Antigone est un film inspiré de l’œuvre deux fois millénaire du dramaturge grec Sophocle (495 - 406 av. J.-C.), avec une trame de fond inspirée du meurtre par balle du jeune immigrant hondurien Fredy Villanueva par un policier montréalais en 2008 et la tentative subséquente des autorités québécoises d’extrader son frère aîné.
Le quatrième long métrage de fiction de la réalisatrice et scénariste canadienne Sophie Deraspe (Les signes vitaux, Le profil Amina) a été présenté en première mondiale au Festival international du film de Toronto en septembre 2019, où il a remporté le Prix du meilleur film canadien de fiction. Il n’a jamais été diffusé dans les salles de spectacle accessibles au grand public, mais est dorénavant accessible sur le site du distributeur Maison 4:3. À la fin mai, le film a remporté cinq prix de la section cinéma des Écrans canadiens, dont celui du meilleur film.
Antigone débute avec un plan fixe sur une adolescente à l’allure androgyne, seule, devant un mur blanc-gris. Une voix, qu’on comprend être celle d’une policière, lui suggère d’appeler ses parents. La jeune fille, nommée Antigone, répond: «ils sont morts mes parents». On comprendra plus tard qu’ils ont été parmi les quelque 200.000 victimes de la guerre civile qui a secoué l’Algérie entre 1991 et 2002.
Le film procède ensuite par un retour en arrière. On apprend qu’après le meurtre de ses parents, Antigone a dû quitter sa Kabylie natale accompagnée de sa grand-mère Ménécée, sa sœur Ismène et ses deux frères, Polynice et Étéocle pour venir s’installer dans un quartier pauvre au nord de Montréal alors qu’elle n’avait que trois ans. Les enfants ont réussi à s’adapter à cette nouvelle vie et, avec leur grand-mère, vivent des moments heureux. Antigone est une jeune fille réservée et intelligente, aimée de ses deux frères, qui commettent de petits larcins. À l’école, Antigone rencontre Hémon, fils d’un politicien en vue, avec qui elle découvre les joies et les tendres simplicités de la vie et de l’amour.
L’équilibre fragile de cette vie bascule brutalement lorsque Étéocle est abattu par un policier lors d’une intervention brutale. Venues constater la mort d’Étéocle dans une morgue austère, les deux sœurs et la grand-mère, en pleurs et endeuillées, apprennent froidement que Polynice sera placé en détention pour «bris de conditions et assaut sur un policier». Comme il n’a toujours pas sa citoyenneté canadienne, il risque l’expulsion du pays.
Convaincue de l’innocence de son frère et déterminée à tout faire pour l’aider à s’évader de prison et éviter l’extradition, Antigone met en péril sa propre liberté. Dans sa quête, qui est d’abord poussée par une certaine naïveté, Antigone est confrontée aux forces puissantes de l’État, y compris un système judiciaire et carcéral sans pitié, mais aussi aux médias qui alimentent les sentiments anti-immigrants.
Avec Antigone, Deraspe a le mérite d’avoir abordé de manière honnête, quoique limitée, des questions sociales brûlantes d’actualité non seulement au Canada, mais partout à travers le monde: l’oppression des immigrants, la violence policière, la révolte croissante de la jeunesse et, dans une certaine mesure, les inégalités sociales. D’autant qu’au cours des derniers jours, des manifestations ont éclaté partout aux États-Unis et internationalement pour dénoncer le meurtre de Georges Floyd par un policier blanc à Minneapolis. Les organisateurs d’une manifestation à Montréal ont rappelé qu’au Canada, plusieurs personnes ont été victimes de violences policières dans les dernières années, y compris Fredy Villanueva.
Deraspe s’intéresse aux individus provenant des couches les plus opprimées de la société, sans tomber dans les stéréotypes. Le film est en soi un défi au chauvinisme anti-immigrant de l’élite dirigeante, incarné par l’actuel gouvernement québécois de François Legault qui cherche à mettre tous les problèmes économiques et sociaux sur le compte des minorités ethniques.
De façon significative, le film n’est pas empreint des politiques identitaires, qui expliquent faussement que l’oppression des minorités serait le résultat d’un racisme inhérent chez les blancs et d’une société divisée entre «Québécois de souche» privilégiés d’un côté, et immigrants de l’autre. Autant à l’école qu’au Centre jeunesse, où Antigone est finalement envoyée, les personnages du film se côtoient naturellement sans égard à leurs ethnies. Les jeunes qui prennent la défense d’Antigone sont de toutes les nationalités. Hémon, qui est blanc et amoureux de l’héroïne, s’en sort mieux qu’Antigone, mais parce que son père est une personne aisée et influente.
Un moment intéressant survient lorsque, dans une tentative d’apaiser la colère des jeunes filles du Centre jeunesse et briser leur soutien à la cause d’Antigone, la direction embauche une intervenante portant le hijab. Une jeune s’exclame alors: «Tiens, c’est pour avoir l’air ouvert à la diversité!»
Plusieurs scènes du film sont émouvantes. Par exemple, la scène du meurtre d’Étéocle passée au ralenti et filmée d’un téléphone cellulaire apporte une touche véridique et percutante. Tout comme l’utilisation de vrais enregistrements des émeutes qui ont éclaté dans le quartier ouvrier multi-ethnique de Montréal-Nord, suite au meurtre de Fredy Villanueva, pour illustrer la vague de colère qu’a entraînée la mort de Étéocle. Mentionnons aussi la scène où Ismène prend conscience qu’elle ne pourra sans doute jamais mener la vie simple qu’elle chérit tant sonne juste, tout comme la tristesse de Mécénée face à l’oppression que vivent ses petits-enfants. Les comédiens, autant les professionnels que les nombreux non-professionnels, sont sérieux et talentueux.
Dans le film, les jeunes sont dépeints comme intelligents, et défiants envers les pouvoirs en place. Les réseaux sociaux sont vus avec raison comme un moyen pour organiser la résistance. Les systèmes judiciaire et carcéral sont vus à juste titre comme des instruments d’oppression de l’État.
Bien qu’elle en soit à ses débuts, Nahéma Ricci apporte une belle authenticité à son personnage. Son jeu demeure simple et sans exagération, mais pas convaincant à tout coup. Son flegme, quasi stoïque par moments, détonne parfois de ses prises de positions contre l’ordre établi. En fait, cette incongruence est sans doute liée aux défauts du film, dont le principal est de ne pas aborder directement les enjeux soulevés sous le prisme de la lutte des classes.
La brutalité policière partout au monde, et particulièrement aux États-Unis, est une des formes que prend la violence de l’état capitaliste et des élites dirigeantes, qui répondent à la crise insoluble du capitalisme et aux inégalités sociales croissantes par la répression et les mesures anti-démocratiques. La police, tout comme les tribunaux, les médias et tout le système parlementaire sont fondamentalement des instruments de l’oppression de classe.
Au cours des cinq dernières années aux États-Unis, le pays développé le plus inégalitaire au monde, la police à tué plus de 1000 individus chaque année. Les mêmes tendances s’expriment à travers le monde, y compris au Canada. Bien que le nombre exact de décès causés par la police ne sera jamais connu, faute de décompte national officiel, une recherche de la CBC révélait que de 2000 à 2017, 461 personnes ont perdu la vie aux mains des forces de l’ordre canadiennes. Le nombre a augmenté au cours des trois dernières années.
Les victimes des violences policières font principalement partie des sections les plus exploitées de la classe ouvrière, y compris les immigrants, les gens souffrant de pauvreté chronique ou de maladie mentale. Au Canada comme aux États-Unis, les blancs forment la majorité des victimes, même si les minorités, surtout les noirs, et au Canada les autochtones, sont largement sur-représentés. Mais comme on le voit clairement dans les manifestations actuelles, les forces de l’ordre sont le bras armé de l’élite dirigeante dans sa répression de la classe ouvrière en son ensemble.
Cependant l’explosion de colère accumulée depuis des années et même des décennies, ne concerne pas seulement le meurtre de George Floyd, ni même l’opposition au racisme. Plus fondamentalement, ces luttes émergent – de manière encore tacite à ce point-ci – contre un système de profit en déchéance qui n’apporte à la classe ouvrière et à sa jeune génération qu’inégalités sociales, pauvreté, chômage de masse, destruction du filet social et guerres impérialistes sans fin. La situation désespérée qui touche les travailleurs s’est intensifiée avec la pandémie de COVID-19.
Le film effleure, et dans certain cas passe carrément à côté, de ces questions. Le combat d’Antigone est essentiellement individuel. Il est uniquement motivé par un amour passionnée et quasi-déraisonné pour son frère et sa famille.
Antigone a évidemment toutes les raisons du monde de vouloir protéger son frère menacé d’extradition, mais pourquoi est-ce que son combat gagne un fort appui populaire? Il est difficile de croire que ce qui entraîne la vague de soutien envers Antigone soit simplement le slogan «Mon cœur me dit» qu’elle utilise pour expliquer sa cause. Comme pour la mort de George Floyd, on peut supposer que la mort d’Étéocle aux mains de la police devient un point de ralliement des masses contre un système social profondément injuste. Mais, le film manque de clarté sur ce lien essentiel.
Il est également étonnant qu’il n’y ait pas réellement de critique du meurtre violent et gratuit d’Étéocle aux mains de la police. Il y a, sans doute inconsciemment, une tendance à s’accommoder à la version mise de l’avant par l’élite dirigeante et les médias dans l’affaire Villanueva. Ces forces de l’establishment ont toujours soutenu, au mépris des nombreux témoignages de témoins oculaires validés en cour, que le policier Jean-Loup Lapointe avait agi en légitime défense. Les médias, qui jouent un rôle clé dans l’agitation contre les immigrants pour diviser la classe ouvrière, ont mené une campagne acharnée favorable à l’extradition de Dany Villanueva. Lapointe, blanchi par la justice et ces mêmes médias, n’a jamais été accusé et patrouille toujours dans les rues de Montréal.
Les récentes manifestations aux États-Unis et à l'international n’avaient pas encore éclaté lors de l’écriture et du tournage d’Antigone, mais ces processus sous-jacents étaient déjà en cours depuis longtemps. Ils commencent maintenant à surgir au grand jour et auront un profond impact sur la vie culturelle et artistique. Des créateurs honnêtes comme Deraspe, peut-on espérer, poseront un regard plus critique sur la société, sans détourner les yeux des questions de classe, et utiliseront ainsi leurs talents et leur art pour exposer la vérité.
Par Laurent Lafrance
11 juin 2020
https://www.wsws.org/fr/articles/2020/06/11/anti-j11.html
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