La cinéaste regrette la place prise par les figures de la guerre d’Algérie dans l’espace public de son pays. « Le devoir de mémoire doit permettre aux jeunes de se rêver, de se penser de façon heureuse, et non de manière mortifère et revancharde. »
La cinéaste Sofia Djama, en 2016. (BERTRAND NOEL/SIPA)
« Quand des pancartes à la gloire des figures de l’indépendance ont fleuri dans les manifestations du Hirak [le mouvement de contestation anti-régime né en février 2019, NDLR], je me suis dit : on marche sur la tête ! On réclamait un changement radical du système, une mise en valeur de la jeunesse, et voilà qu’on ressortait des figures héroïques de la guerre d’Algérie et des personnages qui ont une légitimité historique. On a apparemment encore besoin de paternalisme.
Oui, l’Algérienne libre que je suis le doit indiscutablement à des figures prêtes au sacrifice suprême pour l’idéal d’une nation. Je pense à Djamila Bouhired, Djamila Boupacha, Zohra Drif, Maurice Audin, Henri Maillot, Hassiba Ben Bouali, et tant d’autres. Mais à 12 ans, le nom qui résonnait le plus en moi était celui de l’athlète Hassiba Boulmerka [première athlète algérienne à offrir une médaille d’or à son pays lors des Jeux de Barcelone en 1992, NDLR] car elle représentait la joie au moment le plus dur de notre histoire, la guerre civile.
Au-delà de la résistance face aux islamistes, qui la menaçaient dans les années 1990 parce qu’elle pratiquait un sport et courait en short, elle a été un exemple absolu de conquête et de performance, en interne comme à l’international. Elle représentait quelque chose que je pouvais atteindre, elle m’autorisait le désir et la rage de vaincre, un truc délicieusement individuel, une construction égoïste, mais que le monde entier pouvait admirer. Qu’est-ce que ça faisait du bien de se dire : c’est possible de construire un truc pour soi, de revendiquer le droit à la singularité et pas seulement à une ambition collective. Enfin, grâce à elle, on parlait de l’Algérie autrement qu’à propos de sa guerre civile, sa guerre d’indépendance ou ses rapports avec la France.
C’est elle que j’ai envie de raconter dans mon prochain film. J’ai besoin de m’identifier à des personnes vivantes, à des icônes joyeuses. Djamila Bouhired a incarné des luttes, mais c’était trop sacrificiel, trop lourd, trop dur. Nous sommes un peuple lourd, dur et pessimiste, comme inaptes à la joie. On n’arrive pas à se projeter. Le régime ne nous le permet pas, mais surtout on est très abîmé par le devoir de porter la mémoire de nos parents, de nos grands-parents, de cette guerre d’indépendance… Comme si on leur devait reconnaissance ad vitam aeternam.
Permettre aux générations de se rêver
Pendant le Hirak avec des amis, nous avons eu l’occasion de discuter avec un ancien moudjahid [un ancien combattant, NDLR]. Nous l’avons quelque peu bousculé par nos propos et nos revendications. A la fin de la conversation, je lui ai demandé pardon pour notre impertinence, il a répondu très naturellement que c’était précisément pour cela que lui et ses camarades s’étaient battu. Selon moi le devoir de mémoire devrait permettre aux générations suivantes de se rêver, de se penser de façon heureuse, et non pas de manière mortifère et revancharde.
Prenons garde à ce que le pouvoir n’accapare pas le Hirak pour l’intégrer à son récit national. Quand j’entends les détenteurs de la parole officielle convoquer le “Hirak béni”, je m’inquiète : va-t-on reproduire le schéma utilisé pour le récit de la guerre d’indépendance ? Quand est-ce qu’on pourra se raconter entre individus, et exprimer le Hirak de nos individualités ?
Oui, il y a un désir profond de se réapproprier l’histoire, l’émancipation est nécessaire, mais pour cela, il faut la documenter, la retravailler et notamment dans les manuels scolaires. A l’école, on nous enseignait la “Glorieuse Guerre”, les massacres, le 8 mai 1945, la résistance à la conquête française… Tout ce qui pouvait développer en nous du patriotisme et un nationalisme primaire. On traitait vaguement la période ottomane, la conquête par la France, pour arriver très vite à 1954, considéré comme la date de naissance de l’Algérie. Il n’y avait rien sur ceux qui avaient combattu aux côtés des Algériens. Rien sur Maurice Audin, rien sur Henri Maillot, alors que l’un a une place centrale à son nom à Alger, l’autre un hôpital ! On ne parle des femmes résistantes, qui furent si nombreuses, que de manière exceptionnelle. Les personnages historiques deviennent iconiques mais sans contexte, comme s’ils étaient évanescents. On doit juste se souvenir du nom, le glorifier. On a été éduqué à la soviétique : dans le culte du peuple courageux qui a souffert. Il y a d’un côté une masse populaire, de l’autre des héros inaccessibles. Et au milieu, rien.
Réunissons les paroles existantes des deux côtés avant qu’elles ne s’éteignent. N’oublions pas que des personnes sont venues de partout dans le monde pour prendre part à la lutte pour l’indépendance. Rappelons que la cause algérienne a été internationale, qu’il a existé des femmes comme Elaine Mokhtefi, une Américaine qui a épousé la cause algérienne.
Ma guerre a été la guerre civile des années 1990
Mon père a fait la guerre, mais comme beaucoup de gens, il n’en parlait pas ou peu. J’ai su très tard, à la fin de sa vie, qu’il avait failli être balancé dans la Seine le 17 octobre 1961 à Paris. Une des rares fois où je l’ai entendu parler de la guerre, c’était lors d’un incident avec un policier. A 75 ans, il s’est emporté : “Je n’ai pas tué des gens pour me faire traiter comme ça. Tu es libre parce qu’on s’est battus !” Je découvrais, horrifiée, que mon père, membre du FLN, avait tué un homme du MNA, la faction algérienne rivale. On a eu une discussion à laquelle il a mis rapidement fin par ces mots : “C’était la guerre.” On n’en a jamais reparlé. Et désormais il n’est plus là. Il a traîné ce poids toute sa vie, seul. Il a fait la guerre, comme tous les autres, par conviction, sans rien attendre en retour.
Dans mes films, je n’ai jamais eu envie de revenir sur l’histoire de l’indépendance. On a été tellement saoulé par le récit officiel… Et puis, raconter la guerre d’indépendance suppose un travail minutieux de documentation. Or l’accès aux archives est restreint. La censure est lourde. Les lois imposent que toute réalisation touchant au récit national obtienne le feu vert de la présidence et du ministère des moudjahidines. Nous ne sommes pas libres d’avoir notre propre point de vue. Ça ne donne pas envie d’aborder cette thématique ! Je n’ai pas envie de batailler, ni de chercher un financement à l’étranger pour aller tourner le film au Maroc. Ça n’aurait pas de sens.
Non pas que je ne sois pas reconnaissante de cette lutte et de ce combat qui a été mené. Si je suis là, droite dans mes bottes, et que je fais des films, c’est grâce à cette lutte. Nous en sommes les héritiers. Mais ma guerre à moi, c’est la guerre civile des années 1990. Quand il a été question que nous quittions l’Algérie, mon père n’a pas voulu. Il pensait que cela allait s’arranger, il était dans le déni. Il lui était difficile de se dire que son pays était en train de basculer dans une guerre intestine, lui qui s’était battu contre la France pour que son pays puisse se choisir un destin, se construire dans la prospérité, l’égalité et les idéaux de cette époque-là.
Quand je vois le nombre de personnes arrêtées et emprisonnées pour leurs opinions en Algérie, je ne peux m’empêcher d’être dubitative quant à la volonté du gouvernement algérien de mener ce travail de réconciliation des mémoires. Mais je reste optimiste. Un tel travail nous permettrait certainement de nous réparer, car il s’agit d’un pan important de l’histoire qui nous a construits. C’est important également pour la France, surtout pour les Français d’origine algérienne, afin qu’ils soient capables de se relier à leur propre histoire. On pourrait imaginer un Erasmus entre les deux pays. »
Propos recueillis par Sarah Diffalah
Sofia Djama est née en Algérie en 1982. Elle a réalisé « les Bienheureux » en 2017.
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