(26 juillet 1928, Tlemcen-7 novembre 2020, Alger)
Le défunt Abdelkader Guerroudj. D. R.
André Mandouze, universitaire métropolitain nommé en Algérie, écrit au sujet de l’Algérie en 1948: «A travers le fatras des politiques multiples et contradictoires suivies à leur égard [des musulmans] il n’y a eu qu’une seule et unique constante, le mépris de l’islam et, quand c’était possible, son utilisation» (Dans Algérie : état des lieux à la fin 1954 – début de la guerre. Extrait d’un article de Michel Winock, «La France en Algérie : 130 ans d’aveuglement».
L’Histoire – avril 1999
«On doit le répéter tous les jours aux imbéciles qui veulent effrayer l’univers en montrant le visage terrible de la France. La France n’effraye personne ; elle n’a plus les moyens d’intimider ; elle commence à horrifier, et c’est tout.» (Jean Paul Sartre : Nous sommes tous des assassins, dans revue Les Temps modernes, numéro 145, mars 1958.)
Qu’est-ce qu’un militant ? C’est là le type de questions qui, de prime abord, ne mériterait pas d’être posée, tellement sa réponse paraît aller de soi.
Le militant : celui qui est prêt à sacrifier sa vie pour la cause qu’il embrasse
C’est un terme courant que l’on retrouve, sans trop chercher, dans nombre d’articles de presse, d’hommages, de biographies et qui, à travers l’usage qui en fait, laisse penser que c’est un synonyme d’adhérent à un parti ou de sympathisant d’une cause, noble pour les uns, probablement condamnable pour les autres.
Mais il s’agit là d’un contre-sens évident. En effet, le terme «adhérent» indique un attachement de caractère institutionnel et administratif, à une organisation, du club de chasse à l’équipe sportive, sans doute obtenu après avoir rempli un formulaire et payé une cotisation. Une fois l’adhésion acquise, l’adhérent peut vaquer à ses activités habituelles, quelle qu’en soit la nature ou la banalité.
Le terme «militant» a la même racine que «militaire», qui vient du mot latin «miles», armée, et implique non seulement un engagement total, à la fois intellectuel et physique, et l’acceptation du sacrifice suprême, en cas de besoin, pour la cause que le «militant» a embrassée.
Le militant se consacre corps et âme à sa cause
Sa vie est entièrement consacrée à cette cause, et tout tourne autour d’elle. Il n’y a pas de place dans la vie du «militant» à autre chose que de combattre, comme un soldat, pour le triomphe de cette cause, quel que soit le coût qu’il faudra accepter pour que les objectifs qu’elle vise soient atteints.
Un militant est avant tout, et d’abord, un combattant à temps complet, qui est animé par une pensée unique, une idée fixe, expression qui n’a rien de péjoratif, et décrivant fort bien l’état d’esprit découlant de cet engagement total, sans réserves mentales ou autres.
Tout autre considération que le triomphe de la cause est effacée dans l’esprit du militant. Donc, «adhérent» et «militant» font référence à deux mondes différents qui, dans un diagramme de Venn, pourraient se recouper sans se confondre, car on peut être adhérent, c’est-à-dire remplir les conditions identitaires, financières ou autres pour être membre d’une association, sans être un militant de la cause sous-jacente à cette association. Le militantisme est un engagement absolu, impliquant une rupture totale avec le mode de vie précédant cet engagement.
La promotion sociale par l’accès à l’Ecole normale de Bouzeréah
Abdelkader Guerroudj, dit si Djillali, auquel ce modeste écrit est consacré, et qui est décédé le mois dernier dans l’indifférence quasi totale, peut être considéré, dans sa longue vie, dont une partie consacrée au combat pour l’indépendance de l’Algérie, comme l’exemple de l’adhérent devenu militant.
Avant de développer cette idée de transformation, il est utile de donner quelques brefs éléments biographiques sur cet homme, d’origine modeste, qui devint, à une période particulièrement violente de l’histoire contemporaine, le symbole non seulement d’un peuple entier mobilisé pour gagner son indépendance, mais également de la barbarie coloniale.
Né deux années avant la célébration du centenaire de l’occupation coloniale, Abdelkader, arrivé à l’âge de la scolarisation, entre, comme tous les Tlemcéniens de sa génération, à l’école Décieux, la seule école ouverte alors aux «indigènes», située sur la même rue que la Medersa. Il en sort, quelques huit années plus tard, avec le certificat d’études «indigène.» Il passe le concours d’accès à l’Ecole normale de Bouzéreah, dont l’objectif était «de contribuer puissamment à faire de l’Algérie un pays français.»( http://alger-roi.fr/Alger/eng/pages/40_eng_cinquantenaire_16_2_1938_echo.htm). La formation de l’élite intellectuelle algérienne n’était donc permise que si elle contribuait à pérenniser le système colonial, et rien d’autre !
Il est utile de rappeler que ce système, œuvrant essentiellement pour se maintenir, offrait peu de possibilités de promotion sociale par l’accès aux études supérieures longues ; la rare possibilité ouverte aux Algériens ayant eu la chance de faire des études élémentaires et primaires supérieures, selon le système scolaire de l’époque, pour poursuivre leur formation au-delà de ce niveau de base, était cette Ecole normale, installée en 1888 dans un ancien asile d’aliénés situé en ce qui était alors la banlieue lointaine d’Alger.
Beaucoup de membres de l’élite intellectuelle algérienne ont commencé leur carrière comme instituteurs diplômés de cette école. On peut citer, parmi les plus célèbres d’entre eux, outre Guerroudj, Ahmed Boumendjel (22 avril 1908, Aïn El-Hammam-19 novembre 1982, Alger), qui devait par la suite embrasser le métier d’avocat, être élu sénateur en 1948 pour la circonscription de Constantine-Annaba, pour une brève période (voir Ferhat Abbas, La Nuit coloniale, éd. Julliard, 1962) et joua à divers titres un rôle important pendant la Guerre de libération nationale, entre autres, comme rédacteur en chef de la publication El Moujahid, «membre de la délégation du GPRA aux négociations d’Evian, pour devenir après l’indépendance ministre des Travaux publics. Mouloud Feraoun (8 mars 1913-15 mars 1962), écrivain, romancier de la misère et de la déchéance morale du peuple algérien colonisé (entre autres : Le Fils du pauvre (1950) ; La Terre et le Sang (1953) ; Jours de Kabylie (1954) ; Les chemins qui montent (1957) ; Les Isefra de Si Mhand Oumhand (1960) ; Journal, 1955-1962) et penseur célèbre de l’aliénation culturelle coloniale, lâchement assassiné par la bande de criminels de l’OAS, à quelques jours du cessez-le-feu mettant fin à 132 années de lutte du peuple algérien, et bien d’autres moins connus.
Abdelkader, adhérent au Parti communiste algérien
Après la fin de ses études, Abdelkader revient à Tlemcen pour exercer son métier d’instituteur dans la même école primaire «indigène» où il avait étudié quelques années auparavant.
Sous l’influence d’un autre instituteur exerçant dans cette école, Hadj Mostefa Berbar (31 janvier 1906-16 septembre 1982, Tlemcen), membre de la délégation algérienne que Léon Blum avait reçue en 1936 pour discuter du statut de l’Algérie, et alors membre du Comité central du petit Parti communiste algérien, essentiellement orienté dans la région vers la mobilisation des masses paysannes, Guerroudj adhère à ce parti en 1950, à l’âge de 22 ans, et il participe activement à la propagation de cette idéologie parmi la paysannerie algérienne.
Il faut reconnaître que l’empreinte doctrinaire et politique de ce parti était ténue, et qu’il a contribué essentiellement à faire prendre conscience aux paysans de la région de leur profonde déchéance matérielle et morale, et de les préparer à la mobilisation populaire après le déclenchement de la Guerre de libération nationale.
Guerroudj se marie en 1950 à une institutrice française, Jacqueline Netter-Minne-Guerroudj (27 avril 1919, Rouen, France-18 janvier 2015, Alger), qui devait l’accompagner dans tous ses combats.
Jacqueline, une «métropolitaine», avait été affectée en 1948 comme institutrice à Chétouane, dans une école proche de l’immense domaine Dolfuss, appartenant à la société Dolfuss, Mieg et Cie, et dont les propriétaires tenaient à scolariser les enfants de leurs ouvriers pour avoir une main-d’œuvre «indigène» instruite. Dès son arrivée dans cette école, Jacqueline comprit le mal qu’était le système colonial, exprimant ainsi sa pensée : «Pour moi, il fallait lutter contre le colonialisme. Il fallait que ces gens deviennent indépendants et libres.» Elle restera fidèle à cet engagement qu’elle ne reniera jamais au point d’accepter de mourir pour le triomphe de ses convictions profondes.
Engagement immédiat dans la lutte armée
Dès novembre 1954, le couple prit position en faveur de la lutte armée et s’engagea dans la propagation des thèmes de la déclaration du FLN/ALN, en même que temps que son épouse. Leurs activités furent jugées subversives par les autorités coloniales, et le couple fut expulsé vers la France dès les premiers mois de l’année 1955. Cette décision d’expulsion fut annulée en 1956 par ces mêmes autorités, ce qui permit à Abdelkader et à Jacqueline de retourner à Alger.
Le Parti communiste algérien avait déjà fait l’objet d’une décision de dissolution par le gouverneur de l’Algérie, dès les premiers jours de la Guerre de libération nationale.
Les anciens membres de ce parti tentèrent alors de profiter de l’élan donné à l’option de lutte armée par le FLN/ALN et créèrent leur propre groupe armé dans la région de Chlef. Ce groupe fut rapidement dissous après avoir échoué à avoir l’audience qu’il visait auprès de la paysannerie locale, et ses membres s’engagèrent dans l’ALN. Cependant, une partie de ses membres décida de s’engager dans des actions de sabotage à Alger, visant les infrastructures localisées dans la capitale.
L’attentat manqué contre l’unité de gaz d’El-Hamma à Alger
Le couple Guerroudj, avec l’aide de leur fille Danielle Minne, alors mineure, et Fernand Iveton (12 janvier 1926-11 février 1957) pied-noir d’origine espagnole et employé à la Société de distribution de gaz d’Alger (EGA), organisèrent, en novembre 1956, une action de sabotage contre l’Unité de gaz de la ville d’Alger, située à El-Hamma. Iveton sera arrêté le 14 novembre 1956, et quelques jours plus tard toute la famille Guerroudj se retrouva dans les geôles coloniales.
Abdelkader est accusé d’avoir mis son épouse en contact avec une cellule du FLN. Quant à Jacqueline, les faits qui lui sont reprochés sont plus graves : elle est soupçonnée d’avoir transporté la bombe qu’Iveton devait placer. Danielle, la fille de son premier mariage, est considérée par les services de sécurité français comme complice dans cet acte de sabotage.
En lui-même, l’attentat ne réussit pas à faire des dégâts matériels importants, car son objectif était beaucoup plus de caractère politique, marquant une volonté d’activisme de la part de ces partisans communistes de la lutte armée, mais déjà engagés aux côtés du FLN, plus que le désir de causer mort d’hommes et destruction d’infrastructure. Les autorités coloniales décidèrent de sévir avec brutalité pour cette action de sabotage bien qu’elle fût menée avec un grand amateurisme et qu’elle n’eût causé ni victimes, ni destruction de matériel.
Abdelkader, Jacqueline et Fernand condamnés à mort par un tribunal militaire expéditif
Les quatre inculpés sont présentés au Tribunal militaire d’Alger qui condamne Abdelkader, Jacqueline et Fernand à mort, après un semblant de procès expéditif, à l’issue déjà déterminée, et qui s’achèvera moins d’un mois après l’attentat avorté.
Ce tribunal d’exception prononcera son verdict le 8 décembre 1956. Mineure, Danielle sera condamné à la prison pour 14 années.
Mitterrand, le ministre d’une justice de répression expéditive et impitoyable
Fernand Iveton sera guillotiné à Barberousse le 11 février 1957, la commutation de sa peine ayant été refusée par François Mitterrand, alors ministre de la Justice, comme d’ailleurs toutes les commutations qui ont été soumises pour tous les condamnés à mort algériens qui n’ont pas eu la chance de bénéficier de la mobilisation de l’opinion publique française en leur faveur.
Voici ce qu’ont écrit au sujet de la conception de la justice de la part d’un homme ayant laissé la réputation d’un humaniste et d’un esthète, qui a supprimé la peine de mort lors de son passage à l’Elysée, des journalistes de l’hebdomadaire français Le Point.
«Avis défavorable au recours ou encore Recours à rejeter : ces deux formules tracées à l’encre bleue ont la préférence de François Mitterrand quand, garde des Sceaux, il décide de donner un avis défavorable au recours en grâce des condamnés à mort du FLN dont les dossiers lui sont soumis. René Coty, président de la République – et décideur ultime –, préfère barrer d’un long trait noir la première page du formulaire administratif et indiquer sur l’autre, d’une écriture ronde d’enfant, qu’il laissera la justice suivre son cours. Des expressions qui reviennent tout au long des dossiers de condamnés à mort exécutés durant la guerre d’Algérie, les 45 de la guerre d’Algérie – période durant laquelle François Mitterrand administrait la justice.»
(Dans l’hebdomadaire Le Point : Les guillotinés de Mitterrand, François Malye (avec Philippe Houdart) 31 août 2001)
L’exécution épargnée à Abdelkader et Jacqueline grâce à la mobilisation conduite par Jean Paul Sartre
Cependant, la disproportion entre les dégâts causés par cet attentat manqué et les peines infligées aux «coupables» devait soulever l’indignation d’un grand nombre d’intellectuels français de renom.
Parmi eux, Jean Paul Sartre et sa compagne Simone de Beauvoir devaient jouer un rôle clé pour éviter l’exécution d’Abdelkader et Jacqueline. Une grande campagne de presse fut lancée à l’instigation du couple de philosophes, à travers leur revue Les Temps modernes, et tous les médias libéraux anticoloniaux de l’époque.
Ces condamnations à mort apparaissaient plus comme des actes de répression que comme des décisions de justice fondées sur un équilibre entre la gravité des crimes commis et reconnus, d’un côté, et la sévérité de la sanction, et prononcés par un tribunal d’exception alors que les opérations menées en Algérie étaient présentées, non comme des actions militaires, mais comme des actions ressortissant du maintien de l’ordre public, ne devant faire intervenir que le système pénal normal s’appliquant aux violateurs de cet ordre. La justice militaire n’avait aucune base légale pour intervenir et tous ces inculpés auraient dû être présentés devant une juridiction civile qui devait prononcer contre eux les peines prévues par le code pénal français contre ceux qui s’attaquaient à des infrastructure publiques, d’autant plus, faut-il le souligner encore une fois, qu’on ne pouvait reprocher à ces inculpés ni mort d’homme ni destruction massive de biens publics.
«Nos amis étrangers, comme leur presse se plaît à nous le répéter chaque jour, commencent sérieusement à se demander si nous ne sommes pas devenus des chiens enragés», écrit alors Sartre dans l’article cité en en-tête de cet hommage.
En dernier mot
D’adhérent à un parti politique, Abdelkader Guerroudj devient militant de la cause de l’indépendance de l’Algérie et engage toute sa famille dans le combat pour la libération du pays. Abdelkader est condamné à mort, en même temps que Jacqueline son épouse, et Fernand Iveton, par un tribunal militaire, sur des bases juridiques contestables du fait même de la qualification des opérations en Algérie «d’opérations de maintien de l’ordre». Alors que Fernand se voit refuser la commutation de sa peine par François Mitterrand, alors ministre de la Justice, le couple Guerroudj est sauvé de l’exécution par guillotine grâce à la mobilisation de l’opinion publique française, mobilisation conduite par Jean Paul Sartre et sa compagne Simone de Beauvoir.
Après l’indépendance, Abdelkader occupe brièvement un poste de directeur dans l’administration centrale du ministère de l’Education avant de s’engager dans des activités privées, tandis que son épouse fait, jusqu’à sa retraite, carrière de bibliothécaire à la Bibliothèque centrale de l’Université d’Alger.
C’est un couple héroïque, dont même la fille a montré le même esprit de sacrifice qu’eux, qui a risqué sa vie pour l’indépendance de l’Algérie et, pourtant, ni l’un ni l’autre n’ont tenté d’exploiter leur engagement sans réserve à des fins personnelles ; leur mort est passée inaperçue et leur sacrifice oublié.
Cette commission algéro-française va-t-il évoquer leur sort, comme celui de centaines de milliers d’Algériens exécutés sommairement par ordre des autorités supérieures françaises ou condamnés à mort par des tribunaux à la justice expéditive ? L’Algérie, qui leur doit tant, continuera-t-elle à vivre de leurs sacrifices, tout en refusant de leur rendre l’hommage qui leur est dû ? Ce bref article suffit-il pour rappeler leur mémoire et leur rendre justice ? Telles sont les questions par lesquelles s’achève ce modeste écrit, inspiré de leur sacrifice inoubliable et qui n’aurait jamais vu le jour sans leur contribution, même s’ils n’ont pas pris part à son élaboration. Mais aurait-il été possible de le rédiger s’ils n’avaient pas osé aller jusqu’au bout de leur militantisme, écrit qui est loin de valoir leurs sacrifices.
décembre 23, 2020
Par Mourad Benachenhou
https://www.algeriepatriotique.com/2020/12/23/devoir-de-memoire-abdelkader-guerroudj-dit-djilali-26-juillet-1928-tlemcen-7-novembre-2020-alger/
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