Cofondateur de SOS Racisme et ancien député socialiste, Julien Dray s’est retrouvé en 1965 entassé avec sa famille dans un studio du 18e arrondissement, « mal accueilli, comme la plupart des pieds-noirs ».
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« Mes souvenirs d’Algérie ? Le soleil, les plages d’Oran, la place Jeanne-d’Arc, où on mangeait des “crepone”, des glaces au citron servies dans des verres d’eau citronnée. Je suis né à Oran, en 1955, dans une famille juive, et j’y suis resté dix ans, jusqu’en 1965. Mes parents étaient des instituteurs de gauche, très engagés. Ils sont restés en Algérie après l’indépendance. C’était leur pays, ils y étaient très attachés. Et ils étaient favorables au premier président algérien, Ahmed Ben Bella, qui menait une politique très à gauche.
Dès la rentrée scolaire de 1962, mes parents ont joué un rôle important pour remettre les écoles en marche et les faire fonctionner à un moment crucial. Après les terribles massacres du 5 juillet, tous les Européens étaient partis, il ne restait quasiment plus d’enseignants. Les choses ont commencé à se gâter vers 1964, avec l’arrivée d’instructeurs syriens qui prônaient l’antisémitisme dans les programmes scolaires et la destruction d’Israël. Mon père a refusé qu’on enseigne ça à ses élèves. En 1965, quand Ben Bella a été renversé par le coup d’Etat de Houari Boumediene, ils ont compris qu’il était temps de partir.
On nous prenait pour des colons
On s’est retrouvés tous entassés dans un petit studio du 18e arrondissement de Paris, une ville qui, curieusement, m’a paru vieille et sale à côté d’Oran, lumineuse, propre, moderne. Comme la plupart des pieds-noirs, on a été mal accueillis. On nous prenait pour des colons. Je me souviens de l’instituteur qui m’avait mis au fond de la classe, avec un autre gamin pied-noir, comme pour nous reléguer le plus loin possible. Je me rappelle aussi m’être souvent battu, à la sortie de l’école, avec des gamins qui m’insultaient à cause de mon origine, de mon accent.
Toute cette histoire a eu une forte influence sur ma vie. Cette expérience de la marginalité nourrit un goût de la révolte et une volonté de justice. C’est aussi à cause de la guerre d’Algérie et de la façon dont mes parents l’ont vécue que j’ai attrapé le virus de la politique. Je baigne dedans depuis que je suis enfant. Même notre arrivée à Paris a déterminé mes combats. En 1965, c’était l’élection présidentielle. Mes parents étaient pour François Mitterrand car, à cause de l’Algérie, ils ne pouvaient pas être gaullistes. Ils estimaient que de Gaulle avait mal géré cette histoire de bout en bout. Malgré ses promesses, il avait oublié le petit peuple pied-noir d’Algérie, attaché à une terre qui était aussi la sienne.
Tout le monde les a laissés tomber, d’ailleurs, et c’est un drame. Je ne parle pas des gros colons exploiteurs, bien sûr. Je parle des classes populaires qui n’exploitaient personne, les employés, ouvriers, artisans, qui votaient d’ailleurs souvent à gauche. Je suis certain qu’après un rééquilibrage nécessaire du pays, ce petit peuple européen aurait pu trouver sa place dans une Algérie nouvelle et indépendante, et qu’il lui aurait été utile.
Au fond, il a manqué à l’Algérie le Mandela qui a permis à la communauté blanche de rester en Afrique du Sud, et qui a ouvert la voie à la réconciliation. Je crois que la blessure jamais cicatrisée vient de là. Tant de gens ont perdu une terre qu’ils aimaient. Bien sûr, la colonisation a été une horreur. Heureusement, à peu près tout le monde, aujourd’hui, est d’accord là-dessus. Mais j’aimerais beaucoup que l’Algérie prenne sa part pour réconcilier les mémoires. Qu’elle fasse un geste, qu’elle dise un mot pour apaiser la souffrance de tout ce petit peuple chassé de chez lui, et qui ne s’en est jamais remis. »
Propos recueillis par François Reynaert
Julien Drayest né en 1955 à Oran, il a été cofondateur de SOS Racisme et député socialiste pendant vingt-quatre ans. Il est depuis 1998 conseiller régional d’Ile-de-France.
De Frantz Fanon aux Black Panthers... La capitale algérienne a été durant un temps le pôle d’attraction de toutes les causes révolutionnaires. A 91 ans, la journaliste et militante américaine Elaine Mokhtefi raconte enfin cette époque d’effervescence.
Les Black Panthers dans les rues d’Alger pour le premier festival panafricain de la culture, en 1969. L’événement regroupe 60 000 participants, 31 pays africains représentés, et une dizaine de mouvements de libération présents.
De 1962 à 1974, Elaine Mokhtefi travaille comme journaliste et traductrice à Alger. Arrivée en Algérie en pleine effervescence post-indépendance, la jeune militante américaine est prise dans le tourbillon de l’histoire. Dans les coulisses, à l’ONU, et aux côtés des grands hommes qui ont marqué cette époque, elle devient un pilier des mouvements révolutionnaires qui se rejoignent ici. De cet itinéraire exceptionnel, elle a fait un livre remarqué, « Alger, la capitale de la révolution. De Fanon aux Black Panthers », publié en mai aux éditions La Fabrique.
Alors qu’on célèbre aujourd’hui la fête de l’indépendance algérienne et que les manifestations contre le pouvoir battent leur plein, la pasionaria de la cause algérienne Elaine Mokhtefi s’est livrée à « l’Obs ». Rencontre.
Militante antiraciste aux Etats-Unis, vous partez en Europe à l’âge de 23 ans. C’est à Paris que vous vivez votre première rencontre avec la cause algérienne, écrivez-vous. En 1952, vous assistez à un défilé du 1er-Mai, où vous voyez des ouvriers algériens marcher en queue de cortège. Ceux-ci vous évoquent alors les Noirs américains de votre pays dont vous aviez défendu la cause…
Oui, ils avançaient en cadence, les bras tendus, cherchant à rattraper le défilé auquel ils n’avaient pas eu le droit de participer. Ils étaient jeunes, sombres, maigres et pauvrement vêtus. Ces hommes me faisaient en effet penser aux Noirs que j’avais observés, lorsque j’étais étudiante en Géorgie dans les années 1940, errant sur les routes poussiéreuses du Sud, rejetés et désespérés. J’avais vu la ségrégation de près, je l’ai retrouvée ici. Dans certains quartiers, on donnait aux Algériens un certain type de travail, ils étaient casés dans des appartements à huit ou dix par chambre et subissaient le même genre de racisme que j’avais vu dans mon pays. La police, dans le métro et dans la rue, les harcelaient. Ce jour-là, j’ai réalisé que les Français n’étaient pas aveugles à la couleur de peau. C’était la première d’une série d’étincelles qui allaient soulever et aiguiser ma rage.
Vous arrivez à Alger peu de temps après l’indépendance. Quel souvenir en gardez-vous?
J’étais surprise de trouver une ville très moderne. Je me suis promenée et je me suis rendue compte très vite que la ville était divisée en deux : d’un côté la ville des Européens, de l’autre celle des Algériens. A cette époque, Alger accueillait tous les mouvements de libération et les gouvernements d’opposition. Il y avait les représentants de ceux qui luttaient contre Franco et Salazar, les Palestiniens, les Vietnamiens qui étaient en guerre contre les Etats-Unis, les Canadiens-Français, les organisations qui représentaient les guérillas d’Amérique centrale, du Guatemala, du Honduras, du Nicaragua. A tous les coins de rue, on rencontrait les représentants de l’ANC, de la Rhodésie. Et finalement, il y avait aussi les Noirs américains à travers les Black Panthers ! L’autre ville importante, c’était La Havane, mais Alger était plus facile à atteindre.
L’Algérie a-t-elle finalement raté quelque chose dans son histoire ? Alger aurait pu devenir une capitale importante pour l’Afrique en général.
Elle l’a été. Le premier festival panafricain de la culture en 1969 a été un événement qui dépassait l’imagination : 60 000 participants, 31 pays africains représentés, une dizaine de mouvements de libération présents, des délégations venues du Vietnam, de la Palestine, de Cuba, de la diaspora noire du Brésil et des Etats-Unis. Les chanteuses Nina Simone et Miriam Makeba, le saxophoniste et le pianiste de jazz Archie Shepp et Oscar Peterson avaient fait le déplacement. C’était mieux que Woodstock, m’a-t-on dit un jour. Et c’est vrai !
A quel moment la militante que vous étiez est devenue activiste de la cause algérienne ?
Lorsque j’ai rencontré Frantz Fanon à Accra, au Ghana, en 1960. J’avais 32 ans. J’avais organisé une réunion pour un sommet panafricain et j’étais déjà en faveur de l’indépendance de l’Algérie. A l’époque, on ne pouvait pas ne pas prendre position. Je me suis engagée à tout faire pour qu’il puisse passer une résolution en faveur de l’indépendance de l’Algérie et des colonies africaines en général. Après cette réunion, quand je suis allée voir mes parents aux Etats-Unis, je suis passée à New York où j’ai rencontré le chef du bureau de la délégation du FLN. Il m’a tout de suite demandé si je voulais rester. J’ai dit oui et je me suis engagée.
Qu’est-ce qui, chez le Martiniquais Frantz Fanon, vous a éveillée à cette cause ?
Il était le représentant du GPRA, le gouvernement provisoire de la république algérienne. Il s’occupait de la politique africaine de l’Algérie. Il parlait donc au nom de ce pays et se sentait lui-même très algérien. Je le respectais comme le représentant de l’Algérie.
Frantz Fanon était un homme éminemment politique, il pensait et discutait politique à longueur de journée. Il était par ailleurs psychiatre et avait une fine connaissance de l’être humain. Il nous parlait de l’Afrique qui allait se soulever, de l’homme nouveau en devenir. Il imaginait réellement l’avenir. Petit et chétif, il donnait l’impression d’être tout le temps pressé et ils nous répétaient : « En avant ! »
Quand il est reparti aux Etats-Unis, il était très malade et se savait condamné. Au bureau algérien, j’étais la seule personne à le connaître, c’est pourquoi on m’envoyait régulièrement à Washington pour que je m’assure qu’il soit bien traité et qu’il avait tout ce qu’il fallait. Il est mort six mois avant l’indépendance.
Vous avez également rencontré beaucoup d’hommes qui sont devenus ensuite des personnages politiques de premier plan en Algérie...
C’est vrai. Au siège des Nations unies, dans le petit bureau du FLN de New York où je travaillais, j’ai croisé la route de Mohamed Seddik Benyahia, Ahmed Taleb Ibrahimi, Krim Belkacem, Ahmed Boumendjel, ou Lakhdar Brahimi, qui deviendront tous des membres éminents de la hiérarchie algérienne. Ils venaient à l’ONU pour tenter d’influencer les Etats en faveur d’une résolution pour l’indépendance de l’Algérie. J’étais très admirative ; ils avaient réalisé des actes politiques et militaires pendant et avant la guerre. Ils venaient à cinq ou six à l’ONU et militaient auprès des différentes délégations, et notamment auprès de celles des anciennes colonies qui avaient tendance à suivre la France, pour les convaincre de voter en faveur de cette résolution. La pression de la France, qui combattait la résolution ardemment, était très forte, vous imaginez bien.
Ce travail en coulisses, dont vous avez été l’une des premiers témoins, était au fond aussi important que ce qui se passait sur le terrain militaire.
Les Algériens ont commencé la guerre avec des couteaux suisses de scouts et des fusils rouillés. Ils ne comptaient pas défaire la France avec des machins pareils. La France était la quatrième puissance militaire du monde. Elle avait des avions, des tanks, des bateaux depuis lesquels elle pouvait tirer des bombes vers les côtes. Les Algériens savaient très bien qu’ils ne pouvaient pas faire face à cela. Alors, ils ont commencé très tôt à investir la scène internationale, à assister aux réunions étudiantes, syndicalistes, de juristes, pour essayer d’avoir du soutien du monde entier. Une partie de cette guerre a été gagnée au sein des institutions internationales. Quand en 1961, l’ONU a voté en faveur de l’indépendance de l’Algérie, les Etats-Unis se sont abstenus au lieu de voter contre, le glas avait sonné.
Vous avez connu Abdelaziz Bouteflika, dont vous avez été l’interprète lors de certaines conférences internationales, au moment où il était ministre des Affaires étrangères. Quelle image gardez-vous de lui ?
L’Office national du tourisme, où je travaillais en Algérie, faisait partie de son portefeuille ministériel, celui de la Jeunesse, des Sports et du Tourisme. Je l’ai rencontré à ce moment-là. Il m’a demandé de rédiger un rapport sur les mouvements internationaux de la jeunesse. Plus tard, devenu ministre des Affaires étrangères, il m’a sollicitée de nouveau pour traduire en anglais le discours de Ahmed Ben Bella qui partait pour une réunion fondatrice de l’OUA [Organisation de l’unité africaine, remplacée par l’Union africaine en 2002, NDLR] à Addis Abeba.
Je l’ai croisé avec le personnel de son département dans une villa où l’on m’avait donné un bureau. Je l’entendais discuter avec ses collègues du ministère. Il intervenait de façon très abrupte et très autoritaire. C’était un petit bonhomme avec une grande ambition. Ainsi qu’un bon manœuvrier. Quand Ahmed Ben Bella a voulu le mettre à la porte, il a réagi. On a dit qu’il était l’instigateur du coup d’Etat de Houari Boumédiène contre Ben Bella. Cela ne m’a pas étonnée de le voir prendre le pouvoir en 1999.
Quels sont vos plus grands moments avec les Black Panthers, que vous avez eux aussi bien connus à Alger ?
C’est avant tout ma première rencontre avec Eldridge Cleaver, le porte-parole des Black Panthers. Je savais bien qui il était, parce que j’avais lu son livre et que je m’étais intéressée à l’histoire du mouvement. Un jour, on m’a demandé d’aller le voir à son hôtel pour lui venir en aide. C’était un homme très grand, très fort, impressionnant physiquement. Il m’a raconté son départ clandestin des Etats-Unis, son arrivée sur un bateau à Cuba, puis son départ pour l’Algérie. Personne ne se doutait de sa présence ici, sauf l’ambassade cubaine et deux personnes, dont celui qui m’avait téléphoné.
Eldridge Cleaver voulait savoir comment prendre contact avec les autorités algériennes, car il voulait rester à Alger. Les Cubains, eux, voulaient l’envoyer au Moyen-Orient. J’ai donc téléphoné au commandant Slimane Hoffman, en charge du mouvement de libération au sein du FLN. Je lui ai dit que Cleaver était là, qu’il était le ministre de l’information du Black Panther Party, qu’il était arrivé clandestinement à Alger et qu’il voulait donner une conférence de presse. Le commandant a donné son feu vert. Et Cleaver a pu rester.
Eldrige Cleaver, porte-parole des Black Panthers, et Elaine Mokhtefi, au quartier général du FLN, à Alger en 1969.
Vous avez permis beaucoup de choses grâce à vos coups de fil discrets !
Disons que j’étais au bon moment au bon endroit. J’ai eu beaucoup de chance. Au cours des trois ans durant lesquels Cleaver est resté en Algérie, je suis devenue en quelque sorte sa complice, jusqu’à un certain point.
Jusqu’à ne pas le dénoncer lorsqu’il vous a avoué qu’il avait tué Clinton « Rahim » Smith, un de ses camarades des Black Panthers ?
J’étais en effet, je pense, la seule personne à être au courant pendant des mois. C’est la première fois que je le raconte. Quand Eldrigde est rentré à Harlem, il a été soupçonné mais pas inculpé.
Après avoir été témoin des guerres fratricides au sein du FLN, puis des Black Panthers, n’avez-vous jamais perdu la foi ?
J’ai toujours gardé l’espoir que ce serait mieux après. Ces hommes ont peut-être été décevants, mais je ne me suis jamais dit qu’il fallait arrêter. Il faut continuer à être solidaires pour lutter pour un monde meilleur. Et ne pas reculer.
Vous venez de publier une autobiographie qui est en même temps un récit des années 1950 à 1970 à Alger. Pourquoi raconter votre histoire aujourd’hui ?
Les jeunes, des deux côtés de la Méditerranée, ne connaissent pas bien cette histoire. En France, on a encore du mal à admettre ce qu’était la colonisation. En Algérie, on leur a dit que tout le monde avait été un héros pendant la guerre d’indépendance. Il y a encore beaucoup trop de non-dits entre les deux pays.
L’Algérie vit depuis le 22 février aux rythmes de manifestations hebdomadaires pour demander la fin du système au pouvoir. Comment regardez-vous ces évènements?
Je n’ai jamais arrêté de m’intéresser à l’Algérie. Tous les matins, depuis New York, dans mon appartement à l’ouest de Manhattan, je me connecte à internet et je lis « El Watan ». Je me sens partie prenante de l’histoire de ce pays et de l’engagement des Algériens. J’ai toujours suivie avec beaucoup d’émotion ce qui s’y passe, comme si c’était mon pays. Quand j’ai appris que le peuple se soulevait, je me suis dit : « Enfin ! » C’est un réveil extraordinaire, une deuxième révolution. Tout le monde descend dans la rue, les Algériens s’organisent et élaborent des projets pour l’avenir qui ne pourra être, je le souhaite, que meilleur.
Oui, d’autant plus qu’en novembre, je m’étais rendue à Alger, pour la première fois depuis quarante-quatre ans et que je l’avoue, je n’avais pas senti ce mouvement arriver. Au contraire, j’ai eu la sensation d’un peuple fatigué, un peu triste, sans espoir réel. Je n’ai pas perçu la magie ni l’énergie annonciatrices d’un tel élan. J’étais étonnée par ce qui m’apparaissait comme de l’inertie, comme j’ai été étonnée par ce réveil. Il est certain que le cinquième mandat, c’était la goutte de trop, inacceptable. Les gens songeaient depuis longtemps à se révolter. On leur en a donné une occasion rêvée.
Retrouvez-vous ici la fièvre révolutionnaire qui a animé le peuple algérien dans les années 1950, puis après, dans les années 1960 et 1970 ?
A notre époque, la révolution a vite été détournée. Je ne suis pas sur place, mais quand je vois les images qui nous parviennent, c’est très encourageant et très excitant. Des femmes, des étudiants, des vieux et des jeunes participent au mouvement. Ils savent que leur avenir est à construire et qu’il ne peut l’être que dans un pays démocratique où prime la justice. Après cent trente-deux ans de colonialisme français et un demi-siècle de régime corrompu, les organisations se réunissent avec un esprit de solidarité, d’égalité et de justice. Ils sont bien partis pour faire changer les choses. Les réactions des manifestants sont très intelligentes, ils ne se laissent pas piéger par les manœuvres du pouvoir. Désormais, le peuple n’est plus dupe.
A l’indépendance, 90% de la population était analphabète. Il y avait 500 diplômés d’université et 1 500 qui se formaient à l’étranger. Un million de personnes qui participaient à l’économie du pays est parti. L’Algérie était dans une situation difficile. Avec l’aide de l’étranger, des progressistes, des avocats, des enseignants, des médecins, les Algériens se sont donnés cette tâche de construire un pays avec rien. Aujourd’hui, ça ne peut pas être pareil, les circonstances sont très différentes.
Raymond (Masai) Hewitt, Julia Wright et David Hilliard : les Black Panthers dans la Casbah d’Alger en 1969. (LA FABRIQUE - COLLECTION PRIVÉE
Ahmed Ben Bella, premier président de l’Algérie indépendante, et son ministre de la Défense, Houari Boumédiène, qui prirent le pouvoir en 1962, ont utilisé « la force et les méthodes brutales, plutôt que les processus démocratiques » comme « instruments essentiels du gouvernement», dites-vous. Cela résonne encore avec la situation actuelle...
C’est le cas depuis lors, oui. Ils ont cru que la révolution était à eux. Ils n’ont pas respecté la démocratie. Le parti unique a gouverné seul pendant des années. Les méthodes étaient autoritaires. Ahmed Ben Bella admettait la torture. On ne parle pas de ce genre de choses, mais il ne faut pas l’oublier.
«Les Algériens font du secret une idéologie, ils sont taiseux, écrivez-vous. Nécessaire pendant la guerre contre la puissance coloniale, cette pratique est restée en place et dure encore aujourd’hui. »
Le discours officiel couvre tout et le système est opaque. Cela remonte à loin. Pendant la guerre, le secret était nécessaire. Il était trop dangereux de ne pas savoir tenir sa langue. Le FLN était partout et il ne fallait rien ébruiter. Moi-même, j’ai appris des Algériens l’importance de rester silencieux et discret. Ensuite, le secret est devenu nécessaire pour ceux qui se sont emparés du pouvoir et souhaitaient le garder. Et c’est rester ainsi. Mais les jeunes d’aujourd’hui sont prêts à rompre avec cette tradition.
Continuez-vous à militer et à manifester aujourd’hui?
Oui. Je manifeste à New York pour le climat, pour les femmes et contre Donald Trump. Je fais ce que je peux. Aujourd’hui, je travaille surtout avec American Civil Liberties Union, une organisation des droits de l’homme pour les droits civiques.
Vous venez d’une famille juive et ouvrière. Pensez-vous que ces origines familiales ont joué dans votre engagement?
Elles m’ont formée, en effet. Durant mon enfance, l’antisémitisme aux Etats-Unis était encore plus fort qu’aujourd’hui. Il était même assumé. J’ai donc appris à me battre et à ne pas me résigner. C’est logiquement ensuite que j’ai soutenu la lutte contre l’apartheid et les colonies en Afrique. Mais c’est véritablement en Europe que j’ai pris conscience de l’abomination du colonialisme.
Comment interprétez-vous la montée actuelle des mouvements réactionnaires et conservateurs en Europe?
C’est effrayant, c’est la réaction de l’homme blanc. De celui qui croit que l’autre veut prendre ce qu’il a construit. Ce qui est faux. Le migrant veut vivre pleinement, c’est tout, il ne cherche pas à annihiler l’autre.
Vous faites plusieurs fois allusion aux délégations palestiniennes dans votre ouvrage. Est-ce une cause qui vous tient à cœur ?
Tout le monde aujourd’hui a laissé tomber la Palestine. Même les pays arabes. Ils s’agitent mais ne font rien pour sortir la Palestine du trou dans lequel elle se trouve. C’est l’un des problèmes les plus dramatiques dans le monde du XXe et XXIe siècle. Pour ma part, je continuerai à soutenir les Palestiniens jusqu’au bout. Avec ce gouvernement Trump, les jeunes, aux Etats-Unis, commencent à comprendre ce problème. La discussion n’est plus fermée comme avant, surtout dans les universités. Cela me semble positif.
La révolution est toujours à faire pour vous ?
Oui, surtout aux Etats-Unis. Il faut plus de justice. Un gouvernement doit pouvoir proposer à ses citoyens un droit de la santé, une éducation. Quand le pays a des ressources, il doit pouvoir fournir à ses citoyens cette base-là. Je crois qu’il nous faut un gouvernement plus socialiste. Le chemin sera long. Mais pour la première fois au Congrès américain, on a entendu des députés prononcer le mot « socialiste ». Et de plus en plus de parlementaires femmes demandent une meilleure politique en matière de santé, d’instruction et d’aides sociales.
Vous aviez été expulsée d’Algérie en 1974 et interdite de territoire depuis lors. Comment avez-vous pu y retourner?
Pendant longtemps, mon nom était sur une liste noire à l’aéroport. En 1974, j’avais été expulsée à cause de mon amitié avec Zohra, la femme de l’ancien président algérien Ben Bella. A plusieurs reprises, j’ai demandé à des amis et à des connaissances de débloquer la situation. Et juste avant la mort de mon mari, il y a trois ans, la consul de New York m’a demandé de lui raconter tout ce qui s’était passé, puis elle a réussi à faire retirer mon nom de la blacklist. Dès que j’ai su cela, j’ai demandé un visa et je suis partie !
L’Algérie, c’est votre pays, au fond ?
Oui, je me sens liée à ce pays, je n’ai jamais autant milité, autant cru, autant aimé qu’en Algérie. J’ai même épousé un Algérien. Nous avons vécu à New York en parlant de l’Algérie nuit et jour, du petit déjeuner jusqu’au dîner. L’Algérie est en nous de la tête aux pieds et jusqu’à la mort. C’était toute notre jeunesse. Quitter ce pays a été très douloureux. Je m’en suis remise. Mais, je n’ai jamais oublié. Et d’une certaine manière, je ne l’ai jamais quitté.
Elaine et son mari Mokhtar Mokhtefi, à Alger en 1972. (LA FABRIQUE - COLLECTION PRIVÉE
Votre livre a connu un très beau succès aux Etats-Unis. C’était inattendu pour vous ?
Je ne me serais jamais imaginé un tel intérêt et une telle effervescence autour de ce livre. J’ai fait de grandes tournées, j’ai été invitée dans les universités, à Princeton, à la New York University, c’était incroyable. Ça faisait si longtemps que je gardais cette histoire pour moi que je suis très heureuse de voir qu’elle parle à d’autres gens que moi.
BIO/ Née en 1928 à New York, Elaine Mokhtefi, née Elaine Klein, est issue d’une famille juive de la classe ouvrière américaine. La lutte pour l’indépendance l’a conduite à vivre douze ans en Algérie où elle a travaillé comme journaliste et traductrice. Elle s’est mariée à un ancien membre de l’Armée de libération nationale (ALN) devenu écrivain, Mokhtar Mokhtefi, décédé en 2015. Elle publie : « Alger, capitale de la révolution ».
Propos recueillis par Sarah Diffalah et Marie Lemonnier
La cinéaste regrette la place prise par les figures de la guerre d’Algérie dans l’espace public de son pays. « Le devoir de mémoire doit permettre aux jeunes de se rêver, de se penser de façon heureuse, et non de manière mortifère et revancharde. »
La cinéaste Sofia Djama, en 2016. (BERTRAND NOEL/SIPA)
« Quand des pancartes à la gloire des figures de l’indépendance ont fleuri dans les manifestations du Hirak [le mouvement de contestation anti-régime né en février 2019, NDLR],je me suis dit : on marche sur la tête ! On réclamait un changement radical du système, une mise en valeur de la jeunesse, et voilà qu’on ressortait des figures héroïques de la guerre d’Algérie et des personnages qui ont une légitimité historique. On a apparemment encore besoin de paternalisme.
Oui, l’Algérienne libre que je suis le doit indiscutablement à des figures prêtes au sacrifice suprême pour l’idéal d’une nation. Je pense à Djamila Bouhired, Djamila Boupacha, Zohra Drif, Maurice Audin, Henri Maillot, Hassiba Ben Bouali, et tant d’autres. Mais à 12 ans, le nom qui résonnait le plus en moi était celui de l’athlète Hassiba Boulmerka [première athlète algérienne à offrir une médaille d’or à son pays lors des Jeux de Barcelone en 1992, NDLR] car elle représentait la joie au moment le plus dur de notre histoire, la guerre civile.
Au-delà de la résistance face aux islamistes, qui la menaçaient dans les années 1990 parce qu’elle pratiquait un sport et courait en short, elle a été un exemple absolu de conquête et de performance, en interne comme à l’international. Elle représentait quelque chose que je pouvais atteindre, elle m’autorisait le désir et la rage de vaincre, un truc délicieusement individuel, une construction égoïste, mais que le monde entier pouvait admirer. Qu’est-ce que ça faisait du bien de se dire : c’est possible de construire un truc pour soi, de revendiquer le droit à la singularité et pas seulement à une ambition collective. Enfin, grâce à elle, on parlait de l’Algérie autrement qu’à propos de sa guerre civile, sa guerre d’indépendance ou ses rapports avec la France.
C’est elle que j’ai envie de raconter dans mon prochain film. J’ai besoin de m’identifier à des personnes vivantes, à des icônes joyeuses. Djamila Bouhired a incarné des luttes, mais c’était trop sacrificiel, trop lourd, trop dur. Nous sommes un peuple lourd, dur et pessimiste, comme inaptes à la joie. On n’arrive pas à se projeter. Le régime ne nous le permet pas, mais surtout on est très abîmé par le devoir de porter la mémoire de nos parents, de nos grands-parents, de cette guerre d’indépendance… Comme si on leur devait reconnaissance ad vitam aeternam.
Permettre aux générations de se rêver
Pendant le Hirak avec des amis, nous avons eu l’occasion de discuter avec un ancien moudjahid [un ancien combattant, NDLR]. Nous l’avons quelque peu bousculé par nos propos et nos revendications. A la fin de la conversation, je lui ai demandé pardon pournotre impertinence, il a répondu très naturellement que c’était précisément pour cela que lui et ses camarades s’étaient battu. Selon moi le devoir de mémoire devrait permettre aux générations suivantes de se rêver, de se penser de façon heureuse, et non pas de manière mortifère et revancharde.
Prenons garde à ce que le pouvoir n’accapare pas le Hirak pour l’intégrer à son récit national. Quand j’entends les détenteurs de la parole officielle convoquer le “Hirak béni”, je m’inquiète : va-t-on reproduire le schéma utilisé pour le récit de la guerre d’indépendance ? Quand est-ce qu’on pourra se raconter entre individus, et exprimer le Hirakde nos individualités ?
Oui, il y a un désir profond de se réapproprier l’histoire, l’émancipation est nécessaire, mais pour cela, il faut la documenter, la retravailler et notamment dans les manuels scolaires. A l’école, on nous enseignait la “Glorieuse Guerre”, les massacres, le 8 mai 1945, la résistance à la conquête française… Tout ce qui pouvait développer en nous du patriotismeet un nationalisme primaire. Ontraitait vaguement la période ottomane,la conquête par la France, pour arriver très vite à 1954, considéré comme la date de naissance de l’Algérie. Il n’y avait rien sur ceux qui avaient combattu aux côtés des Algériens. Rien sur Maurice Audin, rien sur Henri Maillot, alors que l’un a une place centrale à son nom à Alger, l’autre un hôpital ! On ne parle des femmes résistantes, qui furent si nombreuses, que de manière exceptionnelle. Les personnages historiques deviennent iconiques mais sans contexte, comme s’ils étaient évanescents. On doit juste se souvenir du nom, le glorifier. On a été éduqué à la soviétique : dans le culte dupeuple courageux qui a souffert. Il y a d’un côté une masse populaire,de l’autre des héros inaccessibles. Et au milieu, rien.
Réunissons les paroles existantes des deux côtés avant qu’elles ne s’éteignent. N’oublions pas que des personnes sont venues de partout dans le monde pour prendre part à la lutte pour l’indépendance. Rappelons que la cause algérienne a été internationale, qu’il a existé des femmes comme Elaine Mokhtefi, une Américaine qui a épousé la cause algérienne.
Ma guerre a été la guerre civile des années 1990
Mon père a fait la guerre, mais comme beaucoup de gens, il n’en parlait pas ou peu. J’ai su très tard, à la fin de sa vie, qu’il avait failli être balancé dans la Seine le 17 octobre 1961 à Paris. Une des rares fois où je l’ai entendu parler de la guerre, c’était lors d’un incident avec un policier. A 75 ans, il s’est emporté : “Je n’ai pas tué des gens pour me faire traiter comme ça. Tu es libre parce qu’on s’est battus !” Je découvrais, horrifiée, que mon père, membre du FLN, avait tué un homme du MNA, la faction algérienne rivale. On a eu une discussion à laquelle il a mis rapidement fin par ces mots : “C’était la guerre.” On n’en a jamais reparlé. Et désormais il n’est plus là. Il a traîné ce poids toute sa vie, seul. Il a fait la guerre, comme tous les autres, par conviction, sans rien attendre en retour.
Dans mes films, je n’ai jamais eu envie de revenir sur l’histoire de l’indépendance. On a été tellement saoulé par le récit officiel… Et puis, raconter la guerre d’indépendance suppose un travail minutieux de documentation. Or l’accès aux archives est restreint. La censure est lourde. Les lois imposent que toute réalisation touchant au récit national obtienne le feu vert de la présidence et du ministère des moudjahidines. Nous ne sommes pas libres d’avoir notre propre point de vue. Ça ne donne pas envie d’aborder cette thématique ! Je n’ai pas envie de batailler, ni de chercher un financement à l’étranger pour aller tourner le film au Maroc. Ça n’aurait pas de sens.
Non pas que je ne sois pas reconnaissante de cette lutte et de ce combat qui a été mené. Si je suis là, droite dans mes bottes, et que je fais des films, c’est grâce à cette lutte. Nous en sommes les héritiers. Mais ma guerre à moi, c’est la guerre civile des années 1990. Quand il a été question que nous quittions l’Algérie, mon père n’a pas voulu. Il pensait que cela allait s’arranger, il était dans le déni. Il lui était difficile de se dire que son pays était en train de basculer dans une guerre intestine, lui qui s’était battu contre la France pour que son pays puisse se choisir un destin, se construire dans la prospérité, l’égalité et les idéaux de cette époque-là.
Quand je vois le nombre de personnes arrêtées et emprisonnées pour leurs opinions en Algérie, je ne peux m’empêcher d’être dubitative quant à la volonté du gouvernement algérien de mener ce travail de réconciliation des mémoires. Mais je reste optimiste. Un tel travail nous permettrait certainement de nous réparer, car il s’agit d’un pan important de l’histoire qui nous a construits. C’est important également pour la France, surtout pour les Français d’origine algérienne, afin qu’ils soient capables de se relier à leur propre histoire. On pourrait imaginer un Erasmus entre les deux pays. »
Propos recueillis par Sarah Diffalah
Sofia Djama est née en Algérie en 1982. Elle a réalisé « les Bienheureux » en 2017.
L’écrivaine Valérie Zenatti décrit la façon dont ses parents parlaient de l’Algérie. Pour elle, enfant, c’était « une Atlantide ». Il lui semblait « plus réaliste d’aller un jour sur la Lune » que de se rendre à Alger ou Constantine.
« Le ton sur lequel certains mots sont prononcés vous transmet un sens secret que vous mettrez parfois des années à déchiffrer. C’était le cas de “l’Algérie”, pays où mes parents ont grandi. La dernière syllabe, ouverte, traînante, semblait vouloir établir un pont à travers l’espace et le temps pour rejoindre ce qui m’apparaissait alors comme un continent englouti. L’Algérie a longtemps été pour moi une Atlantide, avec des décors extrêmement précis dans les récits familiaux : “On remontait la rue Caraman, au coin il y avait un boulanger chez qui on allait faire cuire notre pain, et puis juste en face il y avait un cordonnier. Pour aller au lycée, on devait monter cent dix marches, quand il neigeait on arrivait tout essoufflé. Et pour aller à l’hôpital ou à la gare, il fallait prendre le pont suspendu, tu n’imagines pas le vertige.”
Un décor précis et pourtant inaccessible à mes yeux d’enfant, car les récits s’achevaient immanquablement sur les phrases : “De toute façon, c’est fini, on ne pourra jamais retourner là-bas, il n’y a plus rien”, et parfois, les yeux dans le vague, “On a laissé nos morts là-bas”.
Ici, on n’est plus en Algérie
Dans ce décor s’étaient jouées plusieurs pièces : celles de l’intimité familiale, de l’école, de la pauvreté, des fêtes et de la guerre, avec son corollaire le plus puissant, la peur. L’Algérie contenait la quintessence de la vie, de l’arrachement, de la nostalgie pour mon père… Et pour ma mère, un pays qu’il avait été bon de quitter malgré tout car un nouvel espace de liberté s’était ouvert pour elle en France métropolitaine, et il lui arrivait de dire : “Ici, on n’est plus en Algérie”, avec un brin de soulagement.
Je m’étonnais, sans avoir les mots pour formuler cet étonnement. On pouvait donc parler d’un pays comme d’une personne, avec autant d’amour que de ressentiment ? Mais il y avait une question encore plus enfouie : pourquoi tout retour était-il impossible ? Comment admettre qu’un pays continue d’exister sans pouvoir y mettre les pieds ? Comment accepter que l’idée d’aller un jour sur la Lune me paraissait plus réaliste que me rendre à Alger ou Constantine ? C’était ainsi.
Parfois, intérieurement, je me rebellais contre le mot “pieds-noirs”, qui avait surtout pour moi une connotation sale, d’autant plus que pour ma grand-mère, l’une des premières marques de respect vis-à-vis de soi-même était d’avoir les pieds impeccables, et qu’elle me répétait inlassablement lorsque je jouais chez elle : “On ne va pas du parterre au lit.”
Passant toute mon adolescence en Israël, j’ai mis de côté l’Algérie dans mes questionnements. Je vivais mon propre arrachement, mon propre exil, même s’il était bien différent et que la France restait à portée d’avion. Et aussi une autre guerre, “israélo-arabe” ou “israélo-palestinienne” selon les périodes. Il y avait fort à faire pour comprendre le présent.
Je voyais de mes yeux le décor transmis par les récits
Mais je me sentais profondément façonnée par les guerres, par le fatras de l’Histoire qui ballotte des vies, les fracasse, parfois leur permet de naître. C’est sans doute pour cela que de retour en France, je suis devenue journaliste pendant quelques années. J’ai insisté pour partir à Sarajevo au début de 1994. Savoir qu’une guerre se jouait “aux portes de l’Europe”, comme on disait à l’époque, était incompréhensible pour moi. Mais une autre guerre se jouait en Algérie, une décennie noire avec son cortège de massacres et d’horreur. J’ai fait une tentative auprès de ma rédaction pour y aller. Le rejet fut sans appel : femme, Française, juive, un cas de cumul qui m’interdisait tout espoir. Je n’ai pas insisté car au fond de moi, j’avais plus peur d’aller en Algérie qu’à Sarajevo, où nous avions pourtant essuyé des tirs.
De ces années-là je garde une phrase que je me répétais : “J’ai mal à l’Algérie”, sans être vraiment capable de l’expliquer.
En 2011, l’adaptation de mon livre “Une bouteille dans la mer de Gaza” sort au cinéma. C’est aussi le moment où je commence à “tourner autour de l’Algérie” dans mon écriture. Je ne fais pas le lien avec le cinquantenaire de l’Indépendance qui approche, mais cet anniversaire a sans doute joué inconsciemment. Je commence à mener une enquête familiale, je me raccroche aux peu de traces qui restent de ce passé : un cahier d’écolier, une carte d’identité, un mot envoyé par mon grand-père à ma grand-mère avant leur mariage. Je tâtonne, me perds, écris un texte bancal. En avril 2012, un mail surgit sur ma boîte. Objet : Invitation en Algérie. Les instituts français nous invitent, Thierry Binisti, le réalisateur, et moi, pour présenter son film, mon livre. Quatre villes sont au programme : Annaba, Constantine, Oran et Alger.
Et c’est le 12 novembre 2012 que j’ai posé le pied à Constantine, envahie par un sentiment d’incrédulité d’une intensité inouïe. J’y étais. Je voyais de mes yeux le décor transmis par les récits, je “reconnaissais” les rues sans les avoir jamais vues. L’espace rejoignait le temps, j’étais accueillie dans la ville que ma famille avait fuie comme une amie venue parler d’un conflit dans lequel toutes les blessures se mêlaient, et toutes les réconciliations semblaient possibles. C’est avec la sensation unique du sol de Constantine sous mes pieds que, de retour en France, j’ai commencé à courir sur le fameux pont suspendu [de Constantine, NDLR] avec le jeune oncle de ma mère. Je ne l’ai pas lâché pendant plusieurs mois, je l’ai aimé au point de répéter son nom dans un titre, “Jacob, Jacob”. »
Valérie Zenatti, née en 1970 à Nice, est écrivaine, traductrice et scénariste. Elle a publié en 2014 « Jacob, Jacob » (prix du Livre Inter), inspiré de la vie d’un grand-oncle, juif de Constantine, enrôlé pendant la Seconde Guerre mondiale et mort à 19 ans sur le front alsacien.
« Fruit de deux nationalités qui se sont opposées », la romancière Nina Bouraoui a souvent évoqué l’Algérie de son enfance dans ses œuvres. Elle confie avoir abrité une « dualité », « une violence inconsciente et aussi des conflits de loyauté ».
« La mémoire de la guerre d’Algérie m’a aété transmise par ma mère française qui raconte dès mon enfance l’OAS (Organisation armée secrète), la torture, la résistance, son engagement intellectuel depuis la France, la libération, l’indépendance de l’Algérie, ses espoirs quand elle arrive dans un pays qui va se reconstruire et aussi une certaine désillusion je crois, mais jamais de regrets. Plutôt la transmission de l’idée de liberté, de dignité d’un peuple qui a gagné son indépendance.
Mon père livre une histoire intime, commune à d’autres foyers algériens dits “français musulmans”. Une famille à Jijel, à l’est d’Alger. L’aîné, Amar, inscrit en troisième année de dentisterie, décide de prendre le maquis pour l’indépendance de son pays. Mon père veut le suivre. Amar l’en empêchera et fera promettre à son entourage de sauver ce petit frère doué, inscrit à l’Ecole normale d’instituteurs de Constantine. Avant la sauvagerie, mon père évoque des souvenirs heureux, lumineux, ses professeurs français, la culture française, Ronsard en particulier, ses camarades de classe, ces pieds-noirs, français, italiens, espagnols. Il y a eu aussi de la fraternité, de l’amour, de la transmission dans cette Algérie française, c’est important de le rappeler, de ne pas l’oublier.
Les souvenirs qui m’ont été transmis, moi qui ai grandi en Algérie jusqu’à mes 14 ans, s’apparentent à une forme de légende familiale. Ils évoquent pour moi, non l’état d’un pays ou le pouvoir d’une force sur une autre, mais plutôt la nature du lien qui unissait mes parents et qui dépassait peut-être les contours de l’amour. Ils se rencontrent en France. La guerre d’Algérie va agir comme une forme de catalyseur sur leur histoire : violence du racisme, engagement intellectuel de mes parents, politisation de la jeunesse des années 1960… Mes parents seront surveillés, suivis, la guerre d’Algérie, on le sait, se prolongeait en France. C’est d’ailleurs assez beau comment les femmes auront épousé la cause de ces hommes avant de les épouser et de les suivre, les yeux fermés, dans un pays ravagé par une guerre d’une violence inouïe que les Français fuyaient. Epouser cet homme, c’était épouser son pays et s’engager vers un nouveau monde, une sorte d’eldorado idéologique. Dans l’imaginaire de mon enfance, j’ai inscrit la rencontre de mes parents dans une sorte de chaos. C’est cela pour moi la guerre d’Algérie, un chaos à l’intérieur duquel va naître une histoire, qui sera malgré elle imprégnée de violence.
Mon oncle est devenu un esprit invisible
Dans ma jeunesse, mon oncle combattant du FLN (Front de libération nationale) est le héros romantique par sa dimension sacrificielle : il part au combat et sait qu’il n’en reviendra pas. Il est le symbole du courage, de la résistance. Son corps ne sera pas retrouvé. Il devient un esprit invisible qui empêchera la plaie de se refermer. Mon père, qui avait 18 ans, ne s’est jamais remis de sa disparition. Pour lui, en sa mémoire, il aura mené une autre forme de combat, par les études, le travail, la rigueur, la volonté de réussir, de ne jamais faillir, par sa volonté, sa persévérance et sa mélancolie aussi : j’ai été élevée dans cet esprit, le destin de mon oncle Amar n’est pas étranger à mon éducation.
Avec une franche amitié, mes grands-parents algériens ont surnommé ma mère “la Suédoise”, tant elle est blonde et tant ils sont bruns. Le corps de ma mère et les réactions qu’il déclenchait dans la rue m’ont fait comprendre la haine résiduelle, le ressentiment des Algériens à l’égard des Français. J’avais envie de hurler aux enfants qui crachaient sur ma mère en la traitant de sale Française qu’elle s’était battue pour eux, qu’elle les aimait, les respectait, qu’elle avait “sacrifié” sa jeunesse (c’était parfois ses mots) pour un pays qui n’honorait ni sa bravoure, ni son courage, ni son engagement. C’était une véritable injustice.
Etant le fruit de deux nations qui se sont opposées, déchirées, j’ai sûrement abrité une dualité, une violence inconsciente et aussi des conflits de loyauté : quelle nationalité choisir ? Qui trahir ou ne pas trahir ? Je suis capable, aujourd’hui, avec la maturité, de distinguer ma part française de ma part algérienne. Ce sont deux manières de raisonner, elles m’ont longtemps écartelée, aujourd’hui je parviens à les réunir, à les sublimer et à en faire une richesse.
La colonisation engendre des complexes d’infériorité, la guerre engendre des obsessions paranoïaques sur les descendants de ceux qui l’ont faite, et des peurs infondées. Je crois que l’héritage des conflits revêt une dimension psychanalytique pour ceux qui ne les ont pas vécus. J’ai reçu en héritage, sûrement, les peurs et les angoisses de mon père, son inconsolable chagrin après la disparition de son frère martyr qui reste le grand fantôme de cette famille algérienne.
La colonisation avait fait d’elle une terre maudite
Quand j’ai publié “Garçon manqué” en 2000, après la “décennie noire”, j’avais l’impression que l’Algérie était marquée à tout jamais par le sang, par la violence. Que la colonisation avait fait d’elle une terre maudite. L’impossibilité pour certains Français issus de l’immigration de s’adapter à la France, l’impossibilité de certains Français de les accepter, de les reconnaître, m’avait fait penser que cette guerre s’était expatriée et perdurait sous une autre forme, que les haines étaient encore vives et que l’esprit de vengeance régnait. J’espère que le ressentiment, des deux côtés, s’estompera avec les années. Mais je sais aussi que le contexte économique, les inégalités, le chômage, l’injustice, la précarité, la violence, l’isolement de certains quartiers font ressurgir les démons du passé, un passé qui n’est pas encore suffisamment fouillé pour être soigné, accepté, refermé.
J’ai mis du temps à me réapproprier cette histoire commune. En Algérie, j’oscillais entre mes deux nationalités, avec une part française dominante parce que le français était ma langue maternelle, que je fréquentais des établissements scolaires français et des amis issus comme moi de mariages mixtes. Etrangement, c’est ma mère qui m’a reliée à ma part algérienne, en traversant le pays, en marchant dans le désert, en lisant des écrivains algériens.
Il y avait cependant une sorte d’équilibre entre mes deux nationalités. Quand je suis arrivée en France, il y a eu une rupture, malgré moi. Sous le regard des autres, je me suis sentie plus algérienne et parfois étrangère. J’ai soudain pris conscience de ma complexité et de mon métissage. En moi s’affrontaient deux forces devenues antagonistes : j’ai dû faire un choix et j’ai intégré ma nationalité française, pour être comme les autres. De cette période, reste un sentiment de légère trahison. Je suis née une seconde fois. Cela laisse pensif… A la vue de mon seul nom, une conseillère d’orientation m’avait demandé si “l’on parlait français à la maison”.
Je crois aux vertus du pardon
Quand l’Algérie me manque, mon Algérie, il me suffit de l’écrire pour qu’elle revienne à moi, avec ses falaises et ses champs de marguerites sauvages. Je pleure très facilement quand j’entends des chants kabyles ou de la musique châabi, et j’ai le cœur qui se serre quand je surprends des femmes en train de parler en arabe, comme lorsque je sens les odeurs de gâteau, de semoule, de fleur d’oranger, qui me raccordent instantanément au jardin de mes grands-parents, à la douceur de ma grand-mère qui ne parlait pas français mais qui nous tenait longtemps dans ses bras pour signifier qu’elle nous aimait, ma sœur et moi. Tout cela me dépasse souvent et je me dis parfois que mes livres sont aussi des albums photographiques.
J’ai la chance d’être lue dans les deux pays, et je crois au pouvoir fédérateur de la littérature. Mais le livre a ses limites. Je crois davantage en l’éducation. Il faut transmettre, raconter, éclairer l’histoire. C’est à la jeunesse qu’il faut s’adresser. Pour rompre les cercles de la haine, c’est à elle qu’il faut confier la mémoire de ces deux pays qui se sont autant aimés que haïs.
Dire, reconnaître, assumer, accepter son passé colonialiste, officiellement, contribue à la réconciliation des mémoires et à la purge de la honte. Je crois aux vertus du langage, de la parole, des mots. Et je crois à celles du pardon. »
Nina Bouraoui est né en 1967 à Rennes. Elle a grandi en Algérie jusqu’à ses 14 ans. Elle est romancière et s’est fait connaître en 1991 avec « la Voyeuse interdite » (Gallimard), premier roman couronné du prix du Livre Inter. Son dernier roman : « Otages » (JC Lattès).
L’historien Benjamin Stora, spécialiste de la colonisation, de la guerre d’Algérie et de l’immigration maghrébine. (ULF ANDERSEN/AURIMAGES VIA AFP)
L’historien Benjamin Stora, spécialiste de la colonisation, de la guerre d’Algérie et de l’immigration maghrébine. (ULF ANDERSEN/AURIMAGES VIA AFP)
Pour Emmanuel Macron, la colonisation et la guerre d’Algérie sont des « secrets de famille » qui rongent la société française.Il y a un an, il déclarait : « Je suis très lucide sur les défis mémoriels qui sont devant moi […]. La guerre d’Algérie est sans doute le plus dramatique d’entre eux. » Comment envisagez-vous cette difficile tâche de réconciliation mémorielle ?
Il ne s’agit évidemment pas de construire une histoire figée, définitive, qui empêcherait toute critique du passé colonial de la France et de la guerre d’indépendance. Il ne s’agit pas non plus de nier qu’il y a des divergences profondes dans les imaginaires français et algérien et que les récits tragiques, mais différents, d’une histoire coloniale pourtant commune, existent des deux côtés. Il faut, modestement, ouvrir des passerelles, des ponts, sur des sujets encore terriblement sensibles, pour avancer ensemble.
On célébrera l’an prochain les soixante ans de l’indépendance de l’Algérie. Plus d’un demi-siècle a passé, mais l’histoire, donc, ne passe toujours pas. Mémoires blessées, ressentiments, relations tumultueuses entre les deux rives, polémiques qui enflamment régulièrement la société française sur les 132 ans de période coloniale et les huit années de guerre… Pourquoi en est-on encore là ?
La colonisation et la guerre d’Algérie ont traumatisé différents groupes de personnes. Immigrés, pieds-noirs, harkis, soldats, Algériens nationalistes… La représentation de cette histoire, surtout quand elle entre en contradiction avec des discours officiels, est forcément passionnelle. Or il n’y a pas eu de travail de réconciliation après l’indépendance. L’Etat a organisé l’oubli par une série de lois d’amnistie : deux décrets inclus dans les accords d’Evian en mars 1962 sur les infractions commises dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, puis de nouvelles législations en 1964 et 1968.
Le général de Gaulle voulait conserver des relations économiques avec l’Algérie indépendante, à cause du pétrole et des expériences nucléaires dans le Sahara. Il voulait aussi éviter les affrontements entre Français, après le putsch des généraux d’avril 1961 et les attentats de l’OAS. Mais, parmi les partisans de l’Algérie française, beaucoup n’ont pas accepté la défaite. Il n’y a jamais eu de consensus, il n’y a pas non plus eu de procès qui auraient pu soulager les victimes. Souvenez-vous des aveux du général Aussaresses dans son livre « Services spéciaux, Algérie 1955-1957 » paru en 2001, où il écrivait noir sur blanc qu’il avait fait tuer l’avocat Ali Boumendjel, censé s’être « officiellement » suicidé en se jetant d’un immeuble pendant la bataille d’Alger. Que lui est-il arrivé ? Rien, à part le retrait de sa Légion d’honneur. Aucune enquête, aucune condamnation. Même chose pour Maurice Papon. Il a été jugé coupable de la rafle de juifs qu’il avait organisée à Bordeaux en 1942, mais il n’a pas non plus été inquiété pour les morts algériens lors de la manifestation du 17 octobre 1961, alors qu’il était préfet de police de Paris.
Des manifestants algériens arrêtés à Puteaux le 17 octobre 1961. Ce jour-là, des milliers d’Algériens manifestent pacifiquement contre le couvre-feu imposé par le préfet de police de Paris, Maurice Papon. La répression policière fait une centaine de morts. Une tragédie longtemps occultée. (AFP)
Vous expliquez, dans votre rapport, que cette amnésie orchestrée par l’Etat français a fragmenté les mémoires. Vous écrivez : « Longtemps après avoir été figée dans les eaux glacées de l’oubli, cette guerre est venue s’échouer, s’engluer, dans le piège fermé des mémoires individuelles. »
Quand l’espace public n’offre rien, les acteurs de l’histoire se dispersent et se réfugient dans l’intimité. Pendant trente ans, jusque dans les années 1990, immigrés et descendants d’Algériens, pieds-noirs, harkis, anciens appelés, ont vécu leur histoire algérienne comme une sorte de guerre secrète, un drame intérieur, personnel. On a assisté à la fois à une sorte d’absence, de refoulement, et à une multiplication des récits autobiographiques, écrits par des gardiens vigilants de la mémoire défendant leur propre point de vue. Tandis que de l’autre côté de la Méditerranée, les Algériens construisaient une mémoire totalement différente de la guerre d’indépendance et survalorisaient l’imaginaire guerrier, en bâtissant un récit national, homogène, unifié, en écartant de nombreux nationalistes de l’histoire officielle. « Un seul héros, le peuple », comme il est écrit dans les manuels scolaires.
La guerre d’Algérie a été très spécifique par sa violence, par le nombre d’acteurs impliqués, par sa complexité. Elle a été la plus longue, de 1954 à 1962, et la plus dure des guerres de décolonisation françaises au XXe siècle. En quoi cela a joué sur ces mémoires éclatées, blessées ?
Cela explique pourquoi l’Etat peut organiser aussi facilement l’amnésie. La société française est en partie consentante. Il y a eu des choses cruelles, horribles, commises pendant la guerre. Elles n’étaient pas avouables. La pratique massive de la torture, les corvées de bois, les exécutions sommaires, les dizaines de milliers de disparus dont les familles ne savent toujours pas où ils sont enterrés, l’utilisation du napalm − les « bidons spéciaux » du plan Challe en 1959 −, le déplacement de deux millions de paysans algériens, chassés de leurs terres, pour isoler les indépendantistes et les couper de la population, la destruction de centaines de villages et la mise en place de « zones interdites » où les Algériens ne pouvaient circuler sous peine d’être abattus, la pose de mines aux frontières marocaine et tunisienne responsables de la mort et du handicap de milliers de jeunes Algériens, la contamination des populations sahariennes par les essais nucléaires commencés en 1960…
Et puis, il ne faut pas oublier que c’était aussi une guerre civile franco-française. Près d’un million d’Européens, de pieds-noirs (la plus grosse colonie de peuplement de l’empire), vivaient en Algérie depuis des générations, la plupart avec un niveau de vie inférieur à celui des habitants de la métropole. Il était hors de question d’abandonner une population et un territoire annexé à la France depuis 1834, quatre ans après le début de la conquête, avant même la Savoie et le comté de Nice qui ne l’ont été qu’en 1860. On a alors assisté en France à l’opposition farouche entre deux formes de nationalisme français : l’une qui refuse viscéralement le rétrécissement de l’empire ; l’autre, plus ouverte sur le monde tel qu’il était devenu, avec d’autres possibilités d’influence. C’est la position du général de Gaulle, quand il revient au pouvoir en 1958. Il a compris que rester enfermé dans le passé, c’est se condamner à mourir. Ce n’est pas par anticolonialisme qu’il rend à l’Algérie son indépendance, mais pour sauver les intérêts de la France. Mais il a été victime de plusieurs tentatives d’assassinat au cours de ces années : en 1961, dans l’Aube, quand une bouteille de gaz explose au passage de sa voiture ; en 1962 quand un tireur se poste en face du perron de l’Elysée et au Petit-Clamart quand le lieutenant-colonel Jean-Marie Bastien-Thiry crible de balles son véhicule ; en 1963, un complot de l’Ecole militaire ; en 1964, près de Toulon, où une bombe a été dissimulée. C’est dire la violence des oppositions au sein de la société française.
Le général de Gaulle lors de l’enregistrement de l’allocution reconnaissant le droit des Algériens à l’autodétermination, le 16 septembre 1959, à l’Elysée. (AFP)
Plus d’un demi-siècle après la fin de la guerre, l’Histoire est donc encore un champ de bataille…
Après l’indépendance, les guerres de mémoires ont démarré. On l’a vu en France, avec l’impossibilité de trouver une date de commémoration de la fin de la guerre d’Algérie. En 2016, François Hollande retient la date du cessez-le-feu du 19 mars 1962, mais elle a toujours été contestée par l’extrême droite et une partie de la droite, au motif que d’autres morts ont été déplorés après : la fusillade de la rue d’Isly, les enlèvements d’Européens à Oran, les massacres de harkis… On l’a vu aussi avec la loi du 23 février 2005reconnaissant le « rôle positif de la colonisation ». Ce n’est qu’à la suite d’une pétition lancée par des historiens, chercheurs et enseignants que l’article 4 de la loi a été déclassé par le Conseil constitutionnel, puis abrogé par un décret.
Il y a quand même eu des combats, des avancées et des discours qui ont fait bouger les lignes de front ?
Dans les années 1980, en France, les enfants des immigrés algériens et des harkis ont commencé à se manifester. Ils ont organisé des marches, dont celle pour l’égalité et contre le racisme de décembre 1983, des rassemblements, des concerts. Les associations de pieds-noirs ont réclamé l’indemnisation de leurs biens laissés en Algérie. Les appelés du contingent se sont battus pour obtenir une carte d’ancien combattant. Mais dans les années 1980, François Mitterrand, acteur clé de la guerre d’Algérie, est à l’Elysée. Ministre de l’Intérieur puis de la Justice entre 1954 et 1957, il a joué un rôle dans la condamnation à mort et l’exécution de nationalistes algériens, dont le militant communiste Fernand Iveton. Il faut se rappeler qu’un an après son arrivée à l’Elysée, le gouvernement Mauroy présente un projet de loi sur « certaines conséquences des événements d’Afrique du Nord », qui permet notamment la réintégration dans le cadre de réserve de huit généraux putschistes d’avril 1961, et ne réussit à le faire adopter qu’à l’aide de l’article 49.3. Michel Rocard, Pierre Joxe et Lionel Jospin s’opposent à cette démarche. Le départ du pouvoir et la mort de François Mitterrand lèvent enfin l’hypothèque.
Des soldats français interrogent un villageois près de Constantine, en 1958, pendant la guerre d’Algérie. (ULLSTEIN BILD)
Pour vous, donc, l’arrivée en 1995 à l’Elysée de Jacques Chirac, qui a fait la guerre d’Algérie en tant qu’appelé mais n’était pas aux manettes entre 1954 et 1962, permet au couvercle de la mémoire de se soulever vraiment ?
Au début des années 2000, une accélération mémorielle se produit. En 1999, après la nomination de Lionel Jospin comme Premier ministre, l’Assemblée nationale reconnaît le terme de « guerre d’Algérie » et met fin aux euphémismes sur « les événements ». En 2000, « le Monde », sous la plume de la journaliste Florence Beaugé, publie une série de témoignages de victimes algériennes de la torture, qui fait grand bruit. En 2003, Jacques Chirac se rend en visite d’Etat en Algérie et est acclamé par des centaines de milliers d’Algérois et d’Oranais. En 2005, les massacres de Sétif et Guelma, perpétrés le jour de la Libération, sont officiellement condamnés. Les discours restent cependant des dénonciations importantes mais abstraites du système colonial. Comme celui de Nicolas Sarkozy, en 2007 à Constantine, qui évoque « l’injustice » ou celui de François Hollande, à Alger, en 2012, qui parle de brutalité. Tous les deux étaient des enfants pendant la guerre d’Algérie.
Emmanuel Macron est, lui, le premier président de la Ve République à ne pas avoir connu la colonisation. Il est né quinze ans après l’indépendance de l’Algérie. Il n’est lié à aucun parti historique, ni au Parti socialiste, encombré par le passé algérien de François Mitterrand, ni aux Républicains, dont l’aile droite courtise les nostalgiques de l’Algérie française. Est-ce que cela le rend plus libre par rapport au passé colonial de la France ?
Il est désormais possible d’avancer concrètement. Emmanuel Macron a déjà commencé une opération vérité sur l’Algérie. Pendant la campagne présidentielle, lors d’un déplacement à Alger en février 2017, il a qualifié le système colonial de « crime contre l’humanité ». En septembre 2018, il a reconnu la responsabilité de l’Etat dans la mort du mathématicien et militant communiste Maurice Audin, officiellement « disparu » pendant la bataille d’Alger : il a déclaré dans un texte remis à sa veuve que le jeune homme avait été « torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires ». Récemment, il a restitué à Alger les crânes des Algériens tués en 1849 lors de la conquête, et dont les restes étaient conservés au Musée de l’homme, à Paris. Pour lui, la période coloniale et de la guerre est un « poison » dans la société française.
Photo non datée de Maurice Audin. Emmanuel Macron a reconnu en septembre 2018 la responsabilité de l’Etat français dans la mort du mathématicien, membre du Parti communiste algérien et militant anticolonialiste, en 1957. (AFP)
Vous citez, effectivement, dans votre rapport, le chiffre de 7 millions de résidents français concernés par l’Algérie. C’est considérable, pratiquement un habitant sur dix.
Approximativement, mais ça doit être davantage. Il y a eu un million d’appelés, près d’un million de pieds-noirs rapatriés, dont 130 000 juifs − installés sur l’autre rive depuis l’Antiquité −, plus de 80 000 familles de harkis arrivées en métropole après l’indépendance. On estime aujourd’hui à 2 millions le nombre d’Algériens ou Français d’origine algérienne qui vivent dans l’Hexagone, les binationaux en Algérie seraient environ 80 000, ce qui fait un espace mixte important. Surtout, cette population s’élargit avec le temps. Les petits-enfants, les arrière-petits-enfants, ne se détachent pas de cette histoire non digérée. Comme en témoigne l’abondance de la littérature « mémorielle » de ces descendants, souvent écrite par des femmes, d’ailleurs : Alice Zeniter, Valérie Zenatti, Olivia Elkaim, Béatrice Fontanel… Mais aussi les films, de Nicole Garcia, Dominique Cabrera, Yamina Benguigui…
Pour vous, la mauvaise connaissance, la mauvaise appréciation de la période coloniale et du nationalisme algérien, est un élément clé dans ces réconciliations difficiles.
Les gouvernements français ont vu le nationalisme algérien comme le bras armé du communisme international. Ils n’ont pas compris ce que c’était. Aucun homme politique, président du Conseil, ministre ou autre, n’a jamais discuté avec les leaders nationalistes Messali Hadj ou Ferhat Abbas, inconnus en métropole. Or il y avait bel et bien une force nationaliste, de résistance, d’opposition algérienne, portée par des partis, des figures, des organisations, des programmes, et qui a fabriqué la nation algérienne. La première organisation, l’Etoile nord-africaine de Messali Hadj, a vu le jour dès 1926. La colonisation a été pour les Algériens 132 ans de refus. La conquête ne s’est pas arrêtée avec la destitution du dey d’Alger en 1830. Elle a été longue, sanglante, meurtrière. Elle a duré jusque dans les années 1870, avec la grande révolte en Kabylie. Cela a traumatisé durablement les familles algériennes et reste méconnu dans la société française.
Vous estimez qu’un rapprochement entre la France et l’Algérie passe d’abord par une connaissance plus grande de ce que fut l’entreprise coloniale, le nationalisme et la guerre. Par plus d’histoire, en somme.
Oui, car cette période renvoie à deux imaginaires différents, antagonistes, séparés. Le fossé ne s’est jamais résorbé. L’imaginaire, ici, se réfère aux routes, lignes de chemin de fer, écoles, hôpitaux construits par « la Grande France » civilisatrice. De l’autre côté de la Méditerranée, l’imaginaire est peuplé de souvenirs choquants de la brutalité de la longue « nuit coloniale », comme disait le leader nationaliste Ferhat Abbas. La société coloniale, c’est la société des gens sans droit, qui ne peuvent pas voter, être propriétaires d’un café, qui ont été dépossédés de leurs terres, déplacés vers des zones arides, qui ont connu la misère, la famine dans les campagnes. Les dérogations au droit commun, à travers les législations spéciales de ce qu’on appelle le « code de l’indigénat », étaient permanentes : arrestations arbitraires, tribunaux spéciaux… Il y a même eu perte de l’identité personnelle avec la fabrication des SNP (Sans Nom Patronymique). Avant 1882, et la loi sur « l’Etat civil des indigènes musulmans de l’Algérie », il n’existait pas de patronymes dans le sens français du terme, mais une généalogie, des « fils et filles de ». Quand les « indigènes » s’inscrivent sur les registres du Code civil, la francisation des noms arabes entraîne des erreurs de transcription. Certaines familles se retrouvent sans nom patronymique. C’était un faux modèle de la République, les principes d’égalité et de fraternité n’avaient pas traversé la Méditerranée. On est allé au bout de la fiction coloniale.
Messali Hadj, en 1961. Dirigeant de l’Etoile nord-africaine, il est considéré comme le père du nationalisme algérien. (DALMAS/SIPA)
En France, d’où viennent encore les résistances pour affronter ce passé ?
De l’extrême droite et d’une partie de la droite. L’extrême droite n’a jamais accepté les indépendances politiques. Le Rassemblement national (RN, ex-Front national), né en 1972 dans la défense de l’Algérie Française, reste dans un antigaullisme viscéral, contrairement au discours officiel de Marine Le Pen. Le drame, c’est que la droite gaulliste a été contaminée par cette pensée. Et que la gauche se tait. Elle ne prend pas à bras-le-corps cette histoire coloniale pour lutter contre le racisme et les discriminations. Car la guerre d’Algérie en 1956, c’est elle qui l’a menée, c’est Guy Mollet, le président socialiste du Conseil, qui a mis en place les pouvoirs spéciaux, votés par le Parti communiste français. L’histoire est infiniment complexe.
En préambule de votre rapport, justement, pour illustrer cette complexité, vous citez une phrase d’Albert Camus, tirée de son « Appel pour une trêve civile en Algérie », de 1956 : « J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. »
Albert Camus a condamné la colonisation dans ses articles « Misère de la Kabylie » publiés par le quotidien « Alger Républicain » en 1939, il s’est élevé contre la répression de Sétif et Guelma en 1945, et, à la fin de sa courte vie, il s’est prononcé en faveur d’un fédéralisme donnant plus de pouvoir à l’Assemblée algérienne, sans se séparer de la France. La complexité de cet homme entre deux rives, un penseur de l’entre-deux, fondamentalement, ne se réduit pas à une cause ou une identité. Il faut mettre fin aux mémoires hémiplégiques, enfermées dans une seule vision de l’histoire.
Dans la casbah d'Alger en juin 1962, trois mois après la signature des accords d'Evian et quelques jours avant la proclamation de l’indépendance, le 5 juillet. (AFP)
Vous évoquez le « monde du contact », le fait que l’empire n’a pas été ce bloc homogène, où tous les Français ont accepté et soutenu le système colonial…Estimez-vous que la résistance française, bien que minoritaire, a été sous-estimée ?
Totalement. Dans l’Algérie coloniale, à l’image d’Albert Camus, les Européens ne sont pas tous des colonialistes forcenés et racistes. Certains luttent contre le système colonial, sont au contact des musulmans, réclament l’égalité des droits. Les prêtres-ouvriers, notamment ceux de la Mission de Paris et de la Mission de France, les juifs progressistes, les chrétiens de gauche, les antifascistes italiens, les républicains espagnols, les anarchistes, les trotskistes, les membres du Parti communiste algérien (PCA). Maurice Audin, Jean Scotto, curé de Bab-el-Oued engagé auprès des plus pauvres, l’archevêque Léon-Etienne Duval qui a dénoncé la torture et les exécutions sommaires, Emilie Busquant, la femme du leader nationaliste Messali Hadj qui a aidé à la confection du drapeau algérien… En métropole également, la liste est longue des anticolonialistes : Louise Michel, Jean Jaurès, André Breton, François Mauriac, Edgar Morin, Pierre Vidal-Naquet, Gisèle Halimi… Et au sein du nationalisme algérien, beaucoup de figures ne réclament pas l’indépendance, comme le docteur Bendjelloul, très populaire entre les années 1930 et 1950, qui souhaite l’égalité citoyenne, veut être Français et musulman à part entière.
Ces faits doivent être connus des jeunes générations, pour que l’on sorte des mémoires communautarisées, des faits déformés, instrumentalisés par les lobbys mémoriels des extrémistes des deux côtés. L’histoire est un contre-feu indispensable aux incendies des mémoires enflammées. Il faut favoriser sa connaissance par l’éducation nationale et former en grand nombre des professeurs d’histoire du secondaire sur la colonisation. Le travail commencé par les manuels scolaires doit s’accentuer pour porter au plus grand nombre toute la réalité de la colonisation. Il faut aussi multiplier les postes spécialisés à l’université française. Ce n’est pas normal qu’une poignée enseigne l’histoire du Maghreb contemporain, alors que tant d’enfants de l’immigration en sont originaires.
L’Algérie réclame depuis de nombreuses années des excuses de la part de la France. Dans un entretien à « Jeune Afrique », en novembre 2020, Emmanuel Macron a balayé cette hypothèse d’un « Le sujet n’est pas de s’excuser ». Vous ne préconisez pas non plus d’excuses dans votre rapport. C’est pourtant un préalable symbolique indispensable et cela risque de faire polémique, non ?
On peut faire un discours d’excuses. Pourquoi pas ? Mais regardez ce qui s’est passé avec la Chine, le Japon et la Corée au XXe siècle. Les excuses du Japon n’ont été suivies d’aucun acte concret et n’ont pas suffi à calmer les mémoires blessées. Le mal est profond. Il faut emprunter d’autres chemins, mettre en œuvre une autre méthode pour réconcilier les mémoires. Il faut s’engager sur un chemin concret, pas à pas, autour d’objets d’histoire cruels, passionnels, autour de gestes symboliques. Je préconise, pour cela, la mise en place d’une commission « Mémoire et vérité », d’une dizaine de personnes, pas exclusivement des historiens, mais aussi des hauts fonctionnaires, diplomates, chefs d’entreprise, artistes des deux rives [l’Elysée a décidé d’en confier la présidence à Benjamin Stora, NDLR]. C’est un chantier immense, tout est à faire. J’évoquais tout à l’heure la fabrication de l’oubli, mais la fabrication mémorielle passe aussi par un accord entre Etats.
Comme un traité d’amitié ?
Il y avait eu un projet entre la France et l’Algérie après la visite de Jacques Chirac en 2003. Cela avait été très loin. Mais le Parlement français a voté la fameuse loi sur les aspects positifs de la colonisation. Et c’était fini. Juste après, il y a eu les émeutes de banlieue. Ce n’est pas un hasard. A l’approche du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, la nécessité d’un nouveau traité de réconciliation, d’amitié reste plus que jamais d’actualité.
Emmanuel Macron lors de son premier déplacement officiel en Algérie, le 6 décembre 2017. Quelques mois plus tôt, lors de la campagne présidentielle, il avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité ». (RYAD KRAMDI/AFP)
Il y a beaucoup de gestes à faire vis-à-vis de l’Algérie. Le chantier est immense, comme vous dites.
Il faut d’abord une meilleure circulation des archives. Depuis des décennies, l’Algérie réclame la restitution des archives nationales détenues par la France en invoquant les lois internationales qui stipulent que « les archives appartiennent au territoire dans lequel elles ont été produites ». La France a rendu les archives dites de « gestion » (éducation, hôpitaux…), mais elle détient toujours ce qu’elle appelle des « archives de souveraineté » (armée, présidence de la République…). Il faudrait un fonds d’archives commun, librement consultable par les chercheurs des deux côtés de la Méditerranée, avec des déplacements facilités. La classification « secret-défense » doit aussi être très vite levée pour les documents d’avant 1970. Cette meilleure circulation doit aussi toucher les images, les représentations réciproques, les découvertes mutuelles, les ouvrages avec des traductions dans les deux langues. Pourquoi ne pas encourager l’initiative, portée par Rachid Arhab, Pascal Josèphe et Guillaume Pfister, d’un « Arte franco-algérien » qui a déjà fonctionné sur Facebook et Instagram ?
La liste des dossiers sensibles est tellement longue ! Il y a les essais nucléaires (17 réalisés par la France au Sahara entre 1960 et 1966), dont il faudrait fournir une carte détaillée aux autorités algériennes ; les mines des frontières tunisienne et marocaine, dont on devrait aussi donner les emplacements ; les « disparus » algériens, mais aussi français, du 5 juillet 1962 à Oran, qu’un guide officiel devrait répertorier… Et puis, bien sûr, il y a nécessité de multiplier les gestes symboliques et politiques en faveur des figures du nationalisme algérien, comme l’émir Abd el-Kader, l’homme de la résistance algérienne au cours de la conquête, savant musulman, poète et philosophe. Les corps des membres de sa famille, enterrés au château d’Amboise où il a été emprisonné après sa reddition, pourraient être rapatriés en Algérie.
Y a-t-il des préconisations auxquelles vous êtes plus particulièrement attaché ?
Je souhaiterais d’abord la mise en œuvre d’une sorte d’Office franco-algérien de la jeunesse, pour des projets, notamment culturels. Ce serait aussi très positif d’envisager la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans la mort d’Ali Boumendjel, comme elle l’a été pour Maurice Audin. Sa veuve est morte récemment sans que le décès de son mari soit officiellement imputé à l’Etat, c’était le combat de sa vie. Cela renverrait aux exactions de la bataille d’Alger, à la torture, aux assassinats, mais aussi à l’homme, un avocat pacifiste, un intellectuel, un ami de René Capitant [juriste, résistant, ministre, notamment, dans le gouvernement provisoire, NDLR], un compagnon du général de Gaulle.
La question des harkis est aussi fondamentale pour moi. A leur propos, je n’aime pas dire qu’ils étaient du « mauvais côté de l’histoire », ils se vivent comme appartenant aussi à l’histoire algérienne, et ils doivent pouvoir circuler librement entre les deux rives, sans se cacher lorsqu’ils vont en Algérie. Enfin, une solution doit être trouvée au problème de l’entretien des cimetières européens et juifs en Algérie, traces d’une histoire plurielle, et laissés à l’abandon depuis l’indépendance.
En avançant sur la réconciliation des mémoires, estimez-vous qu’on peut progresser aussi sur les questions de laïcité et de l’islam ?
Bien sûr. Qui sait aujourd’hui que la loi de 1905 n’a pas été appliquée en Algérie ? Et que, déjà, on déniait aux Algériens le fait de pouvoir être à la fois républicain et musulman ? La colonisation est partie intégrante de l’histoire française, ce n’est pas une histoire séparée, extérieure, périphérique. Plus on avance dans le temps, plus cette histoire devient centrale.
Le Premier ministre Jean Castex, invité sur TF1 en novembre 2020, après la mort du professeur Samuel Paty, a évoqué les justifications parfois données à l’islamisme radical. « Nous devrions nous autoflageller, regretter la colonisation, je ne sais quoi encore », a-t-il alors déclaré, provoquant un tollé. C’est une faute politique pour celui qui est le deuxième personnage de l’Etat français ?
Le passé est là, problématique, sur l’immigration, l’islam, l’Etat, la démocratie, la citoyenneté… On est obligé de le regarder en face. Il ne s’agit pas d’en être prisonnier, mais ne pas l’affronter signifie rester dans une pensée mutilée, s’interdire toute perspective d’avenir. La reconnaissance pratique des exactions commises pendant la guerre et des centaines de milliers de morts algériens est une condition essentielle pour aller vers une mémoire plus apaisée. Il faut aller vers plus de vérité. Cela aidera à passer d’une mémoire communautarisée à une mémoire commune entre Algériens et Français, à la sortie de la concurrence victimaire qui est stérile. Le métissage, le « vivre ensemble », n’a jamais fonctionné dans l’Algérie coloniale, mais sa réussite est un enjeu majeur dans la France d’aujourd’hui.
Propos recueillis par Sarah Diffalah et Nathalie Funès
Benjamin Stora, né en 1950 dans une famille juive de Constantine, est un historien et universitaire, spécialiste de l’Algérie. Il a publié de très nombreux ouvrages sur la colonisation, la guerre d’Algérie et l’immigration maghrébine, dont plusieurs viennent d’être rassemblés dans la collection Bouquins de Robert Laffont (« Une mémoire algérienne », 2020). Le rapport sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation, et la guerre d’Algérie » sera publié début mars aux éditions Albin Michel sous le titre « France-Algérie, les passions douloureuses ».
132 ANS DE COLONISATION
1830 Débarquement de 30 000 soldats français dans la baie de Sidi-Ferruch, à une trentaine de kilomètres d’Alger, alors sous régence turque.
1847 Reddition de l’émir Abd el-Kader, le chef militaire et religieux qui avait lancé le djihad contre les occupants français.
1848 La partie nord est divisée en trois départements : Alger, Oran et Constantine.
1870 Adolphe Crémieux, ministre de la Justice du gouvernement de la Défense nationale français, signe un décret octroyant la nationalité française aux juifs d’Algérie.
1871 Plus de 250 tribus, menées par le cheikh El Mokrani, se soulèvent contre les Français en Kabylie.
1881 Adoption du « code de l’indigénat », qui soumet les musulmans d’Algérie à un régime pénal d’exception.
1926 Fondation de l’Etoile nord-africaine qui, sous la direction de Messali Hadj, prône l’indépendance de l’Algérie.
1945 Une manifestation indépendantiste à Sétif dégénère. Une centaine d’Européens sont tués. Les autorités françaises déclenchent une répression à Sétif et Guelma, qui fait des milliers de victimes.
1954 Dans la nuit du 1er novembre, le FLN (Front de libération nationale) déclenche une série d’attentats sur le territoire algérien, qui marque le début de la guerre d’indépendance.
1956 Le gouvernement du socialiste Guy Mollet fait voter les « pouvoirs spéciaux ».
1958 Le général de Gaulle revient au pouvoir.
1961 Putsch avorté des généraux (Challe, Jouhaud, Salan et Zeller).
1962 Signature des accords d’Evian, le 18 mars, et indépendance de l’Algérie, le 5 juillet.
Ce sont les traumatismes de la décennie noire qui ont ravivé les blessures d’enfance de l’écrivaine algérienne. Et avec eux, le désir d’aller jusqu’au bout d’une quête, celle de l’inhumain dans l’homme, ce que Malraux appelle « le mal absolu ».
L’écrivaine Maïssa Bey, en 2010. (SIMON ISABELLE/SIPA)
« Je le dis souvent, ce sont la guerre d’Algérie et la prise de conscience de la brutalité de la colonisation qui ont déterminé ce que je suis aujourd’hui, et essentiellement mon rapport au monde, à la violence de ce monde. Mon père était instituteur. Dès 1954, il s’est engagé dans un réseau FLN [Front de Libération nationale, NDLR]. Une nuit, lors de la grève décrétée par le FLN en février 1957, suite à une dénonciation, des militaires français ont fait irruption dans l’appartement de fonction que nous occupions à l’école où il enseignait. Après avoir tout saccagé, ils l’ont emmené ainsi que sept de ses compagnons, dont son frère et son cousin. Ils furent torturés pendant 48 heures, puis exécutés et jetés dans une fosse commune. C’est ainsi que la mort, la guerre, et la peur sont entrées dans ma vie. J’avais alors 6 ans.
Il m’a fallu du temps, beaucoup de temps, pour affronter cette histoire, pour me confronter à cette douleur-là. Les cicatrices sont encore présentes. Mais durant de longues années, je n’ai pas cherché à mieux connaître le passé national, à aller plus loin que les récits familiaux ou la célébration des grandes dates de la guerre de libération nationale. Et par un effet de retour inattendu, ce sont les traumatismes de la décennie noire des années 1990 qui ont ravivé la douleur de mon enfance. La mémoire de la guerre est devenue de plus en plus vive, présente, encombrante, et le désir de comprendre de plus en plus pressant, d’aller jusqu’au bout d’une quête, celle de l’inhumain dans l’homme, ce que Malraux appelle “le mal absolu”.
« Croire, obéir, combattre »
C’est seulement alors que j’ai commencé mes recherches. Pour les besoins d’un livre, mais pas seulement. Je me suis plongée dans le passé, dans l’histoire des guerres qui ont ravagé l’humanité, particulièrement celles du XXe siècle. J’ai découvert l’horreur absolue, et surtout la faculté ou la facilité qu’ont certains hommes à se transformer en bourreaux quand, selon eux, les circonstances l’exigent. Je pense notamment à ceux qui, irrémédiablement, ont perdu une part de leur humanité, et s’abritent derrière cette affirmation si commode : “Nous n’étions pas responsables !”
“Croire, obéir, combattre” était le slogan des jeunesses mussoliniennes dans les années 1940. C’est le titre que j’ai choisi pour une nouvelle dans laquelle j’ai tenté de décrire ce qui se passe dans la tête d’un fanatique en train d’égorger une toute jeune fille. D’autres ouvrages ont suivi, toujours sur la guerre, la torture, la colonisation. Notamment un récit intitulé “Entendez-vous dans les montagnes”, à mi-chemin entre la fiction et l’autobiographie, dans lequel je mets en scène trois personnages appartenant à trois générations différentes qui toutes ont un rapport assez douloureux avec l’Algérie. Dans ce texte, je m’interroge sur la possibilité d’oubli, de pardon et/ou de réconciliation, entre des victimes de la violence, y compris ceux qui n’ont pas subi cette violence dans leur chair.
L’on parle beaucoup aujourd’hui du “crime contre l’humanité” que représente la colonisation, même et surtout quand elle est présentée comme une “mission civilisatrice”. Le président Emmanuel Macron, alors en campagne, l’a reconnu publiquement. L’on sait les réactions parfois violentes que cette déclaration a suscitées. Le vif intérêt qui a accueilli les documentaires diffusés récemment sur une chaîne française, sur les “Décolonisations”, montre également que le sujet est loin d’être clos !
Toute colonisation est une atteinte à la dignité
Peut-on dès lors espérer l’apaisement ? Ou faudra-t-il attendre plusieurs générations avant que la mémoire de cette guerre qui ne voulait pas dire son nom fasse partie de l’Histoire, au même titre que les multiples occupations qui ont jalonné l’histoire de cette terre tant de fois convoitée, tant de fois ravagée ? Oui, il faut l’admettre, le reconnaître : toute colonisation, quel que soit son objectif, déclaré ou déguisé, est une atteinte à la dignité de l’homme, de chaque homme, une violation des principes fondamentaux sur lesquels repose toute société depuis les débuts de son histoire.
Il faut oser dire, écrire, affronter ses peurs, et surtout, surtout, se garder de toute instrumentalisation de la mémoire. Aujourd’hui plus que jamais. Nous le savons, nous le vivons sur les deux rives de la Méditerranée, beaucoup continuent d’entretenir les rancœurs, de raviver les blessures.
Et pendant ce même temps, des hommes, modestement, discrètement, tentent de recoudre les fils, de retisser les liens par des actions peu médiatisées, et très concrètes. Je ne citerai que l’exemple de ces anciens appelés de la guerre d’Algérie qui reversent leur pension d’ancien combattant à des associations caritatives algériennes. Une goutte d’eau, me dira-t-on. Mais, pour reprendre l’adage populaire, n’est-ce pas avec des gouttes d’eau que se font les grandes rivières ? Sur les deux rives de la Méditerranée, des historiens, des écrivains, des artistes, font aujourd’hui un travail de mémoire remarquable et des voix s’élèvent qui doivent être entendues. Ecoutons-les ! »
Propos recueillis par Céline Lussato
Maïssa Bey est une femme de lettres algérienne, auteure de nombreux romans (notamment « Entendez-vous dans les montagnes », 2002, éd. de l’Aube), de nouvelles et pièces de théâtre. Son travail a été très régulièrement récompensé, notamment en 2005 par le grand prix des libraires algériens.
L’écrivaine Alice Zeniter a endossé le rôle de « passeuse » grâce à la littérature, à défaut d’avoir pu compter sur des « passeurs » dans son enfance.
« Enfant, je ne comprenais pas pourquoi on n’allait pas en Algérie pendant les vacances d’été, comme mes copains et copines, enfants d’immigrés comme moi. Mes parents − ma mère est française − avaient un album photo d’un voyage effectué là-bas dans les années 1980. C’était beau, ça donnait envie… Quand j’ai posé la question, on m’a répondu : “On a perdu les liens avec la famille là-bas.” C’était terrifiant pour moi qui voyais la famille comme un socle inébranlable. Comment était-ce possible ? Que s’était-il passé de si affreux ? Je ne me souviens pas exactement de ce qu’on m’a dit, mais j’ai appris que mon grand-père était “harki”. Je n’ai pas bien compris, et j’aicherché la définition de ce mot dans le dictionnaire. Mais elle n’était pas plus claire !
Jusqu’à mes 18 ans, j’ai vécu mon rapport à l’Algérie dans une relative indifférence. Ma seule et immense frustration portait sur la langue arabe que tout le monde parlait dans ma famille paternelle, mais qu’on ne m’avait pas transmise. Quand la chanson de Khaled, “Aïcha”, passait en boucle, mes copines du collège se tournaient vers moi pour me demander si je comprenais. J’avais l’impression qu’il me manquait quelque chose. On m’a si peu transmis de mémoire algérienne. L’Algérie m’arrivait, mais presque involontairement, imprégnée d’une atmosphère proustienne : les repas chez ma grand-mère, les fêtes de famille avec mes oncles et tantes, les sonorités arabes, les prénoms, les différentesfaçons d’être musulman et le surgissement soudain de souvenirs sur fond d’oliviers, de torrents et de montagnes − provenant d’un pays autre que celui où je vivais. C’était comme des trouées, des mémoires sensorielles et sensuelles. J’ai posé peu de questions. J’étais passive, comme si je ne pouvais pas faire la démarche pour essayer d’en savoir plus.
Des camps au HLM
Quand j’ai réalisé à quel point des pans entiers de mon histoire s’étaient perdus, quand j’ai réalisé − si tard − que ma famille avait passé des années dans des camps avant d’arriver en HLM, je suis tombée des nues. C’est un morceau tellement gros de l’histoire familiale que j’aurais dû remarquer son absence ! Comment cela n’a pas pu me manquer ? Cette prise de conscience a émergé grâce une succession d’épisodes anodins. Par exemple, mon père avait une aversion pour le sud de la France. Ma mère disait qu’il y avait passé du temps et qu’il n’avait pas aimé. Je n’avais jamais creusé la question, jusqu’au jour où, à Manosque où j’étais pour un festival de littérature, j’ai entendu mon père au téléphone dire qu’il connaissait bien la région, car il avait vécu pas loin… Des proches m’ont alors expliqué qu’il y avait un hameau de forestage [structure mise en place pour loger et employer des familles de harkis à leur sortie des camps, dans des conditions de vie dégradées, NDLR]. J’ai fait le lien. Mon père l’a toujours nié. Rien n’était nommé.
Quand je demandais que l’on me raconte l’histoire de mes parents et de mes grands-parents, j’espérais entendre une épopée ! Ils ont changé de pays, traversé la mer… Mais seuls de petits détails ressortaient : l’odeur de la banquette de la voiture dans laquelle ils ont fui, ou celle du vomi… Cette réserve s’explique par l’absence d’un récit commun dans notre société, qui aurait cimenté la communauté nationale, comme la Seconde Guerre mondiale et la Résistance. On cache les histoires de migration, parce qu’on fait semblant d’avoir toujours été là, parce qu’on a peur que la terre d’accueil soit raciste. On devrait au contraire les raconter comme des histoires d’hommes et de femmes valeureux qui ont triomphé de l’adversité.
La fiction peut créer des ponts dans notre société
Au début de mes recherches pour “l’Art de perdre”, je me suis dit que je pouvais écrire une histoire qui fera de moi une passeuse, quand bien même je n’ai pas eu les passeurs que j’aurais souhaité avoir dans mes premières années. Je faisais la nique au destin gelé par ces silences. Dans l’injonction “parle” ou “souviens-toi”, il y a quelque chose d’un peu terrorisant et paralysant. Mais quand je suis devenue passeuse, la parole s’est libérée. Parler ou lire le vécu d’un personnage amène les souvenirs d’une manière plus douce. Ils sont apparus lentement chez mon père, mes oncles et mes tantes, dans les images que je créais en littérature. Ma grand-mère s’est mise à raconter certaines choses à partir de détails sur les photos prises lors de mon premier voyage en Algérie. Le collier que portait quelqu’un, une fleur de laurier-rose, et d’un coup les souvenirs remontaient. Il suffit de pas grand-chose pour traverser des strates de mémoire et revivre un détail de son enfance, cinquante ans plus tôt.
La fiction peut créer des ponts dans notre société. Elle offre ces traversées dans d’autres corps, d’autres existences. Son pouvoir ouvre des passages secrets, autorise des pas de côtés par rapport à l’enseignement de connaissances objectives. Et ainsi elle permet de travailler pour réconcilier les mémoires. L’écriture pendant deux ans de “l’Art de perdre” m’a permis de tisser une relation avec l’Algérie que je n’avais pas. A la connaissance parcellaire que j’avais de ce pays, à travers le récit familial et deux voyages, s’est ajoutée une connaissance reconnue et valorisée, gagnée en tant qu’écrivaine, que je pouvais donner à voir depuis cette position. D’avoir vu la maison et le village de ma famille, d’avoir des images et des sensations du lieu où mon père et mes grands-parents ont grandi, me permettait soudain d’en discourir. J’avais des dates, des noms propres, une connaissance des forces politiques. Ma manière de parler de l’Algérie a changé.
Elle a échappé au vécu familial de l’immigré. C’est devenu de la culture. C’est devenu plus facile d’échanger sur ce sujet dans des groupes sociaux plus larges sans avoir à craindre le jugement des gens. J’étais libérée d’une double peur : celle de tomber sur des Français racistes, celle d’être jugée par des Algériens sur ma méconnaissance de ce pays.
Des mémoires séparées, extrêmement communautaires
Pourquoi cette histoire est-elle si peu connue ? Il y a une convergence de raisons. D’abord, c’est parce qu’il existe des mémoires séparées, extrêmement communautaires, qui se perpétuent dans des cercles restreints et n’en sortent pas pour se confronter à la mémoire des autres cercles. Ou quand elles en sortent, cela se traduit par des clashs, comme si l’existence d’une mémoire communautaire était forcément le déni d’une autre. Ça rend le partage difficile. Ensuite, je pense qu’avant de se raconter à la première personne, il faudrait restituer le cadre entier, un vocabulaire commun pour se comprendre. Combattre les préjugés, détricoter et déminer tout ce que l’autre a projeté ou a pu se raconter sur ce qu’était la guerre, sur ce qu’est un pays arabe, l’Algérie. C’est une entreprise lente qui peut être décourageante. Enfin, il y a le cadre politique français qui n’aide pas. Il y a eu une “silenciation”délibéré par les responsables politiques, et des choix politiques effectués de manière verticale.
Par exemple, les harkis et tous ceux qui ont été étiquetésharkis se sont retrouvés cartographiés dans le paysage français comme un champ défendu uniquement par l’extrême droite. Si parler signifie se rapprocher de Le Pen, cela mine encore plus un terrain déjà miné. Des contextes plus vastes que le vécu personnel viennent ainsi rendre plus complexe la tâche de raconter son vécu sans subir les projections d’autrui. »
Propos recueillis par Sarah Diffalah
Alice Zeniter, écrivaine, dramaturge, est née en 1986 à Clamart. Elle a écrit son premier roman, « Deux moins un égal zéro » (Editions du Petit Véhicule), à 16 ans et a reçu le Goncourt des lycéens pour « l’Art de perdre » (Flammarion), inspiré de son histoire familiale, en 2017. Elle a publié en 2020 « Comme un empire dans un empire » (Flammarion).
Par Sarah Diffalah
n Alice Zeniter est née en France d’un père Kabyle et d’une mère Française.
Dans la France des attentats, Naïma vit entre deux peurs. Peur d’être tuée par les terroristes parce qu’elle est une jeune femme parisienne qui aime prendre un verre en terrasse. Et en même temps peur d’être assimilée aux terroristes parce que musulmane d’apparence
Naïma est le personnage pivot de L’art de perdre. Révélation de la rentrée littéraire française, ce roman foisonnant d’Alice Zeniter est en lice pour les prix Goncourt et Renaudot. À quelques jours d’intervalle, l’auteure de 31 ans s’est aussi vu remettre le Prix des libraires de Nancy et des journalistes du magazine Le Point, de même que le Prix littéraire du journal Le Monde.
Exil, honte, silence, crise d’identité… et peur : à travers cette fresque inspirée de sa propre histoire familiale, la romancière met en avant les répercussions, de génération en génération, de la guerre d’Algérie.
Comme Naïma, Alice Zeniter est née en France d’un père kabyle et d’une mère française. Comme elle, elle est petite-fille d’un harki qui, parce qu’associé au pouvoir colonisateur français et donc menacé par les indépendantistes du FLN, a dû se résoudre à quitter l’Algérie dans les années 1960.
L’action du roman se passe entre l’Algérie et la France, de 1930 jusqu’à aujourd’hui. « En situant la dernière partie de mon roman au moment des attentats en France et un peu après, je voulais montrer la confusion qui s’est faite sur le rapport à l’islam, sur le rapport entre l’islamisme et l’islam, la peau bronzée et l’islam », indique l’auteure rencontrée à Paris.
La chasse aux porte-parole
Lors d’une discussion avec une amie, Naïma se fait dire qu’il est étonnant que la communauté musulmane n’a pas réagi plus fortement à la suite des attentats. « C’est quelque chose qu’on a entendu énormément, glisse Alice Zeniter. Ça voudrait dire qu’il y a une communauté unie, qu’il pourrait y avoir des porte-parole qui seraient les mêmes pour tout le monde. Mais comment et pourquoi ? »
Elle fait remarquer qu’une partie des musulmans français ne va même pas à la mosquée, pratique son culte de manière personnelle et ne peut donc pas être représentée par les imams. « Il y a quelque chose de grotesque à penser les musulmans comme une communauté unie. Comme le dit Naïma à son amie :“Tu veux que j’appelle ma grand-mère pour qu’elle te dise personnellement qu’elle est désolée ? Tu veux qu’on se promène tous avec des petits panneaux avec écrit dessus : ‘Bonjour je suis musulman mais je ne tue pas les gens ?’”»
Naïma en vient à enquêter sur son histoire familiale. Une histoire qu’elle ne connaît pas, sur laquelle pèse une chape de plomb. Trop tard pour interroger son grand-père, mort quand elle était enfant et qu’elle a si peu connu.
De son passé en Algérie, de toute façon, le vieil Ali parlait très peu. Lui qui dans son village de Kabylie était un commerçant florissant, un patriarche respecté, a dû tout laisser derrière lui. Il a vécu avec la blessure du pays perdu, où il craignait de retourner, et dans la honte d’être associé aux traîtres, parce qu’identifié comme harki.
Baragouinant à peine le français, il n’a eu de cesse après son exil de courber l’échine devant les représentants de l’ordre français, que ce soit dans le camp de transit entouré de barbelés où il a échoué avec sa famille ou dans le HLM de banlieue où on les a ensuite parqués.
Au-delà de la guerre d’Algérie comme telle, c’est un miroir sur la condition toujours actuelle des migrants que nous tend Alice Zeniter dans son cinquième roman. « Je voulais donner une voix à tous ces gens souvent considérés comme des parias, mais qui ont eu le courage de se refaire une vie ailleurs avec leur famille, alors qu’ils ne maîtrisent ni la langue ni les codes de leur nouveau pays », indique-t-elle.
Le bon Arabe
Dans son enquête sur ses origines, Naïma se heurte à un mur aussi du côté de son père. Ce cher Hamid a tracé un trait sur son enfance miséreuse et honteuse, s’est muré dans le silence. Il en est venu à renier ses origines pour se fondre dans la masse. Et devenir ce qu’on considère comme un bon Arabe.
Naïma elle-même se trouve confrontée à ce stéréotype du bon Arabe. C’est-à-dire, selon ce qu’on peut lire dans L’art de perdre : « sérieux, travailleur, et couronné de succès, athée, dépourvu de tout accent, européanisé, moderne, en un mot : rassurant, en d’autres mots : le moins arabe possible ».
Qu’elle le veuille ou non, Naïma, qui gagne sa vie dans une galerie d’art parisienne en vue, est l’exemple même de l’intégration réussie. « De la même manière, si elle s’énerve, renchérit Alice Zeniter, si elle décide de donner un coup de pied dans une grille de RER, tout à coup elle se dit : “Mais je ne suis même pas libre de ça, je suis le stéréotype du mauvais Arabe qui détruit la propriété publique.” Elle réalise qu’elle ne peut pas vraiment échapper à son statut de descendante d’émigrés, puisqu’elle s’inscrit dans cette courbe des variations de l’intégration, où tout en bas il y a le mauvais Arabe. »
Donner chair aux silences
Française, Algérienne, Arabe, Kabyle, musulmane… Naïma se demande qui elle est vraiment et comment démêler toutes ces identités qu’on lui impose. Elle se sent dépossédée d’elle-même par le regard de l’autre.
Lors d’un voyage en Algérie, elle fera cependant une découverte décisive. «Elle va réaliser à quel point elle est profondément Française et que sa liberté est non négociable. Parce que c’est une liberté de femme qui lui permet justement de ne pas avoir à se penser tout le temps comme femme. Et en Algérie, elle ne peut pas avoir ça. »
Naïma rencontre une intellectuelle d’Alger qui revendique le droit d’être la dernière femme non voilée d’Algérie et de fumer une cigarette en terrasse en buvant une bière. Elle dit que la liberté pour les femmes en Algérie existe, mais que c’est un combat quotidien, violent, qui implique de s’exposer en permanence aux regards, aux insultes.
« Mais pour Naïma, sa liberté est un acquis, ça ne peut pas devenir un combat », insiste Alice Zeniter, qui a fait deux voyages en Algérie dans les années précédant l’écriture de L’art de perdre.
Comme Naïma dans son enquête, elle s’est documentée à plusieurs sources pour tenter de comprendre son histoire familiale et la grande histoire à laquelle la relier. Mais le recours à la fiction s’est avéré nécessaire pour donner chair au passé de sa famille enterré dans le silence.
« Mon projet n’était pas de raconter l’histoire de ma famille, mais de combler les silences de mon histoire familiale. J’ai inventé beaucoup de choses… », convient Alice Zeniter.
L’écrivain Boualem Sansal avait 13 ans à l’indépendance de l’Algérie. Il dénonce l’instrumentalisation par les politiques de la mémoire de la période coloniale, « à vif parce qu’en Algérie, n’ont droit au chapitre que les historiens officiels ».
« Je suis un enfant d’Alger, de Belcourt, un quartier populaire où les gens n’avaient pas l’impression d’être différents les unsdes autres. Ils avaient en commun d’être pauvres, et la pauvreté ça rassemble, qu’on soit grec, italien, berbère, arabe, espagnol, sénégalais, malien… La famille Camus vivait dans ce quartier et était aussi pauvre que les autres. Belcourt est un quartier populeux, animé, comme la Casbah, les gens vivent très imbriqués, les uns sur les autres. Il n’y a pas de frontières, les rues sont si étroites. On partageait la même cour, les mêmes W.-C., les mêmes robinets. La différence est venue avec la guerre et la peur. La guerre, c’est comme le bâton de Moïse qui ouvre la mer Rouge en deux, elle sépare.
Boualem Sansal chez lui en janvier 2021. (ABDO SHANAN POUR « L’OBS »)
Après le premier mort, c’est irrémédiable. J’ai vécu les deux époques : la période où je ne voyais pas de différence entre mes copains Ali et José, et celle où Ali est devenu un frère de combat et José un ennemi. Quelqu’un devait partir, la cohabitation n’était plus possible. Rue Darwin, nous habitions une pièce unique, attenante à la synagogue, mise à notre disposition par le rabbin. Il avait dit à ma mère : “Khadija, je te la prête jusqu’à ce qu’on te donne un truc dans l’HLM.” Et la voilà, avec son petit monde, quatre garçons d’un premier mariage (mon père est mort quand j’étais bébé) et son nouveau mari, entassés dans cette pièce qui sentait la Torah. Et ainsi j’ai reçu trois éducations : juive (par le rabbin), chrétienne (par l’école, surtout à Noël) et musulmane (par la mosquée). J’ai eu trois têtes. Il a fallu se séparer, se repenser, se haïr, se fuir.
Le seul récit alternatif a été fait par Yacef Saadi
C’était tellement déchirant, ces séparations de masse, c’est un monde qui s’effondre, on perd ses repères, ses amis et tout ce qui a été créé avec eux, des équipes, des bandes, des couples. Finalement, ce sont les musulmans, comme on disait à l’époque, qui sont partis. Un temps, nous nous sommes réfugiés dans un quartier voisin, le Ruisseau. Le mari de ma mère, qui était cheminot, a réussi à se faire muter dans une petite gare à 400 km d’Alger, un village perdu dans le Sud, habité par 399 musulmans et une Espagnole qui tenait une gargote, où tous venaient se régaler de sa paella hebdomadaire. Elle est restée après l’indépendance. Elle ne connaissait que l’Algérie, c’était son pays natal.
Il n’a jamais été possible, après l’indépendance, de nous approprier l’histoire du pays. Elle est la propriété exclusive du pouvoir FLN. On a été abondamment nourris de sa doxa, une histoire d’héroïsme, de gloire, de vérités absolues, et patati et patata, qu’on enseigne dès la maternelle. Ceux qui en avaient une vision différente ont été exclus. Le seul véritable récit alternatif a été fait par Yacef Saâdi, qui était le responsable militaire du FLN durant la bataille d’Alger en 1957. Avec le cinéaste italien Gillo Pontecorvo, ils ont réalisé un film honnête qui rendait compte de toute la complexité de cette guerre. « La Bataille d’Alger » a été vu dans le monde entier.
Le film montre l’armée française, Massu, Aussaresses et compagnie, faire des choses abominables, mais il montre aussi les attentats à la bombe commis par le FLN contre les civils dans les lieux publics fréquentés par les Européens, et rappelle ce que Ben M’hidi, chef historique du FLN, avait répondu après son arrestation par Aussaresses à un journaliste étranger qui lui reprochait le recours à ce terrorisme infâme : “Donnez-nous vos chars et vos avions, nous vous donnerons nos couffins” − ces paniers de plage dans lesquels les “poseuses de bombes” cachaient leurs engins. Un discours en contradiction totale avec le discours officiel qui dit : “Nous sommes des combattants de la liberté, nous ne sommes pas des terroristes, le terrorisme c’est la France.” Et ainsi ce grand film sincère et édifiant a été occulté.
Chacun a regardé l’histoire avec sa lorgnette
La mémoire est à vif parce que la parole est interdite. En Algérie, n’ont droit au chapitre que les historiens officiels. Ceux qui ont parlé autrement ont été violemment remis à leur place, voire accusés d’être des contre-révolutionnaires, ce qui à l’époque de Ben Bella et de Boumediène valait le peloton d’exécution, au mieux la prison à vie. Et ainsi l’omerta s’est installée dans les consciences. Depuis l’indépendance, nous ne connaissons que la doxa, qui change au gré de l’évolution du rapport de force entre les clans du pouvoir : il y a la doxa de ceux qui ont rejoint la révolution par la porte de l’islam et du panislamisme (c’était le jihad contre les chrétiens), ceux qui l’ont rejointe par la porte du panarabisme (les Arabes contre les Occidentaux), ceux qui y sont entrés par la porte du socialisme soviétique (le progressisme contre le capitalisme colonialiste) et ceux, par la porte moderne (l’idéal de la construction d’une République, un peuple qui se bat pour sa liberté). Mais rien de tout cela n’est dit, au nom de l’unité de façade.
Ce serait formidable de pouvoir un jour tout poser sur la table. Tant de choses n’ont jamais été abordées. La France n’a pas fait de l’Algérie une colonie stricto sensu, elle l’a intégrée dès 1848 en tant que département dans son territoire national, avec le même statut que l’Indre ou le Doubs. Le Mali, le Sénégal, le Togo ont été colonisés, pas l’Algérie. Bouteflika avait dit “c’est un génocide culturel”. D’autres ont dit : “A quelque chose, malheur est bon, nous avons pu aussi accéder à des choses que nous ne connaissions pas quand nous étions sous domination ottomane.” Faute de liberté d’en parler, chacun a regardé l’histoire avec sa lorgnette. C’est ce que j’ai fait dans mes ouvrages, j’ai dit ma vision personnelle de l’histoire, comment je l’ai vécue et ce que j’en ai retiré.
Que cherchent messieurs Macron et Tebboune ?
En 1962, les Accords d’Evian sont venus mettre un point final à la guerre. Fini veut dire fini, on ne continue pas la guerre par d’autres moyens, économiques, culturels, religieux, qu’ils soient néocoloniaux ou nationalistes, dans un esprit de revanche. L’histoire est l’affaire des historiens et des écrivains qui, par leurs écrits et leurs récits, donnent aux gens à réfléchir sur la guerre, ceux qui l’ont faite et ceux qui l’ont subie. Pour les gens, c’est une affaire familiale, personnelle. J’ai la mienne et celle de mes parents, et nous vivons avec. Je ne comprends pas pourquoi l’histoire serait l’affaire des Etats. Que cherchent messieurs Macron et Tebboune en agitant subitement cette question, tellement clivante dans le contexte actuel ? Dans quel but ? Réconcilier les histoires ? Les mémoires ? Chaque pays à son histoire, sa mémoire. Quelle histoire ? L’histoire officielle ? Celle des gens ? De l’Etat ? Mais un Etat a-t-il une mémoire ?
Elle est l’affaire des individus. Nous sommes sortis d’une histoire douloureuse, tellement manipulée qu’il s’en dégage une odeur nauséabonde. Je crois que nous sommes à un moment où il faut laisser l’histoire s’écrire d’elle-même, ça râlera un peu ici, un peu là… Râler c’est bien français et bien algérien, mais ce faisant l’histoire s’écrira, des romans et des films seront produits, et petit à petit se fonderont une nouvelle conscience, une nouvelle perception des choses.
Les historiens, les journalistes et les écrivains devraient cesser d’être les porte-voix des politiques. Au temps des encyclopédistes, ce sont les intellectuels qui écrivaient l’histoire et les rois venaient les écouter. Aux intellectuels d’aujourd’hui de s’en saisir, qu’ils organisent des conférences, des débats, et les ouvrent au public. Les politiques y trouveront matière à s’alimenter et possiblement entrer dans l’Histoire. Il ne leur revient pas de la dicter, mais de l’entendre. »
Boualem Sansal, né en 1949 à Theniet El Had, dans l’Ouarsenis, est l’auteur de très nombreux romans, nouvelles et essais, parmi lesquels « le Village de l’Allemand », « Rue Darwin » ou encore « 2084 ». Menacé par les islamistes contre lesquels il a souvent pris position, notamment dans « le Serment des barbares », son premier roman paru en 1999, censuré par le pouvoir algérien, il vit reclus à Boumerdès, près d’Alger.
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