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Rédigé le 15/06/2020 à 06:52 dans Camus | Lien permanent | Commentaires (0)
c’était eux-mêmes que les partisans de la colonisation ont voulu exalter
Le 22 mai 2020, en Martinique, deux statues de Victor Schoelcher ont été mises à bas le jour où l’île commémorait l’abolition de l’esclavage. Un acte fondé sur un contre-sens puisque Schoelcher avait lutté pour obtenir cette abolition, choquante du fait de l’indemnisation des maîtres, mais cette mesure lui avait été imposée et il avait milité sans y parvenir pour que des moyens soient donnés aux anciens esclaves. Indépendamment de cette méconnaissance concernant Schoelcher, de nombreuses statues à la gloire des colonisateurs édifiées aussi bien en métropole que dans l’ancien espace colonial ont été la cible de la colère des colonisés à l’heure des indépendances, et aujourd’hui pour les peuples d’outre-mer, elles symbolisent une domination qu’ils ne veulent plus subir.
par Alain Ruscio, pour histoirecoloniale.net
L’initiative de déboulonneurs de la statue de Victor Schœlcher a été très abondamment et très diversement commentée — Voir « Pourquoi s’en prendre aux statues de Victor Schoelcher ? » —. Dans ce rappel historique, il n’est nullement question de mettre un signe d’équivalence entre l’homme politique de la Deuxième République et les « héros coloniaux » statufiés, naguère eux-mêmes mis à bas lors des indépendances, mais plutôt d’aider à comprendre le ressenti et l’exaspération toujours vifs des descendants d’esclaves ou de colonisés, en ce début de XXIème siècle.
La Troisième République, qui vit l’apogée de l’Empire, a voulu honorer ses héros. Quelle est la ville, parfois le village, de France, qui n’a pas sa statue d’une personnalité locale ? Sans parler des grandes villes. Tout Marseillais passe devant les statues géantes de l’Afrique et de l’Asie dans l’escalier de la gare Saint-Charles ; Bugeaud, qui n’a pas laissé de tendres souvenirs en Algérie, a sa statue dans sa ville natale d’Excideuil ; son comparse Lamoricière à St Philibert de Grandlieu (Loire-atlantique) ; Mgr Lavigerie, que l’on retrouvera infra, trône toujours à Bayonne ; et la capitale honore Gallieni, Lyautey, Mangin, Juin, le général Gobert, De Lattre, Marchand, Francis Garnier, le sergent Bobillot, acteurs, souvent violents, des conquêtes, des pacifications et des guerres de décolonisation.
Durant un siècle et demi, outre-mer, la même pratique s’imposa. On pourrait même dire : s’amplifia. Car chaque colonie comptait non pas une, mais plusieurs gloires, selon les critères des Français de l’époque : militaires, hommes politiques de la métropole, gouverneurs, savants, prélats… La seule ville de Saigon comptait dix statues [1], Bamako, bien plus petite, honorant pour sa part quatre héros français [2], etc.
Au Maghreb, la personnalité la plus honorée fut Mgr Lavigerie, habité sa vie durant d’un esprit de croisade contre l’islam, statufié à Biskra, à Alger, à Tunis. Dans cette dernière ville, la statue fut installée sur la place Bab el Bhar (porte de la Mer), rebaptisée Porte de France, exactement face à la Médina, qui avait en son cœur la mosquée Zitouna. Les autorités ne pouvaient faire preuve de plus de morgue : le défi était éclatant [3]. Article écrit par l’un des premiers communistes tunisiens, M’Hamed Ali, au lendemain de l’érection : « L’artiste a saisi dans quel esprit devait être symbolisé le fameux prélat. Le pionnier du capitalisme y est exactement personnifié. C’est bien à une attitude de général – d’un général en soutane – partant en bataille contre les Musulmans pour conquérir leur esprit et les asservir, comme l’autre en uniforme, à son capitalisme. Son sabre, c’est cette croix immense qu’il brandit à sa main droite » (M’Hamed Ali [4], L’Humanité, 11 avril 1926) [5].
Le colonisé, à tous les moments de sa vie, croisait donc dans les rues les écrasantes représentations des généraux qui avaient vaincu ses ancêtres ou des techniciens de la colonisation qui avaient édifié et consolidé l’ordre français, qui avaient mis en valeur l’Empire, au prix de la sueur, du sang (et des impôts) des colonisés. Pour Frantz Fanon, ces statues avaient une fonction politique affirmée : « Monde compartimenté, manichéiste, immobile, monde de statues : la statue du général qui a fait la conquête, la statue de l’ingénieur qui a construit le pont. Monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les épines écorchées par le fouet. Voila le monde colonial (…). Le régime colonial tire sa légitimité de la force et à aucun moment n’essaie de ruser avec cette nature des choses. Chaque statue, celle de Faidherbe ou de Lyautey, de Bugeaud ou du sergent Blandan, tous ces conquistadors juchés sur le sol colonial n’arrêtent pas de signifier une seule et même chose : “Nous sommes ici par la force des baïonnettes…“. On complète aisément » (Frantz Fanon, Les damnés de la terre, 1961) [6].
On peut évidemment s’interroger sur cette insistance : qui les vainqueurs voulaient-ils convaincre ? Les indigènes du peuple, dont la plupart étaient illettrés ou rebelles à l’art monumental occidental ? Les intellectuels colonisés, souvent hostiles quoi qu’il en fût ?
En réalité, c’était eux-mêmes que les colonisateurs exaltaient.
Lors du processus de décolonisation, ce n’est pas par hasard que l’une des premières actions des colonisés ait été de mettre à bas ces hommes de bronze. Les partisans du colonialisme évoquèrent évidemment une folle ingratitude. Les déboulonneurs de l’époque y virent au contraire un symbole immédiat : du statut d’indigènes, ils passaient à celui d’hommes, selon la forte expression de Jean-Paul Sartre [7].
Au Viet Nam, cette volonté de destruction commença dès mars 1945, après que les Japonais aient décapité l’administration française. À Saigon, le maire Kha Van Can, joignant son intérêt personnel au nationalisme, commença à faire déboulonner les statues françaises et à les faire acheminer vers une fonderie… dont il était propriétaire [8]. À Hanoi, le 1 er août 1945, le maire Tran Van Lai présida à une véritable cérémonie d’exorcisme : « Paul Bert et la bonne femme débraillée [9]… on les fout par terre, on leur marche dessus ! » (Presse vietnamienne, août 1945) [10].
Lorsque les journalistes français arrivèrent au Viet Nam, après cette période de fièvre, ils remarquèrent : « Saigon ne reverra pas ses statues. Mgr Pigneau de Béhaine ne se tiendra plus sur le parvis de la Cathédrale. Francis Garnier ne dressera plus sa mâle silhouette en face du Théâtre et l’amiral Rigault de Genouilly ne reprendra pas sa contemplation solitaire de la rivière à l’endroit où il débarquait victorieusement le 15 février 1859. Tous les trois, je viens de les voir, décapités, leurs épées brisées, dans l’entrepôt où les insurgés du Viet Minh les tenaient cachés depuis la fin août et où les malheureuses statues furent retrouvées hier. Le bras droit de l’évêque d’Adran avait été scié à hauteur de l’épaule. Des confrères étrangers se sont inquiétés de savoir quel chef d’accusation serait retenu contre les Annamites traduits en Cour martiale. Eh bien, dans le cas des complices de ces misérables mutilations, on invoquera la charge de détérioration de monuments. » (André Blanchet, Télégramme, Saigon, 16 octobre 1945) [11].
De la même façon, les premières traces de la présence française détruites dans le Mali indépendant furent les statues des généraux Borgnis-Desbordes à Bamako et Archinard à Ségou [12].
Ou en Algérie. La statue du duc d’Orléans a été déboulonnée le 4 juillet 1962 – symbole : la veille de l’indépendance – et ramenée en France par les soins de l’armée ; elle trône aujourd’hui sur la place qui porte son nom, au cœur de Neuilly-sur-Seine. La statue à la gloire des héros de Sidi-Brahim (œuvre de Dalou) eut un destin singulier. Après l’indépendance de l’Algérie, les nouveaux maîtres d’Oran gardèrent la Gloire au sommet de l’obélisque, mais… la victoire avait changé de camp : la base du monument était ornée de 4 médaillons représentant Abd el Kader. Quant à l’effigie de la France, elle repartit en métropole. Elle figure à présent à Périssac, en Gironde, terre natale du capitaine Oscar de Géreaux, qui commanda le dernier carré de Sidi Brahim.
À Tunis, la statue du cardinal Lavigerie fut enlevée dès l’indépendance et remplacée par celle d’Ibn Khaldoun – qui y figure toujours – : symbole contre symbole.
À Casablanca, la statue équestre de Lyautey, déjà évoquée, fut retirée de la plus grande place de la ville, mais fut seulement déplacée de quelques centaines de mètres et entra dans le jardin de l’Hôtel du commandement militaire devenu ensuite le consulat général de France.
Lors de l’expédition de Suez de 1956, les Égyptiens mirent à bas l’immense statue de Lesseps : ils ne se trompaient pas sur sa signification.
Parfois, il fallut attendre des décennies avant la disparition des symboles. À Dakar, les statues des gouverneurs Faidherbe et Van Vollenhoven (ce dernier, d’ailleurs, considéré comme un des rares gouverneurs humains), plus une autre représentant la fraternité d’armes entre un tirailleurs sénégalais et un soldat français (surnommés par dérision Demba et Dupont), ne furent déboulonnées qu’en 1983… avant de réapparaître, pour la dernière, en 2004 [13].
Même type de réaction aux Antilles de la part des indépendantistes, contre ce grand symbole béké que fut Joséphine : « Depuis une vingtaine d’années, sur la place de la Savane de Fort-de-France, la statue en marbre de Joséphine de Beauharnais n’a plus sa tête. Une nuit, des inconnus dont venus décapiter cette “fille de békés“ (colons) que la légende accuse d’avoir incité l’Empereur à rétablir l’esclavage. En Martinique (…), la fameuse Joséphine acéphale, en plein centre de la préfecture, est une trace familière et trop rare de la souffrance enfouie » (Marion Van Rentergheim, Le Monde, 16 décembre 2005) [14].
En 2018, sur la place de la Savane, à Fort-de-France, la statue de Pierre Belain d’Esnanbuc, qui avait pris possession de l’île au nom de la France en 1635, a été couverte de graffitis (« Honte à nos élus », « Où sont nos héros ? »).
Photo ci-contre : A Bristol, la statue du marchand d’esclaves Edward Colston (1636-1721) a été renversée et jetée dans la rivière, le 7 juin 2020. Photo Ben Birchall. AP
[1] « La Cochinchine à ses bienfaiteurs », Le Monde colonial illustré, décembre 1937.
[2] « Le Soudan français à ses grands hommes », Le Monde colonial illustré, mars 1938.
[3] Pierre Soumille, « La représentation de l’islam chez les chrétiens de Tunisie pendant le protectorat français (1881-1956) et après l’indépendance », in Françoise Jacquin & Jean-François Zorn (dir.), L’altérité religieuse. Un défi pour la mission chrétienne, XVIIIè-XXè siècles, Paris, Karthala, Coll. Mémoires d’Église, 2003.
[4] Article signé Mhamed
[5] « Lettre de Tunisie ».
[6] Les damnés de la terre, Paris, Maspero, Coll. Cahiers Libres, 1961.
[7] L’inégalité entre « cinq cents millions d’hommes et un milliard cinq cents millions d’indigènes » prit fin avec la décolonisation (préface à Frantz Fanon, op. cit., repris in Situations, Vol. V, Colonialisme et néo-colonialisme, Paris, Gallimard, NRF, 1964).
[8] Colonel Maurice Rives, Lettre, Carnets du Viêt Nam, mars 2013.
[9] C’est ainsi que le petit peuple de la ville avait surnommée la réplique de La Liberté éclairant le monde.
[10] Cité par Philippe Dumont, Carnets du Viêt Nam, mars 2013.
[11] France-Soir, octobre 1945, cité par lui-même in Au pays des Balilla jaunes. Relation d’un correspondant de guerre en Indochine, Saint-Étienne, Éd. Dorian, 1947.
[12] Demba Diallo, Çagaloba ! Carnets d’un militant du tiers-monde, 1925-1960, Bamako-Paris, 2005
[13] « Demba et Dupont : le retour », site histoirecoloniale.net, 26 août 2004.
[14] « La mémoire blessée de la Martinique ».
ublié le 11 juin 2020
Rédigé le 14/06/2020 à 16:55 dans Racisme, Violences policières | Lien permanent | Commentaires (0)
Une jeune femme montre à Paris le 26 mars 1962 deux bulletins «oui» et «non» entre lesquels l'électorat aura à choisir lors du référendum d'autodétermination approuvant les accords d'Évian qui se sont tenus le 8 janvier 1961. | AFP
Les véhicules militaires des derniers détachements de la 20e division d'infanterie stationnent sur les quais du port d'Alger, le 9 juin 1956, en attendant le départ vers les zones de combat. | AFP
Rédigé le 14/06/2020 à 16:10 dans Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Vous vous doutez bien que j'ai un petit faible pour la partie Désert...
Rédigé le 14/06/2020 à 11:22 dans Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
L’historien Fabrice Riceputi est le fondateur et le co-animateur, avec Malika Rahal, du site 1000autres.org, autour des disparus de la « Bataille d’Alger ». Pour son premier article dans Textures du temps, il propose une réflexion autour de deux photographies, rares, représentant la torture d’un prisonnier aux mains de l’armée française durant la Guerre d’Indépendance.
Dans le silence des salles de lecture de centres d’archives, il arrive qu’une découverte fasse entendre une exclamation de surprise, voire un bref sanglot vite retenu, signalant l’émotion incontrôlée d’un lecteur chez qui, sans prévenir, le mort a saisi le vif.
Les deux photographies en noir et blanc reproduites ici ont été prises en Algérie en 1957. Elles sont de cette sorte d’archive dont l’effet de réel historique est si glaçant qu’elles poursuivent longtemps qui les a vues surgir d’un carton sans crier gare.
PHOTO A
On peut lire aujourd’hui de très nombreuses descriptions de la torture perpétrée par l’armée française durant la Guerre d’indépendance algérienne. Mais on ne la voit que très rarement comme c’est le cas sur ces images. De plus, alors que les archives de l’État français relatives à cette pratique sont essentiellement des archives de la dissimulation et du mensonge,1 l’ existence dans des archives publiques de telles preuves directes par l’image de la torture est une d’une incongruité sidérante.
Ces photos sont donc des sources historiques précieuses et leur histoire, depuis leur production en 1957 jusqu’à nos jours, bien que passablement lacunaire et tortueuse, nous a paru mériter d’être retracée et questionnée.
1. Photographie interdite
Dans le corpus des photos prises durant la guerre et ayant été publiées, les images montrant des scènes de torture à proprement parler, quelle qu’en soit l’origine, sont en petit nombre. Comme l’a montré l’historienne Marie Chominot, l’armée française exerça très vite un strict contrôle sur la production et la diffusion des images des « évènements », s’octroyant un monopole qui empêcha notamment l’activité de photographes et de cinéastes non agréés par elle. Elle interdit même l’exportation d’images sur la guerre hors d’Algérie dès la fin de 1957.2 Si la France mena une guerre d’images, ce fut sans images de la guerre telle qu’elle-même la menait réellement, a fortiori sans images de la torture.3 Preuve de l’efficacité de ce verrouillage, la campagne menée en métropole à partir de 1957 contre une « sale guerre » fut largement privée de cette arme de l’image qui se révélerait si efficace plus tard et ailleurs, notamment pour les opposants à celle du Viet-Nam.4
Un certain nombre de photos montrant des humiliations et brutalités, voire des atrocités et des cadavres d’Algériens torturés ou exécutés sommairement, sont pourtant connues. Certains appelés déjouèrent en effet l’interdiction de photographier les réalités honteuses pour la France, destinant leurs images à un usage privé. Dans l’esprit de ceux qui les prirent et les montrèrent, le propos n’était pas toujours de dénoncer ce qu’elles montraient, mais parfois bien plutôt de revendiquer fièrement la domination exercée sur le corps d’un ennemi racisé et déshumanisé par la situation de guerre coloniale. L’armée ne diffusait-elle pas elle-même des images mettant en scène l’écrasement des « rebelles », montrant des alignements de cadavres tués au combat ?5 Il n’est guère surprenant dans ces conditions qu’en dehors du cadre officiel aient été prises, comme des trophées de guerre privés, des images exhibant les mauvais traitements en principe proscrits mais fréquemment infligés aux détenus et prisonniers algériens, ainsi que des mises en scènes exhibant des cadavres et servant à valoriser l’action des soldats. À l’origine, ces photos n’étaient pas destinées à la publication ; quelques unes furent toutefois détournées pour servir à la dénonciation des pratiques qu’elles illustraient. La couverture de La torture dans la République (1972) de Pierre Vidal-Naquet fut par exemple illustrée par ce type d’image.6 Parmi les clichés que le journaliste Jacques Duquesne se vit confier par des appelés en 1960 et qu’il ne publia qu’en 2012, certains relevaient clairement de cette catégorie de photos-trophées.7 D’autres, transgressant un interdit plus grand encore concernant une pratique elle-aussi massive, purent circuler sous le manteau : Jacques Inrep, alors infirmier dans un hôpital psychiatrique, raconte un homme qui, dans les années 1960, exhibait des « photos pornos » : il s’agissait en fait, nous dit-il, de stupéfiantes images de viols de femmes algériennes par des militaires, rapportées d’Algérie par cet ancien appelé.8
Il reste que bien peu de ces images connues exhibant des atrocités représentent l’interrogatoire sous la torture proprement dit. Celles que prit le photographe professionnel Jean-Philippe Charbonnier en Kabylie à l’automne de 1956 constituent une exception notable : on y voit des appelés et un officier suppliciant un Algérien suspendu à une barre par les pieds et les mains. Mais il s’agit là encore de trophées, réalisés à la demande des tortionnaires eux-mêmes, selon Charbonnier qui en interdit la publication avant sa mort.9
2. Des images pour témoigner10
Comme nous allons le voir, l’identité de l’auteur et les conditions de production exactes des ces deux photos ne nous sont pas connues. Mais leur intention est claire. Montrant, comme la photo-trophée, une domination extrême sur le corps de l’ennemi algérien, elles sont toutefois aux antipodes : ici, pas de mise en scène, pas plus que d’intention d’exhiber complaisamment l’atrocité. Elles sont prises parce que leur auteur réprouve une pratique à laquelle il ne participe vraisemblablement pas, tout au moins directement, et qu’il veut dénoncer, n’hésitant pas à prendre un risque important en prenant ces photos, mais aussi en les transmettant pour les faire voir.
Le mur qui cache sur les deux clichés une grande partie de la scène fait partie intégrante du témoignage et ajoute, si l’on peut dire, à leur effet de réel historique : aujourd’hui, ces photos nous parlent non seulement de la torture, mais de l’acte transgressif et périlleux d’essayer alors de la faire voir au delà d’un mur. Ce mur incarne— à nos yeux informés par l’historiographie — celui, symbolique, du secret et de l’arbitraire derrière lequel disparurent corps et âmes et par milliers les Algériens considérés comme suspects.
Si pour les appelés parler de la torture était « un acte difficile et risqué »,11 la photographier pour en témoigner hors d’un cercle privé l’était encore davantage. Cet acte nécessitait une préparation et des précautions pour ne pas se faire prendre, pendant l’acte mais aussi après lui. L’appelé Jacques Inrep, qui photographia, quant à lui, des documents secrets attestant de l’existence d’ordres de torturer, raconte ainsi comment il procéda :
« J’envisageais de photographier les documents […]. Mon choix se porta sur l’achat d’un Foca-Sport II. […] Fin juillet, après avoir acheté plusieurs pellicules noir et blanc, j’étais prêt. […] Je pris la décision d’opérer un dimanche après-midi, seul moment de la semaine où je pensais pouvoir rester seul dans le baraquement sans éveiller l’attention […]. Avant de photographier les documents secrets, j’avais prévu l’endroit où je camouflerais les pellicules.12 »
Comme celles de Jacques Inrep, ces photos résultent d’un acte de désobéissance réfléchi et calculé, certainement pas d’une découverte faite par hasard. Les lieux de torture étaient dissimulés autant que possible, mais leur existence n’était pas ignorée aux alentours immédiats par ceux qui n’y avaient pas part. Les cris et hurlements les signalaient, très souvent entendus par les appelés cantonnés à proximité et par les habitants éventuels. Ainsi, l’appelé Lechiguerro et ses camarades entendaient nettement des cris de suppliciés qui provenaient de caves sous la salle de spectacle de la caserne du 19e Génie d’ Alger, à Hussein Dey. Il parvint à se faire décrire « l’équipement » ce centre de torture très actif tenu par des parachutistes.13 Stanislas Hutin rapporte que la « gégène faisait vraiment hurler les gens ». Il entendit toute une nuit les hurlements d’un berger de quatorze ans torturé sous une tente.14
Ici, la torture a lieu dans un espace à ciel ouvert, vraisemblablement une cour intérieure. Il apparait que l’auteur anonyme des deux photos se rendit par deux fois au moins sur un lieu le surplombant repéré à l’avance. En effet, les deux clichés sont pris sous deux angles légèrement différents mais exactement du même endroit, comme le montre leur superposition. Ils sont pris à deux moments distincts, les changements intervenus le prouvent : méthodes de suspension du torturé différentes, changement dans les éléments du décor et lumière elle-aussi différente. L’une est prise aux alentours de midi, sous un soleil au zénith, l’autre, beaucoup plus ombrée, le matin ou en fin d’après-midi. Rien n’indique qu’elles soient prises le même jour, ni que ce soit le même prisonnier.
L’examen de la photo B montre que le sol de la cour intérieure se trouve environ 2, 5 mètres plus bas que le rebord du mur, auquel l’objectif du photographe est presque collé.15 Pour parvenir à voir la scène de torture, le photographe est monté sur un toit en terrasse immédiatement adjacent et s’est accroupi ou couché derrière un parapet pour prendre ses clichés. Ou bien il a, par un moyen quelconque, hissé très haut son appareil au dessus d’un simple mur bordant la cour.
Quoiqu’il en soit, pour voir et nous faire voir au delà du mur, il a dû prendre garde à ne pas être vu. Sur l’une des deux photos, ce risque a été plus grand : l’objectif a été hissé plus haut. La présence dans la cour d’autres personnes, donc de tortionnaires, ne peut être écartée. Elle supposerait l’usage d’un appareil à obturateur très peu bruyant tel qu’il en existe en 1957.
C’est une scène de torture ordinaire en 1957 en Algérie qui est photographiée, dans un lieu dédié au moins provisoirement à cet usage, comme beaucoup d’autres. Cet espace peut se trouver à l’intérieur d’une enceinte militaire ou encore d’une de ces fermes coloniales qui servirent souvent de lieux de détention et d’interrogatoire.
Dans l’angle gauche de cette cour nous voyons, sur les deux photos, un homme suspendu, très près d’une porte. Le point d’attache supérieur des cordes, qui pourrait être une poulie permettant de hisser le corps, est hors cadre. Sur la photo A, la partie supérieure du corps est bien visible. Il est pendu à une corde par les bras. Eux-mêmes sont pliés et attachés dans le dos par deux entraves enserrant les avant-bras. On peut distinguer le bas du corps du torturé, bien qu’il soit confondu dans l’ombre avec les planches de la porte. Celui-ci est pendant, à quelques centimètres au dessus du sol. Et l’homme est entièrement nu : on distingue une zone sombre au niveau de son pubis.
Sont également visibles des signes d’un certain savoir-faire tortionnaire, comme en mettaient en œuvre certains militaires, soldats et gendarmes, de même que la police d’Algérie :16 un dispositif complexe de nœuds, de liens et d’entraves, une pièce de tissu couvrant bras et dos ; un double crochet métallique, dont l’extrémité, masquée par un gant de toilette ou une chaussette en laine suspendu au fil à linge, est très proche du bras gauche ; un tuyau à eau enroulé sur le mur de gauche, ainsi que sur le mur de droite un objet accroché qui semble être un casque ou un récipient. Sur la photo B, la technique employée n’est pas exactement la même. Nous ne voyons, outre les bras retournés, qu’une partie d’un dos, vivement éclairée et probablement brûlée par le soleil. Et l’homme est toujours suspendu dans la même position, mais cette fois par les poignets et par deux cordes. S’agit-il du même homme ? Impossible de le dire. Le fait que le premier ait la tête dressée, peut-être sous l’effet de la douleur, indique qu’il est vivant et conscient. Sur la seconde photo, sa tête est pendante. Il peut être endormi, inconscient ou mort. La seconde photo peut être vue comme un moment plus avancé de la torture : les membres sont d’avantage étirés, l’élongation est plus grande, les dégâts physiques semblent plus grands.
La torture par pendaison ou suspension prolongée, éventuellement en plein soleil, est une méthode de torture classique, de celles qui furent privilégiées parce qu’elles laissent peu de marques visibles à l’œil nu sur le corps du torturé. L’historienne Claire Mauss-Copeaux confirme qu’elle était un supplice banal : celui qui a été par exemple « subi par [son] interlocutrice Hadjira, à la ferme Ameziane à Constantine en 1958.17 » Souvent mentionnée en effet durant la guerre d’Algérie, la technique utilisée sur la photo A a été massivement utilisée plus tard et sur d’autres théâtres de répression et elle est aujourd’hui répertoriée dans le Protocole d’Istanbul sous le nom de « suspension palestinienne » par les médecins spécialistes des soins aux torturés.18 Le croquis illustrant cette technique dans ce protocole correspond point par point à ce que montre la photo A. Ce traité thérapeutique indique qu’elle provoque de graves atteintes du système musculo-squelettique, notamment aux articulations des épaules et au plexus.19 S’en suit au plan psychique, selon Françoise Sironi, un trauma particulier, induisant culpabilité et auto-destruction, du fait d’un sentiment de s’être longuement auto-torturé car les blessures sont causées par le poids de son propre corps et de ses propres organes.20
La pendaison par les bras ou les poignets est assez souvent mentionnée, dans les plaintes pour torture et dans les témoignages provenant d’Algérie, comme étant couplée ou alternée avec les coups et blessures divers, les décharges électriques ou l’ingestion forcée de liquides. La présence d’un tuyau et du double crochet métallique laisse supposer que c’est aussi le cas dans ce lieu de torture.
3. Dans le coffre-fort de la commission
Le négatif de ces photos pour le moins éloquentes fut envoyé, sans doute au printemps de 1957, à Robert Delavignette, alors membre de la Commission de Sauvegarde des Droits et Libertés Individuels instituée par Guy Mollet le 10 mai de la même année, officiellement pour enquêter sur les exactions commises en Algérie. Destinées à témoigner et alerter en métropole, elles n’atteignirent cependant jamais leur but. Essayons de comprendre pourquoi.
Le gouvernement de Guy Mollet est, au printemps 1957, l’objet depuis plusieurs mois de nombreuses accusations de torturer en Algérie comme jadis la Gestapo en France, selon une comparaison devenue courante dans une partie de la presse. Plusieurs récits de victimes et témoignages d’appelés sont en effet parvenus, malgré la censure et les saisies judiciaires de publications, à faire connaître cette pratique officiellement réprouvée et niée par le pouvoir. En mars 1957, le « suicide » de l’avocat Ali Boumendjel entre les mains des parachutistes à Alger a été vivement mis en doute.21 Au sein même de l’appareil d’État, la démission du secrétaire général à la police de la préfecture d’Alger, Paul Teitgen, bien que non rendue publique et différée, et celle, spectaculaire, du général Bollardière, sont des signes inquiétants pour le pouvoir. Les Églises et l’aile gauche de la SFIO elle-même se sont indignées. Guy Mollet, également préoccupé par la mise en cause de la France à l’ONU, a été contraint pour tenter de calmer l’indignation d’annoncer en avril 1957 la création de cette commission qui commença ses travaux en mai.22
Ancien gouverneur du Cameroun français et directeur de l’École Nationale de la France d’Outre-Mer, Delavignette est l’un des douze membres qui ont accepté cette lourde charge, sous la direction de Pierre Béteille, un éminent magistrat, conseiller à la Cour de cassation, spécialiste des affaires d’État hautement sensibles (il instruisit contre Pétain et Laval en 1945). Cet « humaniste colonial » représente le courant, souvent d’obédience chrétienne, résolument partisan de la présence française en Algérie mais convaincu de la possibilité de lutter contre la torture de l’intérieur-même de l’État.
L’installation d’une commission gouvernementale d’enquête officiellement désireuse de faire la lumière sur la torture suscita d’abord l’inquiétude du commandement militaire en Algérie, mais aussi, chez ceux qui en Algérie étaient moralement indignés, un réel espoir de voir les exactions dont ils étaient témoins reconnues et sanctionnées. Elle semblait offrir une voie moyenne entre la passivité complice et la désobéissance ou la désertion. En s’adressant à elle, on pouvait alerter en métropole sans pour autant alimenter la propagande du FLN.
Dès le mois de mai 1957, comme d’autres membres de la commission, Delavignette reçut, indépendamment de l’enquête pour laquelle il était officiellement mandaté en Algérie, un certain nombre de témoignages spontanés. Les deux photographies lui parvinrent par le réseau dit chrétien progressiste, mouvance dont il était une figure connue et active. C’est un prêtre libéral, curé de Bedeau (Ras El-Ma) dans le Sud Oranais, le père Delacommune, qui lui envoya ces documents.23 Ils « complétaient », selon Raphaëlle Branche, le témoignage daté du 14 mai 1957, d’un séminariste appelé, maréchal des logis au 9e Hussards, dont le PC se trouvait alors non loin de Bedeau.24
Cet appelé, Jean Suaud, y déclarait avoir été témoin, dans l’exercice de ses fonctions d’infirmier, de tortures, notamment à l’électricité, et de deux décès des suites immédiates de la torture.25 Les archives privées de Delavignette, de même que celles de l’armée, conservent également le témoignage de l’appelé au 8e RCA Michel Rezeau, un ancien de ses élèves, pour lequel c’est l’islamologue Louis Massignon qui servit d’intermédiaire.26 Delavignette adressa ce témoignage, ainsi sans doute que celui de Jean Suaud, au ministre de la Défense nationale, lui demandant une enquête. Quant aux négatifs des deux photos de torture reçus, il les adressa seulement au président de la commission, lui demandant de lui en faire des tirages.
Puis, au mois de septembre 1957, Robert Delavignette démissionna avec fracas.27 S’il avait cru qu’il s’agissait avec cette commission « de connaître coûte que coûte la vérité et de faire respecter coûte que coûte les Droits de l’homme »,28 il avait en effet amèrement déchanté face à la toute-puissance d’une armée bien peu désireuse, selon le mot du général Massu, de « sauvegarder les droits des terroristes ».29
Son enquête en Algérie lui avait certes permis d’obtenir des sanctions contre certains responsables dans ce qui fut l’affaire la plus grave mise au jour par la commission : la mort par asphyxie de plusieurs dizaines d’Algériens détenus par l’armée dans des cuves à vins.30 Mais, dans plusieurs cas signalés par lui, le déclenchement d’une enquête interne à l’armée avait abouti non à la sanction des coupables, mais à exposer ses témoins à des représailles. Delavignette expliqua en effet en octobre 1957 sa démission par l’absence « de pouvoirs » de la commission : « pouvoirs d’être entendu du gouvernement », mais aussi « pouvoir de protéger les témoins entendus » par lui, ajoutait-il. Il notait encore : « certains témoins ont été empêchés de déposer » et « un témoin a été surveillé par la police pour avoir déposé devant moi ».31
Les archives nous permettent de retracer l’histoire du témoignage de son ancien élève Michel Rezeau, auquel pensait sans doute Delavignette en évoquant la protection de ses témoins. Elle mérite qu’on s’y arrête. Cas d’école d’étouffement d’un témoignage par la mise en cause du témoin lui-même, elle nous éclaire aussi le sort qui fut réservé aux deux photos de torture.
Cet appelé du contingent écrivit à Delavignette en juillet 1957 un long récit comportant notamment la description précise de tortures, de massacres en représailles collectives de villageois et d’autres exécutions sommaires perpétrés dans la région de Tenès. Delavignette communiqua aussitôt ce rapport au ministre de la Défense nationale, en prenant soin de l’anonymer. Une enquête fut demandée au général Salan. Le commandement militaire parvint alors sans peine et rapidement à identifier son auteur et s’employa aussitôt à démolir sa crédibilité. Une enquête disciplinaire fut diligentée à l’encontre de Michel Rezeau. Son rapport affirma n’avoir pu trouver aucun des témoins prétendus des supposés crimes évoqués par Rezeau et conclut à l’affabulation d’un « jeune intellectuel […] intoxiqué par certaines campagnes de presse ».32 Rezeau fut sermonné, sorti des effectifs combattants et s’estima heureux d’être affecté comme infirmier. Dans un courrier à Delavignette, Louis Massignon avait tenu à l’informer dès le mois d’août du fait que Michel Rezeau pourrait bientôt, du fait de son témoignage, être « en danger ».33 L’affaire, semble-t-il, s’arrêta là.
Les deux photos de torture auraient dû faire l’objet d’une enquête, comme tous les témoignages reçus. Or, ni Delavignette, ni le président Béteille ne les transmirent aux autorités compétentes. Delavignette attendait-il la réception des tirages demandés et un feu vert de Béteille ? Ignorait-il leur secteur de provenance exact ? Ou, échaudé par l’affaire Rezeau , hésita-t-il à exposer leur auteur à des sanctions? Nous ne le savons pas. Mais rien ne fut fait avant sa démission fin septembre 1957. Et une fois celle-ci actée, plus rien n’était possible.
C’est tout au moins ce qu’en octobre 1957, Pierre Béteille répondait à Delavignette. Le 14 octobre, ce dernier, démissionnaire depuis un mois, lui réclame immédiatement après avoir déploré son impuissance à protéger ses témoins « les deux photos qui sont dans le coffre où vous les avez déposées ».34 Le 24 octobre, Béteille lui fait répondre par son secrétariat, dans un courrier alambiqué et teinté d’une certaine ironie : « Le Président Béteille a fait le nécessaire pour le développement des photos que vous lui avez confiées, dans des conditions de discrétion qu’il vous a fait connaître, m’a-t-il dit. Il n’a pu entendre les témoins qui vous les avaient remises ; il ignorait en effet leur nom et adresse et il aurait jugé discourtois […] d’entendre des témoins qui vous avaient été signalés à titre personnel ; il craignait de paraître vouloir contrôler votre enquête. Aussi bien s’attendait-il à ce que vous continuiez votre participation aux travaux de la Commission ». Béteille, lui rendant les photos, justifiait sans peine le fait de n’en avoir rien fait, sinon les avoir tirées et mises sous clef : Delavignette ne pouvait s’en prendre pour cela qu’à sa décision de démissionner. Que faire en effet de ces photos dont on ignorait à peu près tout ? « En définitive, concluait le secrétaire, le président serait désireux de savoir l’utilisation éventuelle de ces photos et s’il doit en faire état en une quelconque occasion ».35
Il n’y eut aucune occasion et ces photos furent enterrées, les unes dans le coffre-fort de la commission de Sauvegarde, les autres dans les archives privées de Robert Delavignette. Seuls ce dernier et Pierre Béteille semblent les avoir vues durant la guerre.
On peut imaginer que rendus publics, à l’étranger ou dans des publications clandestines en métropole, ces clichés exceptionnels et glaçants auraient contribué, même modestement, à la difficile mobilisation de l’opinion française contre la « sale guerre ». Le réalisateur André Gazut ne nous dit-il pas combien fut forte son émotion à la vue de telles images à la fin de 1956 ? C’est elle qui le décida, se souvient-il, à refuser de porter les armes en Algérie.36 Mais ces photos ne témoignèrent jamais. Robert Delavignette continua pourtant après sa démission à s’engager contre la torture. Il communiqua notamment à Pierre Vidal-Naquet les rapports officiels tenus secrets de Jean Mairey, qui établissaient dès 1955 un usage routinier de la torture dans la police d’Algérie. Il écrivit même en 1958 une préface à L’Affaire d’Audin, finalement non publiée.37 Mais faire « fuiter » ces images, reçues dans le cadre d’un mandat officiel qu’il n’exerçait plus, eût été une déshonorante trahison pour le loyal grand commis de l’État qu’il était.38 N’auraient-elles pas nécessairement fini dans une brochure de propagande des « rebelles » FLN ou des communistes ?
3. La région du Télagh ?
La commission de Sauvegarde n’ayant pas diligenté d’enquête, nous ne connaîtrons donc probablement jamais l’auteur de ces photos, ni l’emplacement exact de la scène de torture qu’elles nous montrent. Nous ne saurons pas non plus qui était torturé, ni par qui, à moins que leur publication ne fasse miraculeusement parler un témoin direct survivant. Ce que nous savons de l’histoire de leur provenance permet malgré tout quelques fragiles hypothèses à ce sujet.
On voit trop peu le ou les torturé(s) pour qu’une identification soit possible. Seule indication, le supplicié de la photo A est un homme à la calvitie déjà avancée. S’agit-il d’un combattant pris les armes à la main, d’un collecteur de fonds, d’un hébergeant, d’un proche d’individu recherché ou de n’importe quel habitant « pris au hasard », comme le préconisait en 1957 le général Salan, dans un secteur où le FLN était actif, et susceptible de ce seul fait d’avoir des informations ? Nous n’en saurons sans doute jamais rien.39
Les circonstances de la transmission de ces photos permettent cependant d’émettre des hypothèses sur la localisation de ces scènes de torture. Nous l’avons vu, les négatifs furent envoyés à Robert Delavignette par le père Delacommune, curé de Bedeau (Ras El-Ma), petite commune du Sud Oranais, à quelques dizaines de kilomètres au sud de Sidi Bel-Abbès. Le séminariste appelé, auteur du témoignage écrit, Jean Suaud, était lui aussi cantonné dans cette région du Télagh, à Crampel, tout près de Bedeau.
Interrogé dans les années 1990 par Raphaëlle Branche, Jean Suaud affirme ne pas être l’auteur de ces deux photos, dont il a néanmoins connaissance, disant aussi « avoir une idée » sur leur auteur, sans en dire plus.41 L’historienne émet l’hypothèse qu’il pourrait s’agir du père Delacommune.42
Quoiqu’il en soit, ces photos pourraient avoir été prises au mois de mai 1957, dans cette région du Télagh où était implanté le 9e Hussards. Les archives militaires et judiciaires dépouillées par Raphaëlle Branche en attestent, la répression y était particulièrement intense dans cette période. L’armée française y fit un usage important de la torture et des exécutions sommaires, au point que le ministère de la justice lui-même en eut connaissance. Le procureur de la République de Sidi Bel-Abbès a été informé d’un nombre particulièrement élevé d’individus « abattus sur le territoire du canton judiciaire du Télagh […], et dont le décès avait été constaté par les gendarmerie de Bedeau et Slissen notamment (plus de 150 semble-t-il) » entre mai 1957 et le début de l’année 1958. Le procureur général mentionne quant à lui en 1958 un « procès verbal de la gendarmerie de Bedeau constatant […] quatre décès par blessures qui en d’autres temps (sic) eussent été suspectes ». Il juge que « de très graves exactions ont été commises », découvrant, écrit l’historienne, que « des dizaines de prisonniers gardés dans les centre de transit situés dans les cantonnements militaires », avaient été « tués, souvent après avoir été torturés ».43 Cette région abritait en effet plusieurs camps. À Bedeau se trouvait déjà un camp pour soldats juifs durant la Seconde guerre mondiale. A quelques kilomètres de là, à Magenta (El-Hacaïba), se trouvait dès 1955 un « centre de tri » où étaient provisoirement internés des suspects.44 Un autre camp, « d’hébergement » celui-là, concentrait en 1957 des centaines d’assignés à résidence, non loin de là, à Bossuet. Les photos furent-elles prises dans le PC du 9e Hussard à Crampel, où était affecté Jean Suaud ? Ou dans l’enceinte de la gendarmerie de Bedeau, cette paroisse où officiait le père Delacommune ? Dans l’un de ces camps dits « de transit » improvisés dans différents locaux et où se pratiquait la torture ? Quelle issue eut cette séance de torture pour la ou les victime(s) ? La commission de Sauvegarde n’a alors pas cherché à le savoir et seuls des témoins encore vivants, en particulier d’anciens militaires, pourraient aujourd’hui nous le dire.
4. Une furtive réapparition
Dès le 22 mars 1962, l’amnistie de tous les crimes et délits en rapport avec « le maintien de l’ordre » en Algérie mit fin aux quelques instructions judiciaires en cours pour faits de torture et de disparitions forcées. Ces deux photos perdirent alors tout caractère de preuve judiciaire potentielle.
Après la dissolution de la seconde Commission de sauvegarde (1958-1962) qui semble en avoir hérité, sans rien en faire elle non plus, les deux tirages photographiques intégrèrent un fonds d’archives aux Archives Nationales où ils figurent dans une chemise cartonnée indiquant « Secret. Photographies remises par M. Delavignette ».45 Le négatif et les doubles des tirages dûment rendus à Delavignette furent ensuite versés aux ANOM, parmi ses archives privées.46
Ces images furent donc invisibilisées dans les archives, difficilement consultables et sans doute jamais consultées, durant des décennies. Leur sort étant indexé sur le cours de l’histoire historiographique et mémorielle française de la guerre d’Algérie, elles ne revinrent en effet dans l’espace public que très tardivement.
C’est l’historienne Raphaëlle Branche qui, en l’an 2000, fut à l’origine de leur résurrection. Dans sa thèse sur La torture et l’armée française, les photos Delavignette étaient en effet mentionnées pour la première fois et brièvement commentées. Étouffés en 1957, ces témoignages photographiques devenaient ainsi des sources historiques, contribuant, avec beaucoup d’autres, à établir le caractère systémique de la pratique de la torture par l’armée française et à en faire connaître avec une grande précision les modalités. Leur consultation aux archives restait toutefois soumise à l’acceptation d’une demande de dérogation.
La soutenance de cette thèse intervenait alors que dans le débat public français, le scandale de 1957 sur la torture en Algérie était en quelque sorte rejoué un demi-siècle plus tard, avec une explosion de ce qu’un observateur étranger qualifie de « French memory’s bombe à retardement », comme il s’en était déjà produit en 1997 avec la redécouverte du massacre du 17 octobre 1961.47 Le surgissement d’une profusion de nouveaux témoignages de victimes de torture, de témoins et aussi d’anciens tortionnaires mettait fin à une longue période d’amnésie collective plus ou moins volontaire sur la question.48
Souvent décrite dans toute son horreur, la torture fut cependant bien peu montrée en 2000. Il fallut attendre encore douze ans et la commémoration française du cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie pour que ces photos soient publiquement et largement vues, avec quelques autres, pour la première fois. Quelle fut leur réception ?
En 2012, les deux photos remises à Delavignette furent toutes deux reproduites en pleine page dans un numéro hors-série du journal Le Monde intitulé « Guerres d’Algérie, mémoires parallèles ». Leur très courte légende disait : « ces deux photographies représentant des scènes de supplice infligés à des prisonniers algériens ont été prises à la dérobée par un appelé. Il les a ensuite fait parvenir à la commission de sauvegarde des droits et libertés individuels (archives datant de 1957). » Elles accompagnaient un article montrant que les Français d’alors avaient été largement informés de la pratique de la torture mais qu’ils étaient tout aussi largement restés « indifférents ».49
À l’occasion de la même commémoration, au printemps 2012, trois des clichés de Jean-Philippe Charbonnier qui avaient tant marqué le jeune André Gazut furent exposés et pour la première fois au musée de l’Armée à Paris.
Cette exposition fit grand-bruit et suscita de violentes critiques au sein de l’armée et du ministère de la Défense, où Gérard Longuet s’opposa à son ouverture. Il fallu son départ pour que l’exposition puisse ouvrir, le jour même de l’intronisation d’un nouveau président de la République, François Hollande, le 16 mai 2012, mais elle fut donc écourtée. Son livre d’or recueillit les vives critiques d’une partie des visiteurs.50
Rappelons que ces clichés réalisés en quelque sorte sur commande par J.-P. Charbonnier montrent ce qu’on ne voit pas sur les deux photos remises à Delavignette : les tortionnaires, des soldats français et leur officier du 7e BCA posant, visage visible, en train d’infliger eux-mêmes une souffrance physique à un homme dont on voit très bien les traits.
L’exposition de ces clichés fut remarquée, mais moins pour ce qu’ils montraient et qui aurait dû en toute logique soulever des questions — localisation exacte, identité des tortionnaires et du torturé, etc. — qu’en raison de « l’audace » dont aurait fait preuve, selon la presse, l’institution militaire française en osant les montrer. Autrement dit, ce qui intéressa, du reste non sans raison, fut que le point de vue de l’armée française sur la torture en Algérie semblait avoir évolué. Le journal Libération écrivit ainsi « Tout y est […]. Et, bien sûr, la torture. Le sujet à l’aune duquel les organisateurs, ils le savaient, seraient jugés […]. Trois photos prises par Jean-Philippe Charbonnier dans l’Oranais [sic]. Le seul témoignage visuel disponible sur les actes de torture perpétrés par une partie de l’armée française en Algérie. »51 Étrangement, le visage de l’Algérien torturé était « flouté », selon le journaliste.
C’est dans cette optique que l’hebdomadaire Paris-Match publia durant l’exposition, dans un numéro lui-aussi consacré au cinquantenaire, l’un de ces clichés de Charbonnier, sous le titre : « Tortures, « corvées de bois », disparitions : des méthodes qui sapent la grandeur de l’armée ». Le texte d’accompagnement du cliché parlait de soldats qui « battent un suspect sans défense », évitant le mot torture, par une euphémisation pour ainsi dire classique. De plus, les visages des tortionnaires et celui du torturé, pourtant bien visibles sur les clichés originaux archivés à la BnF, étaient occultés par des rectangles noirs. Mais ceux-ci étaient d’une taille si réduite qu’ils n’anonymaient pas vraiment la scène. Comme s’il restait quelque chose de la crainte de Charbonnier à publier ces images, il y avait donc encore en 2012 une difficulté à montrer vraiment et intégralement cette scène de torture dans un hebdomadaire à grand tirage.
La publication de ces clichés ne suscita aucun témoignage d’éventuels acteurs survivants de ces scènes. En dépit de leur caractère exceptionnel et des questions qu’elles posaient, ni les photos Delavignette ni celles de Charbonnier n’ont étonnamment jamais été reproduites ensuite dans les publications pourtant très nombreuses ces dernières années sur la guerre d’Algérie52, qu’il s’agisse de media grand-public ou de publications à usage scolaire ou universitaire. Si les photos produites et diffusées à des fins de propagande par l’armée, montrant par exemple l’œuvre éducative des SAS, servent toujours inévitablement d’illustrations dans ces publications, on n’y trouve que très rarement de photos de la torture qui fut pourtant le complément de ladite œuvre dans la « pacification » en Algérie.
Dans les manuels scolaires, la torture en Algérie est aujourd’hui presque toujours évoquée, mais peu illustrée par des images la montrant réellement.53 Le thème, jugé trop sensible, est ainsi « refroidi » et la torture réduite à une abstraction.54
Or, comme on vient de le voir, de telles photos existent. Elles sont « dures », mais des images d’archive montrant des scènes parfois insoutenables, relatives par exemple à la Seconde guerre mondiale, sont pourtant fréquemment publiées dans ces manuels et l’on n’occulte jamais les visages sur des documents historiques. La raison de l’absence de représentation de l’horreur de la répression française en Algérie est bien sûr autre. Elle procède de ce qu’Ann Laura Stoler nomme « l’aphasie coloniale française » :55 une difficulté persistante à dire, et plus encore, selon l’expression consacrée, à « regarder en face » ce qu’on sait.
« Certaines choses ne devraient pas exister. Mais puisqu’elles existent il n’est peut-être pas plus obscène de prendre en compte leur réalité que de la nier. Ou pour le dire autrement : ces photos sont obscènes, c’est vrai, d’une obscénité telle que rien ne peut la racheter ; et c’est pour cela qu’il faut les montrer. »
Jérôme Ferrari et Olivier Rohe, À fendre le cœur le plus dur, Inculte, 2015.
https://texturesdutemps.hypotheses.org/4027
Rédigé le 14/06/2020 à 09:00 | Lien permanent | Commentaires (0)
Salsa était une petite chrétienne à l’époque où les tipasiens adoraient encore des idoles. Elle est considérée comme l’une des martyres du début de cette religion. Deux manuscrits relatant La passion de sainte Salsa avait été retrouvés en 1891, écrits par un habitant de Tipasa quelques années après le martyre de Salsa.
Les faits remontent au début du quatrième siècle, alors que les chrétiens étaient encore peu nombreux dans la ville de Tipasa. Les cultes païens, bien que privés d’appui officiel, se poursuivaient, notamment sous la forme de l’adoration par la foule d’un serpent de bronze, le dieu Draco, et de pratiques fanatiques qui rappellent celles du culte de Cybèle et d’Attis, selon Stéphane Gsell.
Ce serpent qu’on décrit fait de bronze et d’or et dont les yeux brillants seraient des pierres précieuses, se trouvait dans un temple élevé sur une colline de rochers dominant la ville et baignant dans les flots sa base rocheuse. Ce lieu avait été consacré dès les temps les plus reculés au culte des faux dieux, d’où son appellation de colline des Temples. Il abritait aussi une vaste nécropole de sépultures serrées les unes contre les autres.
Un jour, Salsa, une jeune fille âgée de 14 ans déjà convertie au christianisme, a été emmenée par ses parents païens à ce lieu de culte. Tremblante et frémissante à la vue de pratiques qu’elle trouvait écœurantes, sa colère fini par éclater : «Ah ! malheureux parents, dit-elle, malheureux concitoyens, le démon vous trompe encore une fois ! Que faites-vous ? où courez-vous ? à quoi pensez-vous ? Dans quels précipices vous a poussés le tortueux serpent ! Ne voyez-vous point sous quel joug vous courbez vos têtes ? Cette bête que vous adorez, malheureux, n’est qu’un airain fondu. L’argile lui a servi de modèle, le plâtre l’a remplie, le marteau l’a façonnée, la lime l’a polie, finalement c’est la main d’un homme qui, guidée par l’esprit du mal, a fait votre dieu. Qu’il vous rende donc quelque oracle au milieu de tout ce tumulte ! Écoutons ce que pourra dire ce dragon qui trompe d’ordinaire et n’ouvre la bouche que pour dire le mal. Il n’y a qu’un Dieu que nous devions prier et adorer sur les autels, celui qui a fait le ciel, établi les fondements de la terre, creusé le bassin des mers, trouvé la lumière, créé les animaux, disposé les éléments, ordonné les saisons, distribué les divers ordres de la nature et façonné l’homme pour qu’il s’applique toujours aux choses divines. Il faut, dis-je, adorer ce Dieu qui n’a pas eu de commencement et qui n’aura pas de fin. Ce que vous adorez, ce ne sont pas des dieux, car si vous ne veillez sur eux, ils ne sont pas capables de se défendre eux-mêmes. Retirez-vous, calmez votre fureur insensée, mettez fin à vos cruautés, que votre frénésie s’apaise. Laissez-moi lutter avec votre dragon, et s’il est plus fort que moi, tenez-le pour dieu, mais si je l’emporte sur lui, reconnaissez qu’il n’est pas dieu, abandonnez les sentiers de l’erreur, convertissez-vous et rendez au vrai Dieu votre culte et vos adorations. »
Les païens la regardaient comme une folle et n’y prêtèrent pas plus d’importance. Salsa, profitant de leur ivresse, fit une dernière prière et s’introduisit courageusement dans le temple pour détruire le faux dieu. Elle enleva au dragon sa tête et l’envoya rouler à travers les rochers jusque dans la mer, sans être vue de personne. Elle retournera au sanctuaire «avec l’intention de jeter dans les flots le corps même de l’idole. Elle y réussit, mais la statue de bronze fit en tombant un tel bruit que les gardiens accoururent ». La foule réveillée de son ivresse s’empara de la jeune fille. « Lapidée, percée de coup d’épées, piétinée, mise en pièces, elle fut enfin jetée à la mer, afin que son corps restât sans sépulture », écrit Stéphane Gsell et de poursuivre plus loin «Presque à ce moment, un certain Saturninus, venant de Gaule, y jetait l’ancre par un temps calme. Mais tout à coup une tempête violente s’éleva et fit courir au vaisseau les plus grands dangers. Pendant que Saturninus dormait, il reçut en songe l’ordre de recueillir le corps de la martyre qui se trouvait sous son vaisseau, et de lui donner sépulture : sinon il périrait. »
Le marin n’exécuta l’ordre que tardivement, alors que la tempête redoublait de violence et que son rêve se répéta par deux fois encore. Il plongea dans l’eau et ramena le corps de Salsa. Aussitôt, la mer s’apaisa et les vents tombèrent.
La jeune martyre du début du christianisme, fut transportée par les adeptes de la nouvelle religion dans un cortège funèbre, vers la colline des Temples où une chapelle, et bien plus tard, une basilique sera élevée avec les pierres de l’ancien temple païen pour devenir le sanctuaire de la sainte Salsa.
Un sarcophage en marbre de très belle qualité, mais entièrement brisé, a été retrouvé, devant la place qu’occupait l’autel de la basilique, avec le caisson funéraire de Fabia Salsa, sans doute aïeule de la petite martyre. Découverte par Stéphane Gsell et l’abbé Grandidier, la basilique de Sainte Salsa était ornée de mosaïques dont il ne reste à peu près plus rien de nos jours.
Sur la sépulture de la sainte Salsa, une inscription confirmait son existence : « au lieu où brille le saint autel, repose la martyre Salsa, toujours plus douce que le nectar, qui a mérité d’habiter toujours au Ciel, en pleine béatitude ».
Synthèse : Khadija T.
À voiraussi : https://tipaza.typepad.fr/mon_weblog/2019/10/sainte-salsa.html
Rédigé le 13/06/2020 à 13:20 dans Histoire, Wilaya de Tipaza | Lien permanent | Commentaires (0)
Je l'ai vue blanche la ville
où l'homme devient oiseau
où qu'il soit il ne perd pas la mer
et le ciel toujours à la hauteur
un coup d'ailes sur les jardins pentus
l'arche et le pont sont des corps
qui étendent des passerelles
entre les morts et les vivants
je monte et je descends
je remonte encore je vois son ombre
je la hèle la nuit sur l'autre trottoir
elle a peur dans sa rue pressant le pas
elle ne se retourne pas ses talons résonnent
et vibrent dans le silence
miroir où j'entends frémir les palmes
les arcs dansent au cœur de l'automne
sur la chaussée noire humectée de larmes
le chœur des pleureuses crie sa douleur
elles se déchirent le sein autour de la tombe
pierre blanche coffre de terre
qui enferme le corps du poète
je suis venu te célébrer un an après
ils se querellent autour de ta dépouille
les paroles rassemblent tes reste
et les emportent pour l'adhésion posthume
pour toi j'ai exhumé un vieux poète
qui chantait l'ivresse l'herbe dansait
au pied de sa tombe un cep avait crû
le poids des os avait écrasé les fruits
le sang de la vigne s'était mêlé au sang du poète
dans la coupe j'ai trempé le doigt
j'ai inventé des ablutions pour errer
dans la nuit je cours les tempes battent
derrière l'interrogation j'ai espoir
de lever un voile oh seulement un
des mille voiles qui couvrent l'énigme
le poète ancien avait dit les mots
qui t'éclairent en un petit nombre de vers
je les ai clamés devant les pleureuses
dans la blancheur où l'homme se change oiseau
survolant l'enceinte entre les coupoles
et les tombes les femmes sortent leurs bras
hors du voile l'olive entre les doigts
elles sèment des graines de chènevis
au creux du nombril entre les deux stèles
quittant le kiosque dans le jardin des morts
je marche avec mes compagnons du cru
je m'étonne de l'humanité divisée
désœuvrée dans les bas quartiers
je dis aux amis je vois en cette race
deux peuples parlant deux fonds de langues
portant deux formes de costumes
astiquant deux types de signes
où sont les passerelles comment traverser
entre les deux moitiés le gouffre béant
sera comblé par le fracas des corp
jetés selon le calcul et la cruauté
qui traquent la portée des cadavres
carcasses de fer blanc tordu
les crânes seront les pavés de vos ponts
l'autre peuple est chassé de vos cènes
le gardien de la nuit me prévient
il n'y aura pas de table commune
ne rôdez pas près de la rade
sous les arcades il y a ceux qui mordent
laissant des traces de sang en pleine joue
les deux peuples ne se parlent plus
ils n'échangent plus dans le même alphabet
chacun cache un couteau sous le manteau
les ères se succèdent les fins se suivent
les trappes s'ouvrent ils tuent la mémoire
sans avoir le temps de découvrir
qu'ils disparaissent maîtres et serfs
les pasteurs occupent la ville bâtie
par des aïeux dont les enfants étaient partis
leur don échoue sur les récifs
les formes chantent la gloire du site
les ciseaux avaient taillé dans la barrière
une tunique parée de lettres et de pierres
le linge flotte dans les fenêtres
le sang de la bête immolée est avalé
par la bonde des baignoires
les murs tremblent les ongles creusent
peintures et crépis s'effritent
le prurit atteint la chair du bâti.
migrants des plateaux ils sont nombreux
dans la ville qui tourne le dos à la mer
en ouest je parviens à une gare d'Orien
serait-ce Taormina ou Tolède
au lieu de monter la ville descend
la mer est la dernière marche
à tous les degrés de l'échelle
je rencontre la fin des tribus
les pasteurs sont des lances mobiles
foule solitaire patiente austère
il s'en dégage un silence de cauchemar
les pas sont bus par le goudron
sous la halle le marché est maigre
je n'ai pu tirer le fil de l'enfance
les emblèmes des colons bâtisseurs
recensent une abondance désormais
couverte par une nappe de naphte
le cavalier enturbanné brandit le sabre
dont l'ombre coupe les seins de la République
devant l'opéra hanté par les fantômes
et la synagogue prédestinée à être mosquée
coup d'ailes et je renoue avec l'oiseau
de la première ville je frôle le bleu
de la mer avant de revenir sur terre
et survoler la caserne où siégea la légion
recevant à ses vingt ans un sage allemand
qui avait décrit le bordel et ses fugues
apprenti infini qui parfait la vie
je traverse le spectre de mon initiateur
vers l'exil du nord il me révéla
que le midi est déserté des dieux
c'est un orphelin sans patrie
qui mettait son cœur à sauver les siens
dans le mystère de la pauvreté
il leur donnait place dans le pays
prolongé par le vaste désert
je lui offre le partage
et je répare son ignorance
lui montrant la ville que porte le soufi
comme Le Greco porte Tolède
une ville qu'avivent les mots du poète
qui y dort depuis mille ans
un voyageur anglais dit dans le texte
qu'elle n'est pas la dernière venue
je la visite avec le spectre de mon aîné
à côté d'un lac vide derrière le barrage
la cascade est sans remou ni chute d'eau
le froid n'a pas fixé la poussière
j'ai restauré la saison avec les mots
de mille ans qui irriguent les rues
ces mots je les avais clamés
à la mémoire de l'ami poète
mots ramassés sur la hauteur blanche
face à la ville blessée saignée
détruite conservant des pierres
arrachées à l'ancien labyrinthe
palpitant grâce aux mots
qui brûlent la bouche de l'illustre mort
et qu'entendent les patios rescapés
la nuit le silence l'errance la question
l'ivresse l'esseulement tels sont les mots
de la veille vestiges millénaires
perlant sur la peau de la gazelle
nourrice du poète qui les proférait
toutes les nuits dans la caverne
il allait à sa mamelle étancher sa soif
après un jour studieux en ville
un soir elle s'est détournée de lui
elle l'a même chargé de ses cornes frêles
comme par distraction il avait gardé
en poche les pièces d'une offrande
alors gazelle le bouda l'agressa
elle ne lui avait pas tendu le pis
avant qu'il eût jeté l'obole
au-delà du porche après les marches
un patio parfait m'offre une page bleue
j'y appose des lettres vertes qui m'ouvrent
une salle blanche portant une robe
aux franges violines leur dentelle m'égare
une toile d'araignée avale les cinq horloges
de carton les barres de néon les lustres toc
les exaltés qui en tirent fierté
sont les malades du siècle
courroux et rire secoueraient le dieu
au nom duquel ils jugent et tuent
il les expulserait du temple
dont ils ont usurpé la régence
et les enfermerait dans des garages
ou dans des halls de gare
clos sur leur malsaine odeur
affublés d'insignes origines
des cohortes d'orphelins sortent
de tous les pores de cette terre
il me serait pénible de trancher tes bouts
en coupant les lignes qui tailladent ta pau
pays qu'une de tes langues étrangères
nomme les îles archipel de comptoirs
endigue tes vagues recense tes fossiles
élargis l'intervalle contre tes haltes
dans tes césures accueille tous les tien
accorde-leur la sérénité du dehors
alors ils retrouveront l'innocence
entre fils et filles entre pères et mères
ils entendront la musique du monde.
Abdelwahab MEDDEB
Rédigé le 12/06/2020 à 22:02 dans Algérie, Poésie/Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé le 12/06/2020 à 09:02 dans Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Antigone est un film inspiré de l’œuvre deux fois millénaire du dramaturge grec Sophocle (495 - 406 av. J.-C.), avec une trame de fond inspirée du meurtre par balle du jeune immigrant hondurien Fredy Villanueva par un policier montréalais en 2008 et la tentative subséquente des autorités québécoises d’extrader son frère aîné.
Le quatrième long métrage de fiction de la réalisatrice et scénariste canadienne Sophie Deraspe (Les signes vitaux, Le profil Amina) a été présenté en première mondiale au Festival international du film de Toronto en septembre 2019, où il a remporté le Prix du meilleur film canadien de fiction. Il n’a jamais été diffusé dans les salles de spectacle accessibles au grand public, mais est dorénavant accessible sur le site du distributeur Maison 4:3. À la fin mai, le film a remporté cinq prix de la section cinéma des Écrans canadiens, dont celui du meilleur film.
Antigone débute avec un plan fixe sur une adolescente à l’allure androgyne, seule, devant un mur blanc-gris. Une voix, qu’on comprend être celle d’une policière, lui suggère d’appeler ses parents. La jeune fille, nommée Antigone, répond: «ils sont morts mes parents». On comprendra plus tard qu’ils ont été parmi les quelque 200.000 victimes de la guerre civile qui a secoué l’Algérie entre 1991 et 2002.
Le film procède ensuite par un retour en arrière. On apprend qu’après le meurtre de ses parents, Antigone a dû quitter sa Kabylie natale accompagnée de sa grand-mère Ménécée, sa sœur Ismène et ses deux frères, Polynice et Étéocle pour venir s’installer dans un quartier pauvre au nord de Montréal alors qu’elle n’avait que trois ans. Les enfants ont réussi à s’adapter à cette nouvelle vie et, avec leur grand-mère, vivent des moments heureux. Antigone est une jeune fille réservée et intelligente, aimée de ses deux frères, qui commettent de petits larcins. À l’école, Antigone rencontre Hémon, fils d’un politicien en vue, avec qui elle découvre les joies et les tendres simplicités de la vie et de l’amour.
L’équilibre fragile de cette vie bascule brutalement lorsque Étéocle est abattu par un policier lors d’une intervention brutale. Venues constater la mort d’Étéocle dans une morgue austère, les deux sœurs et la grand-mère, en pleurs et endeuillées, apprennent froidement que Polynice sera placé en détention pour «bris de conditions et assaut sur un policier». Comme il n’a toujours pas sa citoyenneté canadienne, il risque l’expulsion du pays.
Convaincue de l’innocence de son frère et déterminée à tout faire pour l’aider à s’évader de prison et éviter l’extradition, Antigone met en péril sa propre liberté. Dans sa quête, qui est d’abord poussée par une certaine naïveté, Antigone est confrontée aux forces puissantes de l’État, y compris un système judiciaire et carcéral sans pitié, mais aussi aux médias qui alimentent les sentiments anti-immigrants.
Avec Antigone, Deraspe a le mérite d’avoir abordé de manière honnête, quoique limitée, des questions sociales brûlantes d’actualité non seulement au Canada, mais partout à travers le monde: l’oppression des immigrants, la violence policière, la révolte croissante de la jeunesse et, dans une certaine mesure, les inégalités sociales. D’autant qu’au cours des derniers jours, des manifestations ont éclaté partout aux États-Unis et internationalement pour dénoncer le meurtre de Georges Floyd par un policier blanc à Minneapolis. Les organisateurs d’une manifestation à Montréal ont rappelé qu’au Canada, plusieurs personnes ont été victimes de violences policières dans les dernières années, y compris Fredy Villanueva.
Deraspe s’intéresse aux individus provenant des couches les plus opprimées de la société, sans tomber dans les stéréotypes. Le film est en soi un défi au chauvinisme anti-immigrant de l’élite dirigeante, incarné par l’actuel gouvernement québécois de François Legault qui cherche à mettre tous les problèmes économiques et sociaux sur le compte des minorités ethniques.
De façon significative, le film n’est pas empreint des politiques identitaires, qui expliquent faussement que l’oppression des minorités serait le résultat d’un racisme inhérent chez les blancs et d’une société divisée entre «Québécois de souche» privilégiés d’un côté, et immigrants de l’autre. Autant à l’école qu’au Centre jeunesse, où Antigone est finalement envoyée, les personnages du film se côtoient naturellement sans égard à leurs ethnies. Les jeunes qui prennent la défense d’Antigone sont de toutes les nationalités. Hémon, qui est blanc et amoureux de l’héroïne, s’en sort mieux qu’Antigone, mais parce que son père est une personne aisée et influente.
Un moment intéressant survient lorsque, dans une tentative d’apaiser la colère des jeunes filles du Centre jeunesse et briser leur soutien à la cause d’Antigone, la direction embauche une intervenante portant le hijab. Une jeune s’exclame alors: «Tiens, c’est pour avoir l’air ouvert à la diversité!»
Plusieurs scènes du film sont émouvantes. Par exemple, la scène du meurtre d’Étéocle passée au ralenti et filmée d’un téléphone cellulaire apporte une touche véridique et percutante. Tout comme l’utilisation de vrais enregistrements des émeutes qui ont éclaté dans le quartier ouvrier multi-ethnique de Montréal-Nord, suite au meurtre de Fredy Villanueva, pour illustrer la vague de colère qu’a entraînée la mort de Étéocle. Mentionnons aussi la scène où Ismène prend conscience qu’elle ne pourra sans doute jamais mener la vie simple qu’elle chérit tant sonne juste, tout comme la tristesse de Mécénée face à l’oppression que vivent ses petits-enfants. Les comédiens, autant les professionnels que les nombreux non-professionnels, sont sérieux et talentueux.
Dans le film, les jeunes sont dépeints comme intelligents, et défiants envers les pouvoirs en place. Les réseaux sociaux sont vus avec raison comme un moyen pour organiser la résistance. Les systèmes judiciaire et carcéral sont vus à juste titre comme des instruments d’oppression de l’État.
Bien qu’elle en soit à ses débuts, Nahéma Ricci apporte une belle authenticité à son personnage. Son jeu demeure simple et sans exagération, mais pas convaincant à tout coup. Son flegme, quasi stoïque par moments, détonne parfois de ses prises de positions contre l’ordre établi. En fait, cette incongruence est sans doute liée aux défauts du film, dont le principal est de ne pas aborder directement les enjeux soulevés sous le prisme de la lutte des classes.
La brutalité policière partout au monde, et particulièrement aux États-Unis, est une des formes que prend la violence de l’état capitaliste et des élites dirigeantes, qui répondent à la crise insoluble du capitalisme et aux inégalités sociales croissantes par la répression et les mesures anti-démocratiques. La police, tout comme les tribunaux, les médias et tout le système parlementaire sont fondamentalement des instruments de l’oppression de classe.
Au cours des cinq dernières années aux États-Unis, le pays développé le plus inégalitaire au monde, la police à tué plus de 1000 individus chaque année. Les mêmes tendances s’expriment à travers le monde, y compris au Canada. Bien que le nombre exact de décès causés par la police ne sera jamais connu, faute de décompte national officiel, une recherche de la CBC révélait que de 2000 à 2017, 461 personnes ont perdu la vie aux mains des forces de l’ordre canadiennes. Le nombre a augmenté au cours des trois dernières années.
Les victimes des violences policières font principalement partie des sections les plus exploitées de la classe ouvrière, y compris les immigrants, les gens souffrant de pauvreté chronique ou de maladie mentale. Au Canada comme aux États-Unis, les blancs forment la majorité des victimes, même si les minorités, surtout les noirs, et au Canada les autochtones, sont largement sur-représentés. Mais comme on le voit clairement dans les manifestations actuelles, les forces de l’ordre sont le bras armé de l’élite dirigeante dans sa répression de la classe ouvrière en son ensemble.
Cependant l’explosion de colère accumulée depuis des années et même des décennies, ne concerne pas seulement le meurtre de George Floyd, ni même l’opposition au racisme. Plus fondamentalement, ces luttes émergent – de manière encore tacite à ce point-ci – contre un système de profit en déchéance qui n’apporte à la classe ouvrière et à sa jeune génération qu’inégalités sociales, pauvreté, chômage de masse, destruction du filet social et guerres impérialistes sans fin. La situation désespérée qui touche les travailleurs s’est intensifiée avec la pandémie de COVID-19.
Le film effleure, et dans certain cas passe carrément à côté, de ces questions. Le combat d’Antigone est essentiellement individuel. Il est uniquement motivé par un amour passionnée et quasi-déraisonné pour son frère et sa famille.
Antigone a évidemment toutes les raisons du monde de vouloir protéger son frère menacé d’extradition, mais pourquoi est-ce que son combat gagne un fort appui populaire? Il est difficile de croire que ce qui entraîne la vague de soutien envers Antigone soit simplement le slogan «Mon cœur me dit» qu’elle utilise pour expliquer sa cause. Comme pour la mort de George Floyd, on peut supposer que la mort d’Étéocle aux mains de la police devient un point de ralliement des masses contre un système social profondément injuste. Mais, le film manque de clarté sur ce lien essentiel.
Il est également étonnant qu’il n’y ait pas réellement de critique du meurtre violent et gratuit d’Étéocle aux mains de la police. Il y a, sans doute inconsciemment, une tendance à s’accommoder à la version mise de l’avant par l’élite dirigeante et les médias dans l’affaire Villanueva. Ces forces de l’establishment ont toujours soutenu, au mépris des nombreux témoignages de témoins oculaires validés en cour, que le policier Jean-Loup Lapointe avait agi en légitime défense. Les médias, qui jouent un rôle clé dans l’agitation contre les immigrants pour diviser la classe ouvrière, ont mené une campagne acharnée favorable à l’extradition de Dany Villanueva. Lapointe, blanchi par la justice et ces mêmes médias, n’a jamais été accusé et patrouille toujours dans les rues de Montréal.
Les récentes manifestations aux États-Unis et à l'international n’avaient pas encore éclaté lors de l’écriture et du tournage d’Antigone, mais ces processus sous-jacents étaient déjà en cours depuis longtemps. Ils commencent maintenant à surgir au grand jour et auront un profond impact sur la vie culturelle et artistique. Des créateurs honnêtes comme Deraspe, peut-on espérer, poseront un regard plus critique sur la société, sans détourner les yeux des questions de classe, et utiliseront ainsi leurs talents et leur art pour exposer la vérité.
https://www.wsws.org/fr/articles/2020/06/11/anti-j11.html
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Rédigé le 12/06/2020 à 08:09 dans Violences policières | Lien permanent | Commentaires (0)
Les mobilisations mondiales contre les violences policières après la mort de George Floyd ont conduit le gouvernement français à faire des annonces concernant la police française : « Tolérance zéro » contre le racisme et abandon de certaines méthodes d’interpellation. Pour le collectif Désarmons-les, ces mesures ne s’attaquent cependant pas au problème de fond.
Déclenchées par la mort de George Floyd aux États-Unis, les mobilisations contre les violences policières et le racisme dans la police se poursuivent. En réponse, lundi 10 juin le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a demandé une « tolérance zéro » du racisme au sein des forces de l’ordre, en précisant qu’il n’y avait « pas d’institution raciste ou de violence ciblée ». Il a aussi annoncé l’abandon de la méthode de la « prise par le cou », dite de “l’étranglement” » et l’interdiction, lors d’une interpellation d’une personne, de s’appuyer « sur sa nuque ou son cou ». Autant d’annonces qui ne s’attaquent pas au problème de fond de la police française, estime Ian B., du collectif Désarmons-les. Né en 2012, ce collectif mène un important travail de documentation, de recherche et d’information sur les armes de la police et les techniques de maintien de l’ordre. Il accompagne également les personnes blessées par la police, et les familles de personnes tuées par des membres des forces de l’ordre.
Reporterre — Qu’avez-vous pensé des annonces de Christophe Castaner, lundi 8 juin ?
Ian B. — Pour nous, les violences policières et le racisme sont systémiques. Donc, on n’y répondra pas par des mesurettes. Elles partent d’une méconnaissance et d’un déni du terrain. [Le ministre] continue de nier les violences policières en disant que ce n’est que l’affaire de brebis galeuses. Et quand il parle de la technique d’étranglement, on ne comprend pas : est-ce qu’il l’interdit, est-ce qu’il sanctionne lourdement les policiers qui l’emploient ? Il ne semble pas. Il n’y a aucune garantie formulée de poursuites judiciaires s’il y avait usage de cette technique.
Il n’a par ailleurs pas évoqué le plaquage ventral, mais simplement parlé de ne pas s’appuyer sur la nuque ou le cou…
C’est absurde, car le plaquage ventral, c’est le simple fait d’appuyer sur la cage thoracique d’une personne plaquée au sol sur le ventre, pas sur la nuque ou le cou. Cela indique une méconnaissance du dossier du point de vue médical. Si [le ministre] avait consulté deux ou trois experts légistes, ils lui auraient peut-être expliqué que le processus qui mène à la suffocation et à la mort n’est pas simplement le fait de s’appuyer sur le cou de la personne. C’est tout un mécanisme physiologique.
Avec le collectif, on distingue trois techniques d’immobilisation :
Et c’est dans ce plaquage ventral qu’il y a une addition de phénomènes : le poids sur le corps — d’un à trois policiers voire plus —, qui crée une pression sur les poumons et les voies respiratoires ; et, ce qui est souvent désigné comme la cause principale de la mort, la possibilité de rupture du larynx, occasionnée par la clé d’étranglement ou l’écrasement de la nuque et du cou par un genou ou tout autre moyen. Il n’est pas rare que plusieurs de ces techniques soient combinées. C’est cela qui mène à la mort : écrasement, étouffement, rupture du larynx et repli de la cage thoracique dans le cas du pliage.
Donc, quand il y a plaquage ventral, l’étouffement ne vient pas forcément de la clé d’étranglement. Dans le cas de Cédric Chouviat, oui, mais dans d’autres cas, comme celui de Lamine Dieng, Adama Traoré ou Georges Floyd, c’est le fait de s’appuyer sur le corps et de provoquer une suffocation qui a causé la mort. Donc, soit Christophe Castaner méconnaît son sujet, soit il se fiche de nous.
Quelques heures après ces annonces, Le Parisien affirmait que le ministère envisageait de remplacer la clé d’étranglement par le pistolet à impulsion électrique. Qu’en pensez-vous ?
En 2019, cinq personnes sont mortes à la suite de tirs de Taser selon notre décompte [et une personne en 2019 plus deux personnes en 2020 à la suite de l’utilisation d’une technique d’immobilisation, toujours selon le décompte de Désarmons-les]. On va électrocuter au lieu d’asphyxier, c’est, selon l’Etat contemporain, l’alternative à la barbarie !
Donc, interdire la technique de la « prise par le cou », ou « clé d’étranglement », ne va rien changer ?
Il faut se représenter qu’une interpellation, notamment par plusieurs agents, est rarement douce. Ce n’est pas tant la technique qui est utilisée qui est importante, que l’état d’esprit dans lequel se trouve le policier quand il interpelle quelqu’un. Le plaquage ventral est une technique que beaucoup de gens subissent quand ils sont interpellés. Je l’ai moi-même subie à plusieurs reprises dans des arrestations en manifestation. Ce qui change la donne et rend cette technique dangereuse, c’est l’état d’esprit du policier quand il l’applique.
S’il est face à une catégorie de population pour laquelle il sait qu’il peut aller plus loin que la normale en toute impunité, il peut dépasser ce qui est supportable par le corps humain. On l’a bien vu dans l’affaire de George Floyd, qui est resté huit minutes dans un état de souffrance et de torture, car le policier savait qu’il écrasait un Noir. Alors que dans les manifestations, quand on se fait arrêter en tant que membre de la classe moyenne blanche, aussi gauchiste soit-on, le policier sait qu’il y a une limite à ne pas dépasser. Dans les quartiers populaires, il n’y a pas les mêmes garde-fous. Donc, proscrire une technique est une déclaration d’intention qui ne sera pas suivie d’effets.
En quoi le racisme est-il selon vous systémique dans la police ?
Les institutions et la police ont une histoire. Nous en avons fait une longue analyse sur notre site. Si on considère que les premiers agents de la police moderne sont les sergents de ville à Lyon en 1848, la police a été conçue, dans un premier temps, pour contrôler les populations pauvres. C’était à la suite des révoltes des canuts lyonnais. Dès le départ, c’était biaisé, l’institution est constituée pour protéger un modèle économique, le capitalisme. C’est une suite logique des forces armées du seigneur, qui sont là pour préserver l’ordre établi.
Pour ce qui est du racisme, la République telle qu’on la connaît et la prospérité de la France se sont notamment constituées sur les conquêtes coloniales et des pillages. La police était là pour garantir que cet état des choses ne soit pas remis en question.
Et surtout, après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu tout le processus de la guerre d’Algérie. C’est le moment où Maurice Papon a été nommé préfet de police de Paris [il a exercé en Algérie, pendant la guerre, de 1956 à 1958, puis a été préfet de police de Paris de 1958 à 1966]. À l’époque, la préfecture d’Alger — et donc la police algérienne — était sous les ordres directs de la Préfecture de police de Paris. Tous les agents de police qui ont fait leurs armes pendant la bataille d’Alger ont été rapatriés en métropole. Certains ont intégré la Préfecture de police de Paris et ont mené la lutte contre les Algériens de la métropole, par exemple via la destruction des bidonvilles, sous prétexte de lutte contre le FLN (Front de libération nationale). Une grosse partie des services de la Préfecture de police de Paris dans les années 1950 et 1960 étaient engagés quasiment intégralement dans la soumission et la domination des populations issues de l’immigration, dans l’idée de faire « la chasse au bicot ».
Un autre fait que l’on oublie souvent est qu’en mai 1967, le préfet de la Guadeloupe, Pierre Bolotte, a fait tirer sur des manifestants, dont 80 sont morts [sept selon le bilan officiel]. Juste après, il est devenu l’un des premiers préfets de Seine-Saint-Denis, c’est lui qui a mis en place la première brigade anticriminalité (BAC), un héritage colonial de la contre-insurrection.
La dernière étape pour nous est la militarisation de la police. On la situe souvent à partir des années 1990 parce qu’on pense à Charles Pasqua [alors ministre de l’Intérieur] et au Flash-Ball, mais elle a commencé dans les années 1970-1980, avec l’ouverture de nouvelles entreprises d’armement en France, comme SAE Alsetex, qui fournit presque tout l’arsenal des forces de l’ordre aujourd’hui.
Pourquoi parle-t-on des violences policières aujourd’hui ? Parce qu’il y en a plus ? Parce qu’on les voit davantage ?
Je ne pense pas que les violences dans les quartiers populaires aient augmenté. Celles dans les manifestations, en revanche, si, parce que la police s’est militarisée et qu’on a judiciarisé le maintien de l’ordre. On y a intégré des équipes de police dont l’objectif est de taper, de faire du chiffre, d’interpeller. Enfin, la police est plus violente parce que la sauvagerie économique demande que la police agisse en fonction. Le système étant de plus en plus injuste et inégalitaire, cela produit des réactions plus fortes de la part de populations paupérisées. On ne peut pas être dans un monde de croissance et s’imaginer que la violence ne va pas aller de manière croissante, c’est philosophiquement impossible. On ne peut s’attendre à ce que ça aille mieux !
On équipe les forces de l’ordre avec des armes de plus en plus violentes. On est passé du gaz lacrymogène au Flash-Ball, du Flash-Ball au LBD, du LBD au lanceur multicoups de Penn Arms, qui tire six grenades en quatre secondes, à 150 mètres contre 50 pour les autres lanceurs. L’augmentation de la violence est exponentielle, mais cette violence-là, c’est le pouvoir, l’État, qui la produit.
Vous liez donc croissance de la violence et croissance économique. Faut-il faire décroître la police ?
Notre collectif pense que la police ne peut pas être réformée et que l’institution policière n’a pas lieu d’exister dans un monde qui va bien. Les conflits de voisinage, de la vie de tous les jours au niveau local, ne devraient pas être pris en charge par les forces de l’ordre mais par les gens eux-mêmes. Mais on vit dans un système de déresponsabilisation absolue. Tout est délégué, jusqu’à notre propre sécurité. On est tous des étrangers les uns aux autres, et quand il y a le moindre conflit, on appelle le 17. C’est à remettre en question.
De la même manière, le problème est qu’on a peur de nos propres jeunes. Et une société qui a peur de ses enfants est extrêmement malade. Le seul moyen de réformer les choses n’est pas de réformer la police pour un meilleur contact entre la police et la population, mais de remettre en question l’existence de la police pour un grand nombre de missions d’ordre public.
C’est utopique, on est d’accord. Mais, quand je vois la décision du conseil municipal de Minneapolis, qui parle de démantèlement de la police, même je ne sais pas ce que cela veut dire pour eux, je trouve cela philosophiquement et politiquement extrêmement intéressant. Une institution pose cette question dans le débat public alors que, jusqu’à présent, c’était inconcevable de remettre en question l’institution policière.
11 juin 2020 /
Rédigé le 11/06/2020 à 23:05 dans Violences policières | Lien permanent | Commentaires (0)
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