En revanche, il était tout simplement Omar Yacef, plus connu sous l’appellation chantonnante de «Petit-Omar» ! Existerait-il appellation plus versée, à la fois, dans le lyrisme et dans l’histoire ? Pourquoi donc faire usage de l’imparfait dans ce contexte bien précis ?
Petit-Omar, n’en déplaise à tous les grammairiens, se conjugue à tous les temps : passé, futur et présent bien sûr ! Certes oui, ce nom n’a pas la malléabilité d’un verbe, mais il nous est possible à loisir d’enjamber, voire de passer outre, les règles de grammaire, dès lors que les effusions du patriotisme nous y autorisent. Petit-Omar assurément nous apparaît comme ces particules chères aux spécialistes de la physique quantique.
Elles sont ici et ailleurs en même temps ! Ainsi donc, Petit-Omar englobe l’avant-temps, l’après-temps et, à coup sûr, le présent où la vie poursuit continuellement son beau chahut.
Oui, le chahut, lorsqu’il émane du monde de l’enfance, ne peut être que rassurant pour les âmes et beau à écouter et à considérer. Je le dis donc tout de go : j’aurais bien aimé voir une statue en l’honneur de Petit-Omar trôner sur les hauteurs de La Casbah, face à la redoutable prison de Serkadji, là où l’on a dressé, il y a quelques années, celle de Barberousse pour vanter les mérites d’un certain passé et les faire revivre dans les esprits.
«D’rouj la Croix-Rouge», «Prison de Serkadji», «Dar Essoltane», éléments d’un parcours quotidien jusqu’à la caserne d’Orléans où mon frère se plaisait à me faire peur : regarde bien les Sénégalais de faction, ils vont te prendre et t’emmener dans la jungle africaine ! C’était là mon lot quotidien de sensations et d’images, un lot, faut-il le dire maintenant, qui fait partie intégrante de mon enfance ainsi que de celle de tous ceux qui ont cheminé, durant des décennies, dans les parages. Il est de mon droit de citoyen algérien d’exhorter nos artistes-sculpteurs : à vos burins et ciseaux pour nous donner quelque œuvre à l’effigie de Petit-Omar !
Qu’attendez-vous pour renverser la vapeur à la place même où se dresse la statue de Barberousse ? Quant aux gestionnaires des choses de la politique et de la culture dans mon pays, je leur dis : mais qu’attendez-vous donc pour remettre l’histoire d’aplomb et transformer, définitivement, la prison de Serkadji en véritable haut lieu de mémoire de tout le peuple algérien ? Depuis 1962, on le sait, cette sinistre bâtisse pénitentiaire n’a pas changé de statut d’un iota. Et elle se dresse toujours avec arrogance face à La Casbah, superbe matrice féconde et généreuse !
A ceux qui feignent d’oublier, ou s’épargnent de vouloir connaître les classiques du nationalisme algérien, eh bien, disons-leur tout simplement que Petit-Omar est justement natif de cette Casbah. Rappelons-leur aussi que la sinistre guillotine, importée au XIXe siècle par les pseudo-civilisés, était installée dans la cour de Serkadji !
J’aurais aimé voir cette effrayante prison où tant de têtes ont été coupées, devenir réellement un espace public où les habitants de La Casbah et tous leurs compatriotes pourraient s’oxygéner de temps en temps, ou, mieux, se transformer en musée fréquenté par la jeunesse du pays. Hélas, elle est restée une prison comme celle de Lambèse, près de Batna, et tant d’autres lieux similaires !
Souvent, une petite arme à poing, peut-être rouillée, on partait de cette Casbah, ou d’un autre quartier d’Alger, pour mettre fin à un ennemi bien ciblé. Le couperet de la guillotine se trouvait à moins de cinquante mètres à vol d’oiseau de la rue N’fissa, de «Sabaat Laaras», de la rue des Abderrames.
Et il demeurait assez proche des quartiers de Fontaine-Fraîche, de Bouzaréah, de Belcourt, d’El Harrach ou de quelque autre endroit de la ville d’El Djezaïr. Non, malgré ces inquiétantes proximités avec l’instrument de la mort, on ne reculait pas face au couperet, toujours au rendez-vous des braves ! Et dire qu’à un certain moment, l’anthropologue Germaine Tillion, dépêchée sur les lieux par les hautes autorités colonialistes, reprochait à cette belle jeunesse des deux sexes de recourir à l’usage des bombes !
Elle, la résistante à l’occupation nazie, avait oublié entretemps que les combattants de son pays n’avaient pas hésité à jouer de la hache pour trancher la tête de l’ennemi ! La guillotine ne suffisant pas, la soldatesque colonialiste fit dynamiter tout un quartier de La Casbah pour venir à bout de quatre révolutionnaires : Hassiba Ben Bouali, Ali La Pointe, Mahmoud Bouhamidi et cette coqueluche appelée Omar Yacef !
Le destin avait voulu qu’en ce début de l’année scolaire 1957, mon professeur de français, qui était, lui aussi, un pur produit de La Casbah, m’avait donné à lire, chez moi, la nouvelle de Prosper Mérimée intitulée Mateo Falcone. Mon copain de table avait eu droit au beau texte pastoral La chèvre de monsieur Seguin, d’Alphonse Daudet. Notre professeur avait-il fait exprès ? Ou était-ce un geste non prémédité mais prémonitoire puisque «mon» texte devait me marquer ? Qui sait ?
Petit-Omar fut littéralement soufflé par une lourde charge de dynamite ou de plastic, explosé en compagnie de Hassiba Ben Bouali, Ali La Pointe, Mahmoud Bouhamidi. Evidemment, il n’y a pas lieu de faire le parallèle sur ce chapitre avec Gavroche, celui que Victor Hugo avait placé sur les barricades de Paris de 1832, encore moins avec Fortunato. Mourir enfant aux côtés de ces trois grandes figures de notre guerre contre le colonialisme résumerait, à lui seul, l’histoire de notre pays et de son combat pour la liberté.
Je me souviendrai, à tout jamais, de cette photographie de Hassiba Ben Bouali, celle qui, à mes yeux et ceux de mon peuple, était plus belle que toutes les belles d’Hollywood ! Décidément, le nationalisme était le plus efficace de tous les maquillages ! Et Hassiba était maquillée au nationalisme. Elle et ses semblables, foncièrement algériennes, défrayèrent la chronique en perpétuant la mémoire de Fadhma N’soumer, de la Kahina et de tant d’autres héroïnes algériennes.
Dans ce même ordre d’idées, il m’en souvient que la moudjahida Djamila Bouazza (avec laquelle j’ai eu l’honneur de travailler à l’Agence nationale de presse à la fin des années soixante) n’échappait pas à nos plaisanteries enfantines. Pour nous, enfants de l’époque, nous la gratifions du sobriquet de «L’Américaine». Il lui arrivait, deux à trois fois par semaine, de venir, en fin d’après-midi dans notre quartier, et de s’infiltrer, tête haute et avec souplesse, dans la demeure de Lyès Henni, autre grand baroudeur de la Bataille d’Alger.
Elle portait tout le temps une gabardine à la manière de l’actrice Ingrid Bergman, mais elle ne donnait pas crédit à nos sarcasmes puérils. C’était la période durant laquelle notre voisin, Ali Labdi, s’apprêtait à être guillotiné. En un temps record, d’autres éléments de cette belle jeunesse trouvèrent la mort face à la soldatesque du sinistre Bigeard.
Je citerai à titre d’exemple : Dahmen Boukhdémi, dit Gallaher, excellent joueur de football ; Abderrahmane Hamel, champion d’Algérie junior de course à pied ; les frères Rachid et Noureddine Bouchouchi ; Rachid Guendouze, excellent percussionniste ; les frères Hadjem, tombés au pont de fer du Frais-vallon face aux parachutistes ; Bouziane Benflitti ; Tahar, dit Brossa et de tant d’autres.
Ces jeunes, faut-il le rappeler, dont le meilleur d’entre eux n’avait pas dépassé le cycle scolaire du certificat de fin d’études, apprirent, sur le terrain, de quoi était faite la pâte du véritable nationalisme, c’est-à-dire dans la rue, dans les cafés, dans les petites rencontres footballistiques, etc. Petit-Omar en est l’illustration la plus édifiante. Aussi, l’Algérien que je suis revendique une statue à l’effigie de ce Petit-Omar, pas n’importe où, mais bel et bien à la place-même où trône celle de Barberousse, à la Haute Casbah.
Avec le grand et profond respect que je dois à l’histoire de mon pays et à sa lutte légendaire, j’estime, cependant, que la statue de Barberousse devrait être déboulonnée et installée à la place des Martyrs, là où celle du duc d’Orléans avait trôné de 1845 jusqu’au soir du 5 juillet 1962.
A défaut, la statue actuelle de Barberousse devrait, à mon humble avis, être dressée sur la digue de l’Amirauté d’Alger où des canons de la période ottomane avaient été fondus et moulés pour produire justement cette statue équestre du duc d’Orléans.
Je rappelle, par ailleurs, que le fameux canon Baba Merzouk, considéré comme trophée de guerre, se trouve à ce jour sur une place publique centrale de la ville de Brest, en France… Non, il n’était pas Gavroche, encore moins Fortunato ! Il était tout simplement Omar Yacef, dit Petit-Omar ! Donc, de grâce, messieurs des choses de la politique et de la culture, épargnez-nous cette valse qui a perdu sa mesure ternaire depuis fort longtemps.
Depuis 1962, vous aviez promis, tour à tour, de faire de la sinistre prison de Serkadji un haut lieu de la mémoire des Algériens. Qu’en est-il de vos promesses à répétition ? Petit-Omar, lui, n’a-t-il pas le droit de continuer à veiller, moralement, historiquement et symboliquement sur cette matrice féconde et généreuse qui n’est autre que La Casbah ? Cessez donc de rebattre les cartes sur ce sujet !
BIO-EXPRESS
Il avait 13 ans lorsqu’il devint un martyr de la guerre de Libération nationale. Né en 1944 à La Casbah, de son vrai nom, Omar Yacef, il est considéré comme un symbole de la participation de l’enfance algérienne au combat national. Neveu de Yacef Saadi, chef de la Zone autonome d’Alger, il devint agent de liaison et de renseignement des commandos du FLN dans la capitale. Aux côtés de Hassiba Ben Bouali, Ali La Pointe et Hamid Bouhamidi, dit Mahmoud, il perdit la vie dans une cache de La Casbah sise au 5, rue des Abderrames. Encerclés par les parachutistes du 1er RP, ils refusèrent de se rendre et la maison fut plastiquée. C’était le 8 octobre 1957. Le nouvel hôpital de Draâ Ben Khedda (2016) porte le nom de l’enfant martyr.
Par Merzac Bagtache
https://www.elwatan.com/edition/culture/il-etait-une-fois-petit-omar-26-10-2019
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