NAQD consacre un numéro spécial à l’historien allemand Hartmut Elsenhans
Hartmut Elsenhans
Un hors-série de la revue NAQD, paru récemment, est dédié aux travaux de Hartmut Elsenhans, politologue, historien et économiste allemand à l’œuvre prolifique dont la pensée a profondément marqué l’historiographie de la Guerre de libération nationale. Né en 1941, le professeur Elsenhans a visité plusieurs fois l’Algérie et y a même donné quelques conférences. On peut d’ailleurs écouter une de ses brillantes communications qui est en accès libre sur Youtube, trace de son passage au Crasc où il est intervenu le 15 novembre 2016 avec une conférence intitulée : «Guerre d’Algérie et histoire mondiale».
Sous le titre Guerre de libération et voie algérienne de développement, la revue de critique sociale dirigée par Daho Djerbal propose un certain nombre de textes du penseur allemand Hartmut Elsenhans, qui permettront aux lecteurs de NAQD de découvrir son œuvre ou, pour ceux qui le connaissent, d’en apprendre un peu plus sur ses travaux académiques où l’Algérie occupe une place centrale. «La revue NAQD a voulu par cette publication hors-série rendre hommage à l’historien, au politologue et à l’économiste allemand Hartmut Elsenhans. L’auteur et académicien éminent a consacré la plus importante partie de sa longue carrière à des travaux de recherche et à des publications sur la lutte de Libération de l’Algérie colonisée ainsi qu’aux politiques de développement des gouvernements successifs menées depuis l’indépendance du pays», souligne l’historien Daho Djerbal dans sa présentation.
Une autre motivation se dresse derrière ce choix, explique le directeur de la revue, c’est l’espèce de «conspiration du silence» qui a longtemps entouré l’œuvre du professeur Elsenhans «dans les milieux académiques français ainsi que dans ceux des intellectuels algériens de gauche comme de droite». On apprend ainsi que «sa thèse dirigée par Alfred Grosser et soutenue à Berlin sous le titre ‘‘La guerre d’Algérie 1954-1962. Tentative de décolonisation d’une métropole capitaliste’’ n’a été publiée en France que 28 années plus tard sous le titre remanié ‘‘La guerre d’Algérie 1954-1962. La transition d’une France à une autre. Le passage de la IVe à la Ve République’’. Le glissement de sens dans la focale du titre parle à lui seul de ce point aveugle dans le regard que porte l’historiographie française sur l’Algérie et, plus largement, sur la question nationale et coloniale…».
Une œuvre indissociable de l’expérience algérienne
Le mot de présentation est suivi d’une introduction très fouillée que l’on doit au professeur Rachid Ouaïssa sous le titre «Hartmut Elsenhans et l’Algérie contemporaine» où il fournit de précieux éléments bio-bibliographiques en même temps qu’il met en relief la puissance et l’originalité de l’approche d’Hartmut Elsenhans. A signaler que le Pr Ouaïssa enseigne les sciences politiques à l’université de Marbourg, en Allemagne. Agé aujourd’hui de 78 ans, Hartmut Elsenhans est né exactement le 13 octobre 1941 à Stuttgart. En 1962, l’année même de l’indépendance de l’Algérie, il entame ses études en sciences politiques et d’histoire à Tübingen. Il obtient son diplôme de sciences politiques de l’Université Libre de Berlin en 1967. Sa thèse de doctorat a pour titre «La guerre d’Algérie 1954-1962. Tentative de décolonisation d’une métropole capitaliste». «Avec cette œuvre de 900 pages, Elsenhans traita la problématique de la guerre d’Algérie et la question coloniale d’une manière non conventionnelle», fait remarquer le Pr Ouaïssa. La pensée d’Elsenhans sur le développement, observe-t-il, le hisse au rang des «Amin, Arrighi, Frank et Wallerstein», comme l’illustre son ouvrage Capitalisme dépendant ou société de développement bureaucratique (1981). «C’est encore une fois l’exemple algérien caractérisé par l’abondance de la rente pétrolière, l’échec de l’industrie industrialisante et le renforcement de l’Etat autoritaire qui poussa Elsenhans à s’ingérer dans les débats sur le développement et la question des stratégies pour surmonter et vaincre le sous-développement. Le jeune chercheur fut immédiatement remarqué», écrit Rachid Ouaïssa. En 1992, Hartmut Elsenhans intègre l’université de Leipzig où «il est chargé de restructurer l’institut des sciences politiques».
«La France a échoué à faire de l’Algérie un pays capitaliste»
L’historien allemand est réputé pour être un travailleur acharné, stakhanoviste : «Depuis le milieu des années 1970, Elsenhans a développé une productivité scientifique exceptionnelle. Il lit, collectionne, recueille, extrait sur toutes sortes de sujets et dans toute sorte de documents. Un de ses étudiants l’a décrit comme un ‘‘Prussien rouge’’. Chaque carte, chaque extrait est tangible. Ses notices sont collectées dans plus de 350 000 cartes mémoires. Elsenhans a écrit plus de 50 livres. Sa bibliographie dépasse 50 pages, dont la moitié est publiée dans 13 langues étrangères», détaille le Pr Ouaïssa. «Depuis les années 1990, Elsenhans s’intéressa à plusieurs thématiques comme la mondialisation, les transitions démocratiques, l’Union européenne et la société civile mondiale. L’œuvre scientifique d’Elsenhans est indissociable de l’expérience politique et du destin de l’Algérie. Les thématiques qu’il aborda au cours de son cursus académique sont en concordance avec la chronologie du développement politique avec l’Algérie», précise le politiste algérien.
S’attardant sur la thèse de doctorat d’Hartmut Elsenhans et le livre qui en a été tiré, La guerre d’Algérie 1954-1962. Tentative de décolonisation d’une métropole capitaliste, Rachid Ouaïssa écrit : «Dans son doctorat, Elsenhans analyse l’échec de la stratégie néocoloniale et l’écroulement de l’empire colonial français. L’auteur pose la question de colonisation et de décolonisation dans l’ordre de l’économie mondiale et structurel large». «Elsenhans a su détecter les intérêts concurrentiels des différents groupes de colons en Algérie et expliquer ainsi l’échec des réformes mises en place à partir de 1959». Il cite Charles-Robert Ageron pour qui la singularité de la démarche d’Elsenhans «tient à l’importance qu’elle attribue aux perspectives économiques : plus du tiers du livre y est consacré. L’auteur insiste par exemple sur l’échec total de la politique de développement agricole et de réforme agraire pendant la guerre». Le Pr Ouaïssa poursuit : «Ainsi, cette guerre a fait perdre à la France sa place de grande puissance, vu qu’elle a échoué à faire de l’Algérie un pays capitaliste».
Autoritarisme rentier et «classe-état»
Abordant d’autres facettes de l’œuvre foisonnante d’Hartmut Elsenhans, Rachid Ouaïssa rappelle son importante contribution à l’analyse de la «relation entre l’autoritarisme bureaucratique et la rente» et la notion de «classe-Etat» qu’il a développée. «Encore une fois, le cas algérien inspire Elsenhans pour développer sa théorie de la classe-Etat. L’échec du capitalisme en Algérie et le renforcement de l’économie basée sur les énergies, surtout à partir de 1973, ont donné naissance à un système rentier par excellence en Algérie et ont établi un système politique spécifique qu’il appelle classe-Etat», note le Pr Ouaïssa. Il ajoute : «La notion-clé, à la constitution de la classe-Etat, est la rente. La rente se définit comme le revenu que l’Etat perçoit de l’étranger en échange de l’exportation de matières premières. Ce revenu ne correspond ni à un investissement ni à un travail fourni par la société de l’Etat concerné, si bien que la rente peut être librement mise au service de stratégies politiques du régime en place. La concentration du revenu de la rente au niveau de l’Etat permet au régime de s’octroyer la loyauté des masses tout en préservant un haut niveau d’autonomie vis-à-vis de la société. Par le biais de la rente, les groupes sociaux sont liés de manière clientéliste à l’Etat, ce qui rend difficile ou même impossible leur autonomisation. La rente permet à l’Etat de s’immiscer dans toutes les sphères : politique, économique, sociale et culturelle. Ces sphères ainsi monopolisées, il ne reste à la société civile aucune sphère ‘‘libre d’Etat’».
Le Pr Rachid Ouaïssa conclut sa riche et passionnante introduction en disant : «Ainsi, si pour Karl Marx l’histoire de l’humanité est conditionnée par l’histoire de la lutte de classes, pour Hartmut Elsenhans, l’histoire du monde est une histoire de conflits entre le profit et la rente. Lisant attentivement son œuvre, on comprend très bien le sort politique de l’Algérie d’aujourd’hui et la logique de fonctionnement de sa classe-Etat, ainsi que l’incapacité de sa société civile à imposer le changement. Au moins pour ce chercheur allemand, l’Algérie sert et reste une source d’inspiration».
Guerre de libération et politiques de développement
Comme nous l’avons indiqué, ce hors-série propose plusieurs textes de Hartmut Elsenhans qui permettent de se familiariser avec sa pensée. Il s’agit essentiellement d’articles parus dans de prestigieuses revues internationales ou d’études qui ont servi de base à des conférences publiques. Au chapitre «Histoire», deux textes sont proposés : «Guerre française en Algérie : les méandres de l’adaptation. Entre acceptation et refoulement» et «La place de la guerre d’Algérie dans l’histoire mondiale». Au chapitre «Economie du développement», la revue publie trois textes de l’académicien protéiforme : «Préface à l’édition allemande de la Charte nationale de 1976» ; «Pourquoi l’Algérie souffre de la rente» et «Algérie et énergie ou les tribulations de l’État rentier». Enfin, sous le chapitre «Théorie», on peut lire trois autres précieuses contributions de Hartmut Elsenhans : «Le développement autocentré contradictoire» ; «Le danger imminent d’une globalisation par la rente et la défense du capitalisme par les travailleurs» et «L’augmentation des revenus de masse : condition de la croissance capitaliste».
Pour donner un avant-goût du «style Elsenhans» et surtout de son approche, apprécions cet extrait de «La place de la guerre d’Algérie dans l’histoire mondiale» : «La Révolution algérienne est la première révolution réussie contre le système colonial qui n’est ni l’œuvre des têtes de pont créées par les puissances colonialistes, ni l’œuvre du mouvement communiste international. Elle s’opposait aux décolonisations promues par des forces éclairées parmi les puissances colonialistes qui tentaient de moderniser les instruments de domination pour permettre une pénétration plus poussée de la périphérie par l’Europe occidentale et sa fille aînée, l’Amérique du Nord avec à sa tête, les Etats-Unis». Le professeur émérite de l’université de Leibzig poursuit : «La Révolution algérienne est l’œuvre de forces populaires qui envisageaient des changements approfondis des structures économiques et sociales de leur société et une nouvelle affirmation de leur identité culturelle». Et de faire ce constat : «Malgré un engagement certes sincère des révolutionnaires algériens pour ces buts, la Révolution algérienne n’a pas pu tenir ses promesses». «Au nom de la justice sociale, les forces populaires détruisent l’ordre basé sur des privilèges pré-bourgeois mais ne sont capables que d’introduire l’égalité des droits et des devoirs sans assurer dans le même temps l’égalité des situations économiques et sociales…».
Daho Djerbal résume remarquablement l’acuité des travaux de Hartmut Elsenhans en concluant sa présentation par ces mots : «En nous tenant au plus près de la pensée critique d’Harmut Elsenhans dans le domaine de l’historiographie contemporaine de l’Algérie et de l’économie politique du développement, beaucoup de questions soulevées par les mouvements populaires de ces dernières décennies pourraient prendre du sens pour eux-mêmes et pour le devenir des luttes qu’ils n’ont jamais cessé de mener».
https://www.elwatan.com/a-la-une/naqd-consacre-un-numero-special-a-lhistorien-allemand-hartmut-elsenhans-la-revolution-algerienne-na-pas-pu-tenir-ses-promesses-02-09-2019
par Belkacem Ahcene-Djaballah
Guerre de Libération et voie algérienne de développement. Essais de Harmut Elsenhans (présentation de l'auteur et des travaux par Rachid Ouaïssa). Revue Naqd, hors série, Alger 2019, 363 pages, 800 dinars.
La revue d'études et de critique sociale «Naqd», créée en 1991, se signale, cette fois-ci, avec un numéro spécial consacré, entièrement, à l'Algérie, à la guerre de Libération nationale et à la voie de développement choisie. Ce qui est encore plus intéressant, c'est que le numéro est entièrement consacré aux travaux d'un universitaire chercheur allemand, Elsenhans, totalement «habité» par l'Algérie.
Nous avons donc un premier chapitre consacré à la «Guerre française en Algérie, les méandres de l'adaptation. Entre acceptation et refoulement». Un texte dédié à Chikh Bouamrane (Elenhans a donné une conférence, le 2 novembre 2015, à Alger, au Haut Conseil islamique) .
- En fait, c'est d'abord l'histoire de la présence coloniale revisitée... : Après 1945, le contexte international interdit le colonialisme/ Sur le plan international, une conviction unanime : l'Algérie n'est pas la France/ La France n'a pas de solution au problème algérien jusqu'en 1957/ La construction européenne fait que , dans la formation des alliances politiques, l'Algérie est secondaire/ Une France prétendument libérale mais chauvine/ Pourrissement du système politique et fin de la IVème République/ Théorie de la guerre antisubversive au sein de l'armée française/ Intérêts français en Algérie limités et reconversion en quittant l'Algérie pour d'autres régions du tiers-monde/ Le capital international qui opte pour l'ultra-impérialisme/Construction prioritaire de la force de frappe/coût de la guerre...
- Nous avons, ensuite, une étude sur «la place de la guerre d'Algérie dans l'Histoire mondiale» (un texte repris d'une conférence prononcée au Crasc d'Oran, le 15 novembre 2016). Pour l'auteur, «la révolution algérienne est la première révolution réussie contre le système colonial qui n'est ni l'œuvre des têtes de pont créées par les puissances coloniales ni l'œuvre du mouvement communiste international». Une œuvre des forces populaires...
- Une préface à l'édition allemande de la Charte nationale de 1976 (demandée alors par l'ambassadeur d'Algérie à Bonn dans les années 70 !)
- Un texte expliquant «Pourquoi l'Algérie souffre de la rente». Un texte de 2016 : La conjonction d'une interprétation politiste et d'un engagement tiers-mondiste / L'échec de l'utilisation de la rente dans le modèle de gestion planifiée de l'économie /La libéralisation rentière/La crise et les chances qu'elle représente.
- Algérie et énergie ou les tribulations de l'Etat rentier (un texte de 2015)
Tout cela suivi d'un chapitre assez théorique consacré : - Au développement autocentré contradictoire (de 1984 et publié par le Cread).
- Au danger imminent d'une globalisation par la rente et la défense du capitalisme par les travailleurs (de 2019).
- A l'augmentation des revenus de masse, condition de la croissance capitaliste (de 2016). Et, enfin, une très riche bibliographie... des références en français, en allemand et en anglais.
L'Auteur : Né le 13 octobre 1941 à Stuttgart (Allemagne) dans une famille marquée par les atrocités de la Deuxième Guerre mondiale... .En 1959, dans le cadre d'échanges scolaires, lors d'un séjour dans une famille parisienne pro-Algérie française, il se rend compte des rôles similaires de la petite bourgeoisie comme cheval de bataille du colonialisme et du nazisme.
Etudes de sciences politiques, d'histoire, de sociologie et de romanistique. Brillante thèse de doctorat sur la «guerre d'Algérie 1954-1962. Tentative de décolonisation d'une métropole capitaliste»... .une thèse (900 pages) qui ne sera traduite en français que 28 ans plus tard, préfacée par Gilbert Meynier .
1992, professeur à l'Université de Leipzig, et productivité scientifique exceptionnelle... Plus de 50 livres et une bibliographie dépassant les 50 pages. Il s'est intéressé, dans les années 90 à la montée des mouvements islamistes radicaux en Algérie... tout en comparant le cas algérien à l'Inde, où similaire à l'Algérie, l'échec des stratégies de développement centralisées et la crise de légitimité des élites révolutionnaires ont tracé la voie à la montée du mouvement hindouiste-nationaliste, le Bjp.
Extraits : «Sans transformation capitaliste des économies concernées, la rente apparaît massivement en périodes de pénétration du capitalisme» ( Présentation, p 9), «Ce qui frappe l'observateur de la politique intérieure française jusqu'au début de 1957, c'est la multitude de prises de position des hommes politiques sur l'Algérie, aux occasions les plus diverses, sans qu'il y ait formulation d'un projet politique même rudimentaire» (p 48), «La globalisation ne conduit pas automatiquement à un système capitaliste mondial. Les relations marchandes ne se réduisent pas à la recherche de rentes mais créent de nouvelles possibilités pour l'appropriation de rentes» (p 276).
Avis : Un ouvrage qui présente, à travers des travaux multiples et parfois complexes pour le commun des lecteurs, une pensée critique pas toujours comprise et encore moins admise. Un chercheur «non conventionnel» qu'il faut lire et relire.
Citations : «La politique ne s'élabore pas uniquement sur le calcul d'intérêts, du moins en démocratie ; les sentiments, les appréhensions, les oppositions et les perceptions dans le grand public doivent la permettre» (p 64), «Les manifestations du 10 décembre 1960 furent le Dien-Bien-Phu du général de Gaulle...» (p 75), «Aussi longtemps qu'elle ne pouvait conquérir les cœurs des Algériens, la France devait perdre» (p 83), «Le sens du combat intellectuel : être disponible avec les armes de la critique quand la situation permet l'ouverture. Travailler afin d'être présent au moment du choix possible» (p 111), «La rente permet d'acheter les fruits du développement obtenu ailleurs, sous forme de machines, sans mener pour autant localement aux transformations qui donneraient accès au savoir. Ces «fruits» sont achetés par les pays dont le retard est le plus accusé, auprès de l'économie de pointe qui a atteint le plus haut niveau de savoir-faire» (p 139), «La rente ne décourage pas seulement l'industrialisation (....) mais incite même, dans le cadre d'une planification des investissements, à poursuivre une industrialisation bâclée» (p 139)
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