En acceptant le « deal » de Donald Trump, Rabat conforte son ancrage occidental, tandis qu’Alger a déjà resserré ses liens avec la Russie, observe le chercheur Pierre Vermeren.
La normalisation diplomatique entre le Maroc et Israël est entrée dans sa phase de concrétisation, mardi 22 décembre, avec l’atterrissage à Rabat d’un avion en provenance de Tel-Aviv. A son bord, une délégation israélienne conduite par le directeur général du ministère des affaires étrangères, Alon Ushpiz, ainsi que Jared Kushner, gendre de Donald Trump et artisan du « plan de paix » américain au Proche-Orient.
L’inauguration de cette liaison aérienne est la première conséquence du « deal » annoncé le 10 décembre par le président américain, aux termes duquel le royaume s’engage à normaliser ses relations avec Israël en échange de la reconnaissance par les Etats-Unis de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Pour le spécialiste du Maghreb Pierre Vermeren, professeur d’histoire contemporaine à l’université Panthéon-Sorbonne actuellement en délégation CNRS à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC, à Tunis), cette normalisation réactualise des lignes de forces régionales datant de la guerre froide.
Comment évaluez-vous l’impact sur l’opinion publique marocaine du « deal » autour du Sahara occidental et d’Israël ?
Le climat répressif, accentué par la crise du Covid-19, rend difficile l’expression d’un mécontentement de la part de ceux que la normalisation avec Israël heurte.
Par ailleurs, le Maghreb vit dans un véritable étau économique avec la pandémie de Covid-19. Ces pays sont asphyxiés. Le Maroc est étranglé économiquement, comme la Tunisie et potentiellement l’Algérie. Et les Marocains ont trouvé à travers cet accord le moyen de sortir de la nasse. Ils vont certainement bénéficier d’aides d’Israël, mais aussi des Emirats arabes unis ou des Etats-Unis. C’est très important pour le Maroc.
L’opinion marocaine est sensible à cette dimension économique, mais elle est aussi sensible au fait que le Sahara occidental soit reconnu par les Etats-Unis. Pour les Marocains, c’est une question de nationalisme : ils se moquent beaucoup moins du Sahara occidental que les Algériens. De fait, des liens humains se sont noués au fil des décennies avec les dizaines de milliers de Marocains qui habitent au Sahara.
Enfin, il y a aussi une pédagogie faite depuis longtemps par le makhzen [le palais] pour mettre en exergue les liens avec les juifs marocains d’Israël. Même si je pense que dans l’opinion, cette dimension ne marche pas très bien et que les gens sont plutôt hostiles. Sauf s’il y a des compensations, économiques ou nationalistes, pour la faire avaliser.
Et au niveau régional ? L’accord va-t-il redessiner les lignes de force ?
La guerre en Syrie avait déjà rapproché l’Algérie de ses anciens alliés russe et syrien. Les alliances de la guerre froide avaient rejoué. Dans le cas du Maroc et d’Israël, cela se joue cette fois du côté occidental. Le Maroc intensifie ses relations avec les forces dites « occidentales », si on parle en termes d’héritage de la guerre froide. Et de la même manière que l’Algérie s’est rapprochée des Russes, le Maroc se repositionne en quelque sorte dans le sillage des Etats-Unis et de ses plus proches alliés, comme la France et Israël. Quand on regarde sur la longue durée, on se dit que finalement, ça reste très classique. Mais on va au bout des alliances.
Cela ne va évidemment pas arranger les relations avec Alger. D’autant plus qu’aujourd’hui l’Algérie n’est pas dirigée – en tout cas son président est encore absent. Et cela dure depuis longtemps. On voit le Maroc tirer profit de ce très long intermède. Il y avait déjà eu le rapprochement avec l’Union africaine pendant la maladie de Bouteflika, et maintenant il y a l’instauration de relations diplomatiques avec Israël pendant les difficultés de santé du président Tebboune. Les Marocains font de la politique internationale pendant que les Algériens sont très entravés pour en faire.
Quel impact cette nouvelle donne régionale peut-elle avoir sur la dynamique interne en Algérie ? Cela va-t-il renforcer les « durs » du régime ?
Les durs, les nationalistes, les plus idéologues sont déjà au pouvoir en Algérie. Du point de vue d’Alger, le « deal » ne va pas améliorer les relations avec le Maroc, mais elles étaient déjà exécrables. Il ne va pas non plus arranger les relations avec les pays occidentaux, mais elles n’étaient pas bonnes non plus. Ni avec les monarchies du Golfe. Cela enfonce des clous là ils étaient déjà bien plantés.
Et l’armée – mais là c’est une inconnue – sera peut-être contente d’être débarrassée de ce boulet. Parce que de fait, le Sahara est occupé aux trois quarts par le Maroc depuis bien longtemps. Le Polisario est hébergé en grande partie sur le territoire algérien, avec des ressources certes internationales, mais cela ne crée pas une dynamique positive. Cette situation bloque le Maghreb, avec des inconvénients même pour l’Algérie.
Mais la nouvelle donne ne va pas changer grand-chose. Au contraire, le pouvoir algérien va renforcer ses thématiques nationalistes et anti-impérialistes classiques. Autant on a vu des choses se transformer rapidement autour de la crise syrienne avec le retour des Russes au Moyen-Orient, autant rien ne change en réalité au Maghreb. A moins que les Russes ne s’installent durablement en Libye.
Le « deal » autour du Sahara occidental peut-il influencer la posture algérienne au Sahel ? Certains Occidentaux se plaignent parfois d’une duplicité d’Alger vis-à-vis de groupes armés. Pensez-vous que les Algériens pourraient se raidir davantage sur ce théâtre, par dépit vis-à-vis des Français ou des Américains ?
Les Algériens ne l’analysent pas forcément en ces termes. Ils appréhendent en priorité ce qui se passe au Sahel à travers leurs problématiques de politique intérieure. Il s’agit de tenir leur Sahara, de contrôler les Touareg et les milliers de kilomètres de frontières. S’ils sont bienveillants ou tolérants avec certains groupes, c’est justement pour garder le contact avec les populations et les mouvements.
Car ce qui se passe finalement au Mali, au Niger ou ailleurs, je ne suis pas certain que cela les passionne. Ils ont assez de richesses et d’espace chez eux à contrôler. En revanche, ils ne peuvent pas laisser s’installer des pouvoirs hostiles chez leurs voisins. C’est à ce titre qu’ils interviennent dans ce jeu. Si cela peut ennuyer dans le même temps les Américains ou les Français, très bien, mais cela ne me semble pas être leur objectif principal.
Vous évoquiez la réapparition de lignes de fracture de type « guerre froide ». Les relations entre les Etats-Unis et l’Algérie n’étaient pourtant pas mauvaises…
Non, elles n’étaient pas si mauvaises et c’est toute l’ambiguïté. Les relations de l’Algérie avec les Etats-Unis sont aussi ambiguës qu’elles peuvent l’être avec les monarchies du Golfe. De fait, ils ont des intérêts communs, parfois des analyses convergentes, mais à la fin et malgré tout, ils ne sont pas dans le même camp. Même s’ils ne sont pas totalement ennemis, comme cela peut être le cas avec le Maroc…
Pour revenir aux Russes, la nouvelle donne autour du Sahara peut-elle pousser les Algériens davantage dans les bras de Moscou ?
Ce qui est beaucoup plus important aux yeux des Algériens, c’est ce qui va se passer en Libye. C’est plus incertain, c’est aussi plus neuf. Cela les intéresse bien davantage, parce qu’il y va notamment de la stabilité de la Tunisie. Bien sûr, ce qui pourrait changer l’affaire, ce serait que les Marocains décident de reconquérir le dernier morceau du Sahara qui leur échappe. Là, ce serait peut-être considéré comme un casus belli pour les Algériens. Et ils auraient alors peut-être besoin des Russes, mais je ne suis pas sûr que ces derniers viendraient mettre leur nez dans ces affaires « intérieures ».
2020-12-23
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