carte d’identité, devenu l’un des poèmes les plus célèbres de la poésie palestinienne :
« Inscris je suis arabe le numéro de ma carte est cinquante mille j’ai huit enfants et le neuvième… viendra après l’été te mettras-tu en colère ? Inscris je suis arabe je travaille avec mes camarades de peine dans une carrière j’ai huit enfants je leur arrache du roc le pain les habits et les cahiers et je ne viens pas mendier à ta porte et je ne me plie pas devant les dalles de ton seuil te mettras-tu en colère ? (…) et j’aime par-dessus tout l’huile d’olive et le thym mon adresse : je suis d’un village perdu… oublié aux rues sans nom, et tous ses hommes… au champ comme à la carrière aiment le communisme te mettras-tu en colère ? » (…)
Dans ce poème, clair et direct, se reconnaîtrait tout homme à l’identité confisquée, humilié par une autorité occupante. Poème-tract, militant, il fut nécessaire au moment où l’entité palestinienne ne s’était pas encore imposée au monde. Mahmoud Darwich considère que ce poème est aujourd’hui dépassé, dans sa forme comme dans son contenu. Quand le public le lui réclame lors d’un récital, il refuse de le dire et se met en colère, car c’est politiquement que ce cri est dépassé. Continuer à le clamer serait ne pas tenir compte de l’évolution de la résistance et de ses acquis.
Les derniers textes de Mahmoud Darwich déconcertent ceux qui s’attendent à trouver une poésie de résistance classique, avec des slogans et des morceaux de bravoure. Mahmoud Darwich, devenu en quelque sorte l’« ambassadeur du rêve palestinien », a su éviter le piège de l’événementiel et du circonstanciel. Non seulement il a contribué à donner à la poésie palestinienne de nouvelles dimensions, mais il a participé, au même titre que le poète syrien Adonis, à la révolution de la poésie arabe d’aujourd’hui. Riche et difficile, complexe et très élaborée, la poésie de Darwich dépasse de loin le cadre d’une poésie de résistance et s’impose à l’avant-garde de l’écriture arabe.
On ne peut pas en dire autant de la poésie de Moine Bessissou, connu pour son art du récital. Il sait parler aux foules. Il a vécu la guerre civile du Liban et a été témoin de la chute de Tell-El-Zaatar. Cette présence sur les lieux de la tragédie l’a incité à écrire quotidiennement des poèmes dans le courant du réalisme symbolique.
Les camps et les massacres
La jeune génération, celle qui s’affirme en ce moment, ne tranche pas beaucoup sur le groupe Qassim-Touqan-Darwich. Elle, n’a pas plus d’audace dans le processus de refus et de rupture avec la poésie arabe classique. Disons que ces voix nouvelles ont tendance à politiser encore plus leurs écrits.
Khaled Abou Khaled, né en 1944 en Cisjordanie, travaille avec minutie la structure du poème. Sa démarche voudrait répondre à ses convictions marxistes. Ayant vécu et étudié au Caire, on sent encore dans sa poésie l’héritage des deux poètes égyptiens qui ont marqué la génération des années 60, Abd Assabour et Ahmed Higazy.
Voix paysanne, Khaled Abou Khaled ne s’écarte pas des thèmes constants de la poésie palestinienne : la terre, le retour. La terre chantée avec lyrisme. Un chant a plusieurs voix. Une façon de dire la complexité d’un vécu en suspens. Cette parole est aussi celle de la simplicité et de la sérénité, celle de la lucidité qui nomme les choses, comme dans cet extrait d’ Un voyageur :
« Vers toi, je suis emporté par l’oiseau de la nostalgie qui s’empare d’un petit ruisseau et d’une branche d’olivier où reposer ses ailes là derrière une saison de verdure… (…) Ces temps cruels, entendront-ils un jour la voix d’un sage annonçant l’approche de notre Jérusalem ? »
Auteur de cinq recueils, Khaled Abou Khaled vient de publier Ne me connaît que l’olivier, poème sur la guerre civile du Liban, où il était parmi les combattants.
Ahmed Dhahbour est, sans conteste, la révélation de ces dernières années. Certains le considèrent comme le nouveau Darwich. Après le massacre de 1970 à Amman, il publia Karbala, un des plus beaux textes de cette nouvelle génération des camps et des massacres (Jordanie, Liban).
D’origine très pauvre, ce garçon nu et pur a introduit dans la poésie palestinienne la réalité du camp. Sobre et d’une lucidité amère, Dhahbour s’efface derrière ce qu’il écrit. Il ne veut pas bouleverser l’écriture, mais dire, dans le langage des reclus sous les tentes, ce que l’époque fait subir à sa famille, à son peuple. Dans ce qu’il dit, il y a pudeur et vérité. Il désigne avec l’exigence de l’enfant ce qu’il ne peut supporter. Sans démagogie… Sans rhétorique. Il est là où il pense qu’il doit être : parmi les plus déshérités, parmi ceux qui luttent. Tout en étant très proche de Darwich, il se réclame plutôt des grands poètes classiques comme Al Mutannabi et Al Maâri. Le Palmier d’Amman est un de ses poèmes sur le massacre de 1970 :
« Ils sont partis… ils m’ont laissé sur le tronc du palmier j’ai alors grandi à travers ses branches j’ai grandi avec elles et, à témoin, je prenais le vent qui caressait mes blessures : des casques des soldats, une patrie tombait en loques des fenêtres du palais me parviennent les aboiements un toit tombe sur la tête d’un enfant le cri d’une mère affligée elle célèbre l’entrée des Rois au village tranquille (…) Abandonné à mes rêves brisés, je poussais dans la sève du palmier je suis devenu son parfum et son fruit… Et si un jour ils veulent me brûler, feu je deviendrai et je prends le vent à témoin… »
D’autres poètes méritent d’être connus, notamment May Sâegh, qui n’a certes pas la force de Fadwa Touqan, mais qui est une des voix les plus pertinentes. Il faut aussi citer Mourid Al Barghothi, Sakhr, Yahia Al Badaoui, etc. (3)
Abou Assadaq — la cinquantaine — tient une place à part. C’est un conteur. Un homme du peuple qui préfère raconter et parler plutôt qu’écrire. Il s’empare de l’événement et le raconte avec sensibilité et humour. Pour lui, un poème est une rencontre, rencontre avec la réalité qui se soulève dans le feu, dans le chant, dans la danse. Il célèbre le poème de la terre fêlée face à la foule qui ne se laisse plus bercer par le nostalgique de Oum Kaisoum ou alors la démagogie et l’opportunisme d’un poète comme le Libanais Nizar Qabani, connu pour chanter le corps de la femme, mais qui a remplacé dans ses textes la femme par la Palestine.
Le public du monde arabe reste très attentif à la poésie palestinienne. Lors du dernier passage de Mahmoud Darwich (4) au Festival de Carthage (avec Adonis et Qabani), le théâtre de plein air était archi-comble : plus de cinq mille auditeurs.
Concluant son anthologie, A. Laâbi écrivait en 1970 : « Ainsi, faisant fi des frontières créées par l’occupant, par-dessus les rives et les rampes, les rafales des combattants en même temps que les poèmes de Darwich, Al Qassim, As Zayad et de tous les poètes palestiniens se répondent nuit et jour en un dialogue hautement poétique et révolutionnaire. »
Parlant des enfants de 1948, Al Qassim dit :
« O mes frères bruns et nus rêvant d’un drapeau O mes frères éparpillés et ô mon poème malheureux nous avons encore à poursuivre l’oraison des justes il reste encore une ligne avant de boucler l’histoire. »
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