Sobhan Allah Ya LaTif
L’adieu au poète
Alger enterre son poète. Mille ans et quelques tempêtes n’avaient pas suffi à le produire, comme si elle ne se débarrassait de ses mythes et ne naissait vraiment à l’histoire qu’à ses paroles :
«Son ère est nouvelle et son enseigne claque au vent.» Vous pouvez bien sûr, pour ce vers, entendre Algérie, et non pas Alger, le poète n’est plus là pour trancher sur les sens qu’on met dans ses mots. Il les a confiés au grand maître El Anka pour qu’ils vivent dans nos têtes le destin de nos propres émeutes. Mais vous avez raison de comprendre Algérie dans ces vers, car en mille ans et trop de mythes, pour la première fois, Alger, par la grâce de la guerre et de l’indépendance, atteignait une ambition nationale autrement plus compliquée que le statut de chef-lieu de la Régence ottomane ou le port d’attache de corsaires cosmopolites.
Mustapha Toumi a écrit bien d’autres poèmes et bien d’autres chansons. Il a écrit pour Myriam Makéba, pour Lamari, pour Abderrahmane Aziz… Il a écrit en français, en berbère et en arabe. Il a écrit au théâtre, au café, dans la rue, chez lui, dans son bureau au ministère ou aux quatre-vents. Il écrivait dans cette sorte d’ébullition productive, qu’était la vie des sphères culturelles d’Alger, pressées de rendre à la révolution leur promesse d’une autre Algérie. Il était, avec beaucoup d’autres, dans le rêve d’une éthique sociale, d’une exemplarité morale qui restituerait aux sacrifices leur pleine légitimation dans la justice. Cela remontait à loin cette histoire de «message philosophique», à ses années passées à Tunis et au Maroc, dans le travail avec les équipes culturelles du FLN et surtout dans La voix de l’Algérie. Cela vous marque un homme de ne vivre qu’à entretenir la flamme du combat et à nous soutenir par le rêve d’une autre société, d’un autre pays, d’un autre destin.
Mustapha était l’homme de cette promesse parce qu’il était tout à la fois, l’homme de cette époque de promesses anticoloniales, mais aussi homme de parole, tel que notre société a pu produire pour son propre combat. Le peuple d’Alger ne retiendra pourtant que Sobhan Allah Ya L’Tif et pour ce seul poème, il en fera le poète de la ville, privilège et magistère, que seul le peuple attribue selon les voies qui lui sont particulières. El Hadj M’hamed El Anka ajoutera, au poème, son poids symbolique, sa musique et cette interprétation qui démultiplient la puissance d’évocation et de suggestion du texte. L’osmose entre les deux artistes était née bien avant l’écriture du texte, le cheikh avait demandé à Mustapha de lui préparer un poème.
A la date de ce poème et de son interprétation, en 1970 ou vers 1970, Alger, pour des raisons de résonnance propre à un lieu du pouvoir, faisait le deuil de ses rêves de fraternité.
Tout cela s’écroulait, que nous avons cru advenu d’un pays sans conflits, sans rivalités, sans jalousie ; juste un pays fraternel où nous avions à faire, beaucoup à faire pour réparer les brisures, les injustices, les manques dans tous les domaines. Cette histoire reste à écrire d’une utopie algérienne que, par défaut, on appellera aussi socialisme pour dire rêve collectif, mais Alger va céder à son propre peuple, descendu dans la rue pour refuser la guerre entre les composantes de l’ALN. Il eut fallu pour que cette prise du pouvoir soit légitime, qu’elle respecte le lieu et les hommes. Plus que les comportements des services de répression à l’endroit de symboles algérois, c’est une espèce d’apologie du monde rural et paysan qui a fait le plus mal aux Algérois. Tout à fait dans l’air du temps, mi-maoïste et mi- fanonienne, tout en étant étrangère aux deux, cette théorie postulait à un caractère révolutionnaire des campagnes, a contrario des villes, qui seraient des lieux de soumission à la domination coloniale. Dans les faits, cette théorie ne visait qu’Alger, il n’était nullement question de trahison ou de collaboration pour les autres villes. Cette démarche a pu prendre des allures brutales, selon le niveau politique et culturel de ses acteurs, allant jusqu’à nier toute lutte à Alger qui ne soit le fait de non-Algérois. Sur le plan esthétique, films, pièces de théâtre, émissions, sketchs, etc. nous abreuvèrent de ces productions présentant Alger comme une Babylone dans laquelle les braves enfants de paysans perdaient leur innocence et leur âme.
Les conflits de l’été 1962, que le peuple d’Alger avait stoppé avec ses manifestations et son mot d’ordre : «Sept ans, ça suffit», continuaient leurs chemins souterrains, en se compliquant de ce «paysanisme» qui déniait au petit peuple d’Alger, d’ouvriers et d’artisans leur rôle décisif dans les formations politiques, syndicales et culturelles, qui ont enraciné l’idée de nation algérienne et leur rôle irremplaçable dans la bataille d’Alger et la guérilla ultérieure à cette bataille.
Le poème exprimait toutes ces blessures d’un peuple d’Alger qui avait refusé la lutte fratricide par sagesse et pour ne pas mener un combat qui n’était pas le sien, celui de la mainmise sur la ville européenne. Car le pouvoir, par mimétisme, s’installait sur les lieux du pouvoir colonial. Pouvait-il en être autrement ? Certainement non, mais il risquait la rupture avec la ville indigène, dont il a poussé la négation jusqu’à cette absurdité de «paysanisme». Toumi est allé chercher très loin, dans la vieille tradition mystique et guerrière du melhoun, la matrice de ses mots, les racines de ses expressions, la langue de son poème, les voies de l’allégorie et les embrasures de l’imaginaire. Inutile de le reprendre dans cet article, vous le connaissez par cœur.
Et il annonce à cet «invité» d’Alger, qui n’est autre que le pouvoir, qu’il n’a pris la ville que par concession de l’habitant.
La force de pénétration de ce poème dans la tête et dans le cœur du peuple d’Alger est précisément qu’il raconte ce combat reporté à plus tard, mais aussi cette prophétie que le pouvoir allait régner sur la ville, sur le pays donc, mais pas les dominer. Parce qu’il en était arrivé à cette dénégation de la ville, de la société, de ses composantes, il lui serait possible d’organiser le pouvoir sans jamais pouvoir organiser l’Etat. Gramsci en dit quelque chose. L’idée d’une impasse politique et surtout culturelle de ces vainqueurs provisoires et par défaut est latente dans chaque vers de ce poème. Il a été la revanche immédiate du peuple d’Alger, en ajoutant à la prophétie sa propre délégitimation à cette espèce mise à sac de la ville et de sa mémoire. Oui, vous avez raison de comprendre que le vers parle de l’Algérie et pas d’Alger : «L’Algérie, son ère est nouvelle et son emblème claque au vent.» En attendant, le poète a dérobé l’Alger de notre cœur et de nos combats au pouvoir et partagé ses mots avec le maître de notre chaâbi pour nous faire les oriflammes qui courent nos chants et nos ruelles.
Adieu Mustapha. Et adieu nos échanges. J’ai compris par ton poème et par nos paroles croisées la différence entre le règne, la domination et l’hégémonie. Merci de m’avoir, de nous avoir, tant donné ; des mots pour nos peines et des mots pour voir, des mots pour demain. Adieu, notre poète.
Mohamed Bouhamidi
« Le lion est lion même mort », écrivait-il dans son chef-d’œuvre Sobhan Allah ya latif. Mustapha Toumi est décédé dans la soirée du mardi 2 avril. Le poète est mort à l’hôpital Mustapha Pacha des suites d’une longue maladie. Ce matin, un hommage lui sera rendu au Palais de la culture, avant son enterrement, qui aura lieu l’après-midi au cimetière El Kettar. Né le 14 juillet 1937 à Alger, Mustapha Toumi est une figure incontournable de la culture algérienne. Nourri au mode de vie citadin de sa Casbah natale, Toumi a tracé des ponts entre la culture populaire et la culture universelle. L’artiste a exploré différentes disciplines artistiques, comme la composition, la poésie et même la peinture, qu’il pratiquait pour son plaisir.
Politiquement engagé, l’artiste a milité dans les rangs du FLN durant la révolution et a participé en 1958 à la radio clandestine «La voix de l’Algérie libre et combattante ». Après l’indépendance, Mustapha Toumi prend en charge les affaires culturelles au ministère de l’Information. Il tentera plus tard de fonder son propre parti avec l’ouverture démocratique des années 1990, mais l’aventure politique ne durera pas longtemps. Outre El Hadj El Anka, qui a immortalisé sa qacida Sobhan Allah ya latif, Mustapha Toumi a écrit pour Warda El Djazaïria, Mohamed Lamari et Myriam Makeba. Penseur encyclopédique, Toumi s’est également aventuré dans les arcanes de la linguistique. Il se consacrait, d’ailleurs, à des recherches sur les origines de la langue amazighe, avant que la maladie de ne l’emporte à l’âge de 76 ans.
Quand un poète faisait rugir le « Chaâbi »
Ce n'est pas une pierre, mais une plante grimpante, authentiquement algérienne, voire algéroise, que tu as jetée, avec un geste désinvolte, dans le jardin du «Chaâbi». Tu t'imagines : même les cordes du piano de Skandrani se sont mises à vibrer de plus belle, alors qu'on les croyait au bout du rouleau.
Si j'étais Mustapha Toumi, j'aurais pris ma retraite juste après avoir écrit Sobhane Allah Yaltif, ou plus sûrement juste après l'avoir entendue chanter par El-Anka. Ce jour-là, je me serais dit : «mon ami, après ce chef-d'œuvre, tu n'as plus besoin de prouver quoi que ce soit, et à quiconque. Tu n'as même plus besoin de travailler : l'Algérie va t'assurer une pension d'auteur à vie, après celle qu'elle te doit pour sa libération». Non ! Cette histoire de pension d'auteur à vie, ce n'est pas toi Mustapha, malgré tes engagements patriotiques, et ton combat, tu estimais lui devoir encore tout à ton Algérie. L'Algérie de Bir-Djebah, et de la rue Averroes, de la Casbah et de Oued-Koreïche, que tu célébrais sur tous les rites, coudes au corps ou levés qui se souciait de ces détails ? De là, à lui réclamer «rançon», à cette Algérie, pour l'avoir libérée… Non, ce n'est pas ton genre de présenter l'addition, toi qui n'appréciais guère les additions à «forte valeur ajoutée» des taverniers sans tendresse.Oui, tu avais, assurément, agi par idéal, pour la gloire comme on dit, j'ajouterais, quant à moi, par héroïsme, bien que ce mot ne te plaise guère. D'ailleurs, je te soupçonne d'avoir été à l'origine du slogan qu'on peignait sur les murs, lors des ultimes soubresauts de l'indépendance : «Un seul héros : le peuple». Ce n'est pas très facile à gérer, ces déceptions et ces regrets, comme le fait de commencer par une Révolution, et de finir par une lutte de libération. Un distinguo que tu tenais à rétablir chaque fois qu'avec tes anciens compagnons, vous évoquiez cette période glorieuse. Glorieuse, oui, qu'on lui donne le nom de «Révolution», ou de «Lutte de libération». Et puis, la gloire, pour des gens comme toi, ne se jauge pas à l'aune des reculs, des régressions et des détresses qui suivent, j'allais dire inévitablement, un combat nécessaire, pour une cause juste.
Tu disais, Mustapha, n'avoir fait que ton devoir, «un mot redoutable, disais-tu, qu'il ne fait pas conjuguer, par mauvais temps, et à la mauvaise personne, un mot qui vous met sur la paille, et vous laisse criblé de dettes». On te croyait volontiers, et même qu'il suffisait d'observer ton train de vie, ou de connaître le niveau de ton compte en banque, pour se convaincre de ta sincérité, et de la justesse de ton jugement. Encore une fois, si je t'avais rencontré, et mieux connu, juste après la sortie de Sobhane Allah Yaltif, je t'aurais dit de stopper là, de ne plus te casser la tête, à te poser des questions, sans l'espoir d'obtenir des réponses. Que tu aurais tort de continuer à chercher, le mieux, alors que tu l'avais déjà sous la main. Mais, tu ne te rendais pas compte de l'ampleur, et de l'éclat de ce grand texte que tu venais d'offrir à tes concitoyens. Ce n'est pas une pierre, mais une plante grimpante, authentiquement algérienne, voire algéroise, que tu as jetée, avec un geste désinvolte, dans le jardin du «Chaâbi». Tu t'imagines: même les cordes du piano de Skandrani se sont mises à vibrer de plus belle, alors qu'on les croyait au bout du rouleau.
Je te le dis, Mustapha, n'importe quel quidam qui aurait écrit Sobhane Allah Yaltif, se serait confectionné des dizaines de lauriers, les aurait arborés ostensiblement, comme qui tu sais, et se serait octroyé une retraite de «fidaï» de la «Qacida», en sus des autres pensions cumulables. Mais toi, impossible de t'arrêter, hormis à un barrage de police, puisque tu étais définitivement converti, et soumis à la loi du mouvement perpétuel. Tu savais, au fond de toi, qu'après avoir écrit Sobhane Allah Yaltif, tu venais d'accoucher là, de ton poème le plus émouvant, le plus achevé, ta «Légende des siècles», qui ne doit rien au grand Victor Hugo. Un chef-d'œuvre, ai-je dit ? Plus qu'un chef-d'œuvre, c'est du «Toumi»! Il est sans doute prématuré de le proclamer pour l'instant, mais un jour on dira en lisant quelque chose qui te ressemble : c'est du Toumi, comme on dirait, c'est du Baudelaire, ou du Prévert. Et pourquoi pas du Manfalouti, ou du Chawki, juste pour satisfaire en toi le goût des belles lettres arabes, que tu savais autant apprécier.
Non ! Inutile de protester, de jouer les modestes, laisse ça aux sceptiques, et aux jaloux qui calculent la valeur d'un homme à sa position dans la hiérarchie sociale, et à son influence. Dans le fond, tu es convaincu depuis longtemps que tu es un génie. Je ne peux pas dire «était», vu les circonstances, puisque j'ai appris, avec toi, à me méfier des liaisons, et des conjugaisons malencontreuses. Je sais, entre autres, que le génie ne s'appréhende pas au passé composé, encore moins à l'imparfait, et à fortiori quand il s'agit de parler d'un certain Mustapha Toumi. Un génie, c'est comme un lion : il reste un lion, même lorsqu'il est vieux, recru de fatigue, et qu'il est entouré de chacals envieux et avides, et ça, c'est de toi Mustapha, c'est toi qui nous l'a appris! C'est pourquoi, à défaut de t'offrir tout un régime de dattes, et le palmier pour donner de l'ombre à ta sépulture, nous préférons te tresser des lauriers. Et, ce faisant, nous sommes bien en deçà de ce que nous aurions voulu faire, de ce qu'aurait mérité un cheminement aussi exceptionnel que le tien.
Salah Arezki
http://www.elmoudjahid.com/fr/actualites/39938
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