Un trou. Une béance. Une forclusion, pour reprendre un terme psychanalytique utilisé par Lacan pour « signifier les effets psychiques d’un signifiant (Nom-du-Père) non transmis, et de ce fait devenant irrecevable ». Tel est ce non-dit et cet impensé de la guerre d’Algérie, et plus largement de ce qu’elle nomme la « colonialité », qu’affronte la psychanalyste Karima Lazali dans cet essai essentiel Le trauma colonial, une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie. Tout part ici d’un constat ou plus précisément d’une comparaison entre sa pratique de clinicienne menée conjointement à Paris et à Alger. Là où la cure psychanalytique s’apparente souvent à « une révolution de l’intime », Karima Lazali observe que chez ses patients algériens, cette révolution-là est confisquée. Il faudrait pouvoir s’impliquer dans son énonciation même et rappeler, qu’adolescent, au lycée, les cours d’histoire dispensés au sujet de la décolonisation et des guerres dites d’indépendance m’étaient totalement incompréhensibles. De quoi me parlait-on ou plutôt de quoi ne me parlait-on pas ? Il faudra attendre de découvrir des films de cinéma tels que Le petit soldat de Godard et surtout Muriel ou le Temps d’un retour de Resnais pour essayer d’approcher ce que fut une histoire coloniale inséparable de l’Histoire de France et rejouant sur un terrain d’expérimentation privilégié – que ne dénigreront ni les industriels ni les architectes, tous missionnaires à leur façon – les oppositions entre républicains et partisans d’une monarchie autoritaire. L’un des grands intérêts de cet ouvrage est de retracer les grandes lignes de l’épopée coloniale, d’en redessiner la genèse placée sous le sceau de la tyrannie et de la violence : « Conquête de la “monarchie constitutionnelle”, l’Algérie restera, malgré les évolutions du champ politique français et ses libérations par la République (en 1848, puis en 1870), le lieu où s’exerce la violence d’un pouvoir monarchique et totalitaire […], la haine des principes républicains sera une constante de la politique coloniale. » Sait-on qu’entre 1830 et 1875, un tiers environ de la population algérienne disparut du fait des massacres et des opérations de répression de l’armée française ?
Un crime contre l’humanité, sans aucun doute, pour ceux qui en douteraient encore ayant non seulement décimé des tribus, comme l’exprime l’un des personnages de Nedjma de Kateb Yacine, rompu les filiations à travers une vaste entreprise de renomination ayant accompagné et facilité l’expropriation des terres, substitué au pacte de la parole sur lequel reposait l’organisation sociale un pacte colonial mortifère : « La violence, écrit l’auteure, a pris la place de la parole, qui avait une valeur quasi juridique, et cette substitution a eu des conséquences majeures sur les structures sociales en usage dans la société algérienne de l’époque. Jusqu’à ce jour, ce fait est archivé dans une plainte insistante, que formulent souvent les analysants. Elle porte sur la détérioration du rôle et du pacte de la parole et sur son bafouement, formulés en arabe par mabkatch el kelma– littéralement “la parole ne reste pas”. Alors que, dans la société traditionnelle, les échanges se produisaient sur simple “parole donnée”, dite el kelma. » Que l’entreprise coloniale fût inséparable de l’expansion capitaliste est un fait avéré dont on ne mesure pas les ravages encore aujourd’hui produits en termes de racisme ou de ségrégation sociale. C’est bien en raison de leur déshumanisation intrinsèque, dont témoigne par ailleurs ce roman de Camus si mal commenté qu’est L’Étranger, roman qui repose sur un immense déni plutôt que sur un refoulement du nom – « L’Étranger, écrit l’auteure, atteste de la disparition de l’altérité dans la colonialité. Ce texte éclaire la logique coloniale dans laquelle l’absence de nom est déjà un meurtre du sujet. » –, c’est bien en raison de cette négation même que continue aujourd’hui de se perpétuer en France un racisme d’État, en ce sens qu’il concerne la majorité des citoyens de ce beau pays des droits infâmes de l’homme d’écraser son prochain : « Dans l’Algérie colonisée, précise Karima Lazali, cette marchandisation des biens et des humains par la violence a été un laboratoire d’expérimentation – ce qui sera plus tard généralisé dans le monde comme un principe d’homogénéisation des échanges. La violence du crime restera associée à un traitement de l’humain réduit au statut d’objet dans une économie dite “moderne”. L’équivalence entre marchandises et hommes, telle qu’elle domine le monde actuel en cherchant à le totaliser, trouve ainsi les prémices de sa fabrique dans la conquête coloniale. »
Mais plus que tout, cet essai monumental éclaire, et permet par là-même de mieux les comprendre, les blocages de l’Algérie contemporaine. Le déni de la colonialité n’aurait pas été l’apanage des colons, mais aurait contribué à l’édification même d’une « idéologie nationale » qui en aurait constitué paradoxalement la perpétuation : « L’idéologie nationale s’est construite comme une opposition terme à terme à l’idéologie coloniale. Mais cette opposition s’est révélée n’être qu’un prolongement de son héritage. » Héritage qui repose sur la disparition même du Père, et non sur son meurtre symbolique, comme en témoignent l’entreprise de dénomination organisée par le pouvoir colonial et un régime tout aussi féroce de censure. À l’opposé de ce qu’écrit Freud dans Totem et Tabou, ce n’est pas le meurtre du père qui crée ici du lien social, mais sa disparition même qui génère le règne du fratricide. « Nous pouvons avancer l’hypothèse, écrit Karima Lazali, que le règne du fratricide, pour se maintenir, a besoin d’un régime militaire qui, par son fonctionnement, annule l’exercice de la fonction d’État. […]Les frères révolutionnaires continuent à chercher du père, inlassablement, et ils ne trouvent qu’un vide. Ils s’insurgent du meurtre des pères par le colonial, mais ils oublient qu’eux aussi ont réitéré la mise à mort des pères pour s’improviser chefs et uniques possesseurs. » On pourrait citer les analyses admirables que l’auteur consacre à la dimension homonymique du nom même du FIS (Front Islamique du Salut) ayant marqué la décennie noire algérienne, mais on conclura en soulignant l’efficacité avec laquelle l’auteure s’appuie sur d’abondantes sources littéraires afin d’appuyer son propos. De Kateb Yacine à Nabile Farès, en passant par Jean El Mouhoub Amrouche ou Ferhat Abbas, Karima Lazali esquisse l’idée que les véritables Pères de la nation algérienne puissent être ses poètes et ses écrivains, mais aussi ses chanteurs ; eux seuls pouvant rendre compte du plurilinguisme et des multiples strates de civilisation ayant contribué à l’édification d’un pays, que l’on appelait dans l’Antiquité l’Afrique romaine, et qui fascine aujourd'hui beaucoup d’entre nous.
Karima Lazali, Le trauma colonial, une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, éditions la découverte.
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