L’écrivain Boualem Sansal avait 13 ans à l’indépendance de l’Algérie. Il dénonce l’instrumentalisation par les politiques de la mémoire de la période coloniale, « à vif parce qu’en Algérie, n’ont droit au chapitre que les historiens officiels ».
« Je suis un enfant d’Alger, de Belcourt, un quartier populaire où les gens n’avaient pas l’impression d’être différents les uns des autres. Ils avaient en commun d’être pauvres, et la pauvreté ça rassemble, qu’on soit grec, italien, berbère, arabe, espagnol, sénégalais, malien… La famille Camus vivait dans ce quartier et était aussi pauvre que les autres. Belcourt est un quartier populeux, animé, comme la Casbah, les gens vivent très imbriqués, les uns sur les autres. Il n’y a pas de frontières, les rues sont si étroites. On partageait la même cour, les mêmes W.-C., les mêmes robinets. La différence est venue avec la guerre et la peur. La guerre, c’est comme le bâton de Moïse qui ouvre la mer Rouge en deux, elle sépare.
Après le premier mort, c’est irrémédiable. J’ai vécu les deux époques : la période où je ne voyais pas de différence entre mes copains Ali et José, et celle où Ali est devenu un frère de combat et José un ennemi. Quelqu’un devait partir, la cohabitation n’était plus possible. Rue Darwin, nous habitions une pièce unique, attenante à la synagogue, mise à notre disposition par le rabbin. Il avait dit à ma mère : “Khadija, je te la prête jusqu’à ce qu’on te donne un truc dans l’HLM.” Et la voilà, avec son petit monde, quatre garçons d’un premier mariage (mon père est mort quand j’étais bébé) et son nouveau mari, entassés dans cette pièce qui sentait la Torah. Et ainsi j’ai reçu trois éducations : juive (par le rabbin), chrétienne (par l’école, surtout à Noël) et musulmane (par la mosquée). J’ai eu trois têtes. Il a fallu se séparer, se repenser, se haïr, se fuir.
Le seul récit alternatif a été fait par Yacef Saadi
C’était tellement déchirant, ces séparations de masse, c’est un monde qui s’effondre, on perd ses repères, ses amis et tout ce qui a été créé avec eux, des équipes, des bandes, des couples. Finalement, ce sont les musulmans, comme on disait à l’époque, qui sont partis. Un temps, nous nous sommes réfugiés dans un quartier voisin, le Ruisseau. Le mari de ma mère, qui était cheminot, a réussi à se faire muter dans une petite gare à 400 km d’Alger, un village perdu dans le Sud, habité par 399 musulmans et une Espagnole qui tenait une gargote, où tous venaient se régaler de sa paella hebdomadaire. Elle est restée après l’indépendance. Elle ne connaissait que l’Algérie, c’était son pays natal.
Il n’a jamais été possible, après l’indépendance, de nous approprier l’histoire du pays. Elle est la propriété exclusive du pouvoir FLN. On a été abondamment nourris de sa doxa, une histoire d’héroïsme, de gloire, de vérités absolues, et patati et patata, qu’on enseigne dès la maternelle. Ceux qui en avaient une vision différente ont été exclus. Le seul véritable récit alternatif a été fait par Yacef Saâdi, qui était le responsable militaire du FLN durant la bataille d’Alger en 1957. Avec le cinéaste italien Gillo Pontecorvo, ils ont réalisé un film honnête qui rendait compte de toute la complexité de cette guerre. « La Bataille d’Alger » a été vu dans le monde entier.
Le film montre l’armée française, Massu, Aussaresses et compagnie, faire des choses abominables, mais il montre aussi les attentats à la bombe commis par le FLN contre les civils dans les lieux publics fréquentés par les Européens, et rappelle ce que Ben M’hidi, chef historique du FLN, avait répondu après son arrestation par Aussaresses à un journaliste étranger qui lui reprochait le recours à ce terrorisme infâme : “Donnez-nous vos chars et vos avions, nous vous donnerons nos couffins” − ces paniers de plage dans lesquels les “poseuses de bombes” cachaient leurs engins. Un discours en contradiction totale avec le discours officiel qui dit : “Nous sommes des combattants de la liberté, nous ne sommes pas des terroristes, le terrorisme c’est la France.” Et ainsi ce grand film sincère et édifiant a été occulté.
Chacun a regardé l’histoire avec sa lorgnette
La mémoire est à vif parce que la parole est interdite. En Algérie, n’ont droit au chapitre que les historiens officiels. Ceux qui ont parlé autrement ont été violemment remis à leur place, voire accusés d’être des contre-révolutionnaires, ce qui à l’époque de Ben Bella et de Boumediène valait le peloton d’exécution, au mieux la prison à vie. Et ainsi l’omerta s’est installée dans les consciences. Depuis l’indépendance, nous ne connaissons que la doxa, qui change au gré de l’évolution du rapport de force entre les clans du pouvoir : il y a la doxa de ceux qui ont rejoint la révolution par la porte de l’islam et du panislamisme (c’était le jihad contre les chrétiens), ceux qui l’ont rejointe par la porte du panarabisme (les Arabes contre les Occidentaux), ceux qui y sont entrés par la porte du socialisme soviétique (le progressisme contre le capitalisme colonialiste) et ceux, par la porte moderne (l’idéal de la construction d’une République, un peuple qui se bat pour sa liberté). Mais rien de tout cela n’est dit, au nom de l’unité de façade.
Ce serait formidable de pouvoir un jour tout poser sur la table. Tant de choses n’ont jamais été abordées. La France n’a pas fait de l’Algérie une colonie stricto sensu, elle l’a intégrée dès 1848 en tant que département dans son territoire national, avec le même statut que l’Indre ou le Doubs. Le Mali, le Sénégal, le Togo ont été colonisés, pas l’Algérie. Bouteflika avait dit “c’est un génocide culturel”. D’autres ont dit : “A quelque chose, malheur est bon, nous avons pu aussi accéder à des choses que nous ne connaissions pas quand nous étions sous domination ottomane.” Faute de liberté d’en parler, chacun a regardé l’histoire avec sa lorgnette. C’est ce que j’ai fait dans mes ouvrages, j’ai dit ma vision personnelle de l’histoire, comment je l’ai vécue et ce que j’en ai retiré.
Que cherchent messieurs Macron et Tebboune ?
En 1962, les Accords d’Evian sont venus mettre un point final à la guerre. Fini veut dire fini, on ne continue pas la guerre par d’autres moyens, économiques, culturels, religieux, qu’ils soient néocoloniaux ou nationalistes, dans un esprit de revanche. L’histoire est l’affaire des historiens et des écrivains qui, par leurs écrits et leurs récits, donnent aux gens à réfléchir sur la guerre, ceux qui l’ont faite et ceux qui l’ont subie. Pour les gens, c’est une affaire familiale, personnelle. J’ai la mienne et celle de mes parents, et nous vivons avec. Je ne comprends pas pourquoi l’histoire serait l’affaire des Etats. Que cherchent messieurs Macron et Tebboune en agitant subitement cette question, tellement clivante dans le contexte actuel ? Dans quel but ? Réconcilier les histoires ? Les mémoires ? Chaque pays à son histoire, sa mémoire. Quelle histoire ? L’histoire officielle ? Celle des gens ? De l’Etat ? Mais un Etat a-t-il une mémoire ?
Elle est l’affaire des individus. Nous sommes sortis d’une histoire douloureuse, tellement manipulée qu’il s’en dégage une odeur nauséabonde. Je crois que nous sommes à un moment où il faut laisser l’histoire s’écrire d’elle-même, ça râlera un peu ici, un peu là… Râler c’est bien français et bien algérien, mais ce faisant l’histoire s’écrira, des romans et des films seront produits, et petit à petit se fonderont une nouvelle conscience, une nouvelle perception des choses.
Les historiens, les journalistes et les écrivains devraient cesser d’être les porte-voix des politiques. Au temps des encyclopédistes, ce sont les intellectuels qui écrivaient l’histoire et les rois venaient les écouter. Aux intellectuels d’aujourd’hui de s’en saisir, qu’ils organisent des conférences, des débats, et les ouvrent au public. Les politiques y trouveront matière à s’alimenter et possiblement entrer dans l’Histoire. Il ne leur revient pas de la dicter, mais de l’entendre. »
Boualem Sansal, né en 1949 à Theniet El Had, dans l’Ouarsenis, est l’auteur de très nombreux romans, nouvelles et essais, parmi lesquels « le Village de l’Allemand », « Rue Darwin » ou encore « 2084 ». Menacé par les islamistes contre lesquels il a souvent pris position, notamment dans « le Serment des barbares », son premier roman paru en 1999, censuré par le pouvoir algérien, il vit reclus à Boumerdès, près d’Alger.
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