Le complexe de la Corne d’Or de Tipaza capte de plus en plus l’attention des estivants en offrant de nouveaux services aux normes internationales.
Pour la deuxième fois consécutive, le partenariat entre le groupe hôtelier HTT et l’agence de communication et d’événementiel, LA FABRIK a eu un impact palpable sur le nombre de visiteurs nationaux et étrangers au niveau du complexe la Corne d’or de Tipaza.
Comme ce fût le cas pour l’année précédente, LA FABRIK réinvestit le site féerique de la Corne d’Or, notamment la baie ouest, nichée entre le flanc d’une falaise et le théâtre romain qui prolonge le village touristique, œuvre du célèbre architecte français Fernand Pouillon. Sur place, l’animateur TV vedette et non moins journaliste Mahrez Rabia, responsable de l’agence LA FABRIK, veille au grain. Un seul leitmotiv : « Bien être, calme et sérénité pour tous ».
Du moins c’est l’impression que l’on a dès l’accès au périmètre savamment agencé et animé par le team de LA FABRIK. L’accès à cette « îlot de paix » est fixé à 1500 Da par personne et il faut compter quelque 1000 autres dinars pour le repas de midi.
Il faut dire que ce « sacrifice » pécuniaire est largement compensé par un service à la hauteur des attentes des visiteurs. Parents et enfants peuvent profiter des plaisirs de la mer surtout que les maîtres-nageurs et les éléments de la protection civile quadrillent étroitement la surface aquatique autorisée à la baignade. LA FABRIK propose au choix des clients, un transat, une chaise, une Meida, et un bed de style royal pour ceux qui veulent « En jeter ».
L’autre détail et non des moindre est que l’on peut piquer une tête que l’on soit vêtu d’un simple bikini ou d’un maillot style burka. Point de polémique à ce propos. L’artisanat trouve sa place dans cette initiative et bien des artistes sont encouragées dans le sillage de cette entreprise. Cette nouveauté donne un coup de fraîcheur au complexe touristique de Tipaza qui œuvre à retrouver son lustre d’antan.
Pour les moins endurants à 1300 pages de lettres… et qui ont une certaine curiosité pour la relation amoureuse d’Albert Camus et Maria Casarès, le roman de Florence M.-Forsythe, Tu me vertiges (Le Passeur, 2017) vient de paraître en collection de poche en 2018…
Dans son article du 9 mars 2018 dans Diacritik, Jean-Pierre Castellani a rendu compte avec doigté de la correspondance Albert Camus/Maria Casarès publiée par Gallimard. Il distingue bien entre les lecteurs happés par la notoriété des protagonistes et un peu voyeurs de ceux qui n’ont pas un goût prononcé pour les correspondances amoureuses. Il faut sans doute avoir une passion pour Camus ou pour Casarès pour venir à bout de ces 865 lettres sans en sauter aucune. Côté admiration sans faille – c’est Camus et Casarès, excusez du peu ! – le début de l’article d’Estelle Lenartowicz dans L’Express du 3 décembre 2017, donnait le ton : « La sublime correspondance entre Albert Camus et Maria Casarès dévoile au grand jour la puissance d’un amour extraordinaire, resté « pur et dur comme la pierre » pendant plus de quinze ans ».
Du 6 juin 1944, première rencontre à Paris, chez Michel Leiris, à l’occasion de la lecture d’une pièce de Picasso, jusqu’au 30 décembre 1959, où l’écrivain envoie à Maria Casarès un message fixant un prochain rendez-vous à Paris, à son retour de Lourmarin, peut-on dire que ce sont des amants clandestins puisque tout le monde est au courant de leur relation ? Il suffit de lire les biographies d’Herbert R. Lottman, Albert Camus, en 1985 et d’Olivier Todd, Albert Camus, une vie, en 1999. Maria Casarès, elle-même, parle, dans son autobiographie en 1980, de « secret de polichinelle ». Les camusiens se délecteront de la découverte d’un Camus un peu différent de ce qu’ils imaginaient mais que les biographies ont déjà, il faut le dire, bien croqué.
Jean-Pierre Castellani écrit très justement : « Il s’engage entre eux un dialogue permanent, fait de rebondissements successifs, une course effrénée pour se retrouver, dans une sorte de ping-pong dramatique au sens théâtral du terme, un huis clos. Ce discours amoureux obsessionnel et quelque peu répétitif est celui de l’attente fervente plus que de la plénitude comblée (…) On a l’impression que les deux amants vivent en dehors du temps historique, mouvementé, de ces années: guerres extérieures, dont celle d’Algérie, à partir de 1954, pourtant si douloureusement vécue par Camus qui y fait à peine allusion, l’intervention soviétique en Hongrie en 1956, les événements de Mai 1958 avec le retour au pouvoir du général De Gaulle et l’avènement de la Vè République. Ils sont comme dans une bulle, dans laquelle on les perd un peu ».
Dans le déroulé chronologique de cet échange, le critique note des périodes de monologue de Camus puis d’échanges plus fusionnels et une baisse notable dans la fréquence et dans la forme après 1951 : « Dans les deux dernières années (1958 et 1959) on tombe à 37 et 48, ce qui traduit une baisse évidente dans l’élan de l’un vers l’autre, même si le bonheur suscité par une prochaine rencontre à Paris est encore vivace en décembre 1959 ».
Dans son étonnante et déroutante autobiographie, Résidente privilégiée, chez Fayard en 1980, Maria Casarès livre des pages qui m’apparaissent (231-255) plus belles que n’importe quelle lettre, se libérant enfin du « silence » et de « l’interdiction qui (l)’ont tenue si longtemps muette devant quiconque parlait librement devant moi, louant ou attaquant celui qui m’a faite ». Elle raconte longuement cette année 1944, où il n’y a, dans le volume de correspondances, aucune lettre d’elle : « Et dans la compréhension et l’estime mutuelles, fiers l’un de l’autre, nous nous portions l’un l’autre, nous nous poussions l’un l’autre, et nous brûlions à qui mieux mieux ces jours qui, ensemble, nous étaient donnés, et nous riions et nous nous tourmentions ensemble, ou l’un l’autre, et nous dansions, et nous nous entredéchirions allègrement, et nous nous exaltions mutuellement à qui mieux mieux, et tout cela dans une parfaite innocence, dans la liberté royale volée au temps, comme deux rejetons issus d’une même branche et sans autre appartenance que l’arbre qui les portait, forts l’un et l’autre d’une décision prise de part et d’autre, celle de brûler dans cette approche en feu de vie, l’un comme l’autre, les jours qui nous restaient à vivre ensemble jusqu’à… la fin de la guerre ».
Et plus loin, en italiques : « Nous avons vécu de magnifiques heures en 1944 – Mais elles ont été longtemps, et même après notre réunion, traversées par l’orgueil de part et d’autre. C’est ainsi que Camus expliquait notre premier échec – l’amour d’orgueil a sa grandeur – mais il n’a pas la certitude bouleversante de l’amour-don ». En écho, dans une lettre de 1951, Camus écrit : « Nous nous aimons comme s’aiment les trains qui recoupent leurs chemins dans les gares ».
Lorsqu’on évoque cet amour, on oublie souvent que Maria Casarès fut l’une des très grandes actrices de son temps tant au théâtre qu’au cinéma, pour ne garder d’elle qu’une expression, « le grand amour de Camus ». Comme l’écrit encore J-P. Castellani : « Le mérite de cette correspondance avec Camus est de nous restituer aussi une histoire passionnante du théâtre français de l’après-guerre à travers le récit détaillé et pittoresque, par Casarès, de toutes ses aventures théâtrales et de tous les contacts qu’elle a eus avec les plus grands acteurs et directeurs de compagnie dont elle dresse des portraits savoureux ».
Justement, le roman de Florence M-Forsythe, accessible désormais en poche, Tu me vertiges – L’amour interdit de Maria Casarès et Albert Camus offre une fiction-document par une femme du théâtre et amie de Maria Casarès. On notera déjà que la correspondance chez Gallimard choisit l’ordre des noms « Albert-Camus – Marie Casarès » et ce n’est sans doute pas uniquement une question d’ordre alphabétique… – là où Florence Forsythe note en sous-titre, Maria Casarès et Albert Camus, donnant le premier rôle à la jeune femme.
Comédienne, metteure en scène, auteure, cette écrivaine a été partie prenante de nombreuses créations et de projets culturels. Côté livre, outre une participation à un livre sur les enfants Brontë, elle a collaboré à L’Histoire de la passion amoureuse (Le Félin/ Philippe Lebaud). Elle a écrit, Maria Casarès, une actrice de rupture (Actes Sud, 2013). Deux années auparavant, elle avait soutenu une thèse de Doctorat à Paris III – Sorbonne Nouvelle sur « Maria Casarès, recherches et métamorphoses d’une comédienne ». Elle a également écrit des articles sur l’actrice. Elle publie le 24 décembre 2017 sur le site The Dissident, une étude « Camus et l’amour » qui, de mon point de vue, vient en complément de son roman.
A la question que lui pose Charlotte Meyer (The Dissident, 10-10-2017) sur le pourquoi/comment de ce roman, Florence Forsythe répond : « (…) Casarès, d’origine espagnole, a été l’une des plus grandes tragédiennes du XXe siècle en France. Et elle a joué des rôles sous la direction de metteurs en scène majeurs de la modernité : Vilar, Cocteau, Lavelli, Chéreau, et bien d’autres. Elle est l’interprète d’Albert Camus, de Jean Genet, qui la voit comme LA comédienne de son théâtre, de Bernard-Marie Koltès, qui lui écrit des pièces. Le chorégraphe Maurice Béjart imagine même des ballets pour elle, présentés dans la Cour d’honneur du Palais des papes au Festival d’Avignon. J’ai découvert Maria Casarès à Lyon dans Britannicus de Racine au théâtre des Célestins. Il se passait quelque chose de différent des autres acteurs dans sa présence scénique. Elle était plantée là, comme une sorte de colonne, autour de laquelle se dégageait une vibration, en même temps qu’elle semblait enracinée dans la terre. Il y avait chez elle quelque chose d’un peu comparable à la sculpture L’Homme qui marche de Giacometti. Je me souviens de le lui avoir dit, et elle n’avait pas nié la comparaison. Maria avait une présence tellurique. Et puis une voix surtout, une voix à part, profonde, qui venait de très loin. Il y avait en elle l’écho de la rencontre de deux langues et cultures, l’espagnol et le français, qui ne se mêlaient pas mais cohabitaient et la traversaient. Je voulais témoigner de cette actrice, qu’on ne l’oublie pas.
Elle m’avait parlé de son histoire avec Camus. Une histoire belle, douloureuse, c’est vrai, mais passionnée, interdite puisque Camus était marié. Leur passion était connue à l’époque dans le Tout-Paris intellectuel. Maria évoquait très peu cette relation. Jusqu’à ce jour où elle est venue me voir en me disant : « Aujourd’hui, on va parler de Camus ! » Et on en a discuté durant l’après-midi entier. On se connaissait bien, et ce qui était extraordinaire, c’était sa façon de le faire exister comme s’il était vivant. Elle avait une manière de raconter son histoire très pudique, simple, mais magnifique. (…) Vingt ans après la mort de Maria, j’en ai parlé à mon éditeur Christophe Rémond, qui a été très enthousiaste. Ce livre a été écrit avec ce que Maria m’avait dévoilé et ce que je savais sur cette période. Ce qui était important, à mes yeux, c’était que la relation entre ces deux êtres qui se sont rencontrés et aimés ne soit ni abîmée ni niée ».
Organisé en trois parties – États d’urgence, Sur le fil et L’amour, un peu plus loin – le roman s’attarde longuement sur les années de la guerre, celles où justement se vit cet amour dans ses deux premières parties, les ¾ du roman. Il y a beaucoup de dialogues entre Camus et Casarès mais aussi entre d’autres personnages, tous repris de personnes réelles. Ces dialogues sont entrecoupés de narrations qui font le lien entre les séquences privilégiées et des descriptions très gestuelles. Tout est daté avec précision. Un très beau passage, presqu’à la moitié du roman est une longue interrogation de Maria sur son amour, sur ce qu’elle est, sur son avenir. Les trois dernières pages, d’une grande sobriété, relatent l’annonce par une amie de la mort accidentelle de l’écrivain : l’effondrement, les souvenirs et le regain de vie : bel hommage à la force de vie qui était la sienne. On retrouve beaucoup de détails, de paroles, de souvenirs que l’on peut lire dans Résidente privilégiée. Tu me vertiges ne dispense pas de la lecture de la correspondance mais l’annonce en légèreté : une vraie lecture d’été… Une femme solaire et déterminée le surplombe de la première à la dernière page.
Florence M.-FORSYTHE, Tu me vertiges – L’amour interdit de Maria Casarès et Albert Camus, Le Passeur éditeur poche, avril 2018, 448 p., 8 € 50
Ils se sont tant aimés : Albert Camus, Maria Casares
Maria Casares et Albert Camus (DR)
La correspondance privée des écrivains a mauvaise presse, tant auprès des éditeurs qui la considèrent, en général, comme peu rentable commercialement, qu’aux yeux du grand public qui n’y voit, au mieux qu’un intérêt anecdotique très relatif, au pire comme une sorte de voyeurisme douteux. Entrer de la sorte dans un circuit intime dont il semble exclu en principe lui semble être du ressort de la frivolité. Pourtant, en 2016, Lettres à Anne, le recueil des lettres de François Mitterrand à Anne Pingeot, a connu un grand succès de librairie, dont on peut tirer la leçon que l’accueil à ce genre de textes dépend aussi de la personnalité de ceux qui les signent, ici un Président de la République important dans l’histoire politique de la France, et de la qualité proprement littéraire de ces lettres, unanimement reconnu à celles de Mitterrand.
En 2017, la publication par Catherine Camus aux éditions Gallimard de la volumineuse correspondance échangée entre son père, Albert Camus et la comédienne Maria Casares – 865 lettres, réunies dans un volume de 1300 pages – trouve un écho surprenant qui confirme le phénomène observé avec Mitterrand. En effet, depuis le 6 juin 1944, date de leur première rencontre à Paris, chez Michel Leiris, à l’occasion de la lecture d’une pièce de Picasso, jusqu’au 30 décembre 1959, où l’écrivain envoie à son amante un message fixant un prochain rendez-vous à Paris, qui n’aura jamais lieu, suite à la disparition tragique de Camus dans un accident de voiture, le 4 janvier 1960, Camus et Casares sont non seulement des amants clandestins mais ils s’adressent des centaines de lettres, poussés l’un et l’autre par une authentique frénésie épistolaire. Au point de s’écrire plusieurs fois par jour, à certains moments de leur vie. Ce qui peut sembler saugrenu aujourd’hui où la lettre papier a pratiquement disparu, remplacée par les textes brefs et immédiats que sont les courriers électroniques, les SMS, les messages vocaux.
Cet ensemble hybride, entre lettre traditionnelle, journal intime, récits de voyages ou exaltation lyrique du désir, constitue, en définitive, le roman d’une relation érotique intense que l’on n’attendait pas a priori de Camus, considéré certes comme un séducteur mais aussi comme un homme réservé et peu enclin aux confidences personnelles, et davantage de Casares, connue comme une actrice au tempérament fougueux. Le fait que ces lettres soient croisées leur donne un aspect théâtral qui convient bien aux deux: dans cette décennie, en effet, Camus se consacre beaucoup à l’écriture ou à l’adaptation de pièces de théâtre tandis que Casares entame une carrière sur les planches qui va faire d’elle une des plus grandes actrices de sa génération.
Quand ils se connaissent, elle a 21 ans et lui 30. Camus vit seul à Paris car son épouse est restée à Oran, il sort d’une activité de journaliste résistant à Combat, et se lance dans l’aventure du Combat libre avec Pascal Pia, c’est un écrivain déjà connu par la publication récente de L’envers et l’endroit (1937) L’Étranger (1942), il fait partie du Comité de lecture des éditions Gallimard, il a donc un statut éminent de romancier et d’intellectuel. Casares, de son côté, commence une carrière de comédienne qui s’annonce prometteuse. En 1948, date du début réel de leur relation, il vient de connaître un immense succès avec La Peste en 1947. Elle joue dans L’état de siège à partir d’octobre 1948.
Ils vont vivre, à partir de cette année, une relation passionnée, en même temps que lui couronnera sa carrière avec le Prix Nobel de Littérature en 1957 et elle la sienne par sa participation à la troupe de la Comédie Française puis du TNP de Jean Vilar, consécration suprême pour une actrice. Tous deux parcourent le monde, lui pour donner des conférences, elle pour des tournées théâtrales triomphales. Il s’engage entre eux un dialogue permanent, fait de rebondissements successifs, une course effrénée pour se retrouver, dans une sorte de ping-pong dramatique au sens théâtral du terme, un huis clos. Ce discours amoureux obsessionnel et quelque peu répétitif est celui de l’attente fervente plus que de la plénitude comblée.
Á cet égard, on peut regretter l’absence d’une chronologie précise de leurs rencontres au long de ces années. Les lettres sont souvent vagues, séparées de plusieurs mois entre elle par de mystérieuses coupures, et ne permettent pas au lecteur de suivre dans le détail les circonstances de leurs rendez-vous, nombreux mais forcément compliqués, à cause des contraintes de Camus : familiales avec une épouse dépressive, la naissance de ses enfants Catherine et Jean, en 1945, le poids de ses multiples retraites, provoquées par une santé fragile. Il se soigne de ses ennuis pulmonaires dans différents lieux comme Cabris près de Cannes, Planet en Haute Savoie, L’île-sur-Sorgue et d’autres encore, d’où il écrit sans cesse à son amoureuse. A la liberté enthousiaste et généreuse de Casares, s’opposent les hésitations d’un Camus rongé par la culpabilité de l’époux infidèle et les aléas d’un état de santé qui l’affaiblit depuis l’âge de 17 ans. Certes, un remarquable appareil de notes de bas de pages fournit des renseignements détaillés sur toutes les personnes nommées, les faits évoqués et les œuvres citées dans toutes ces lettres qui se réfèrent sans cesse à l’activité littéraire, éditoriale, théâtrale de l’époque. Si un index très documenté des personnes et des œuvres précise, en fin de volume, ces notes éparpillées au fil des jours, on aurait aimé une synthèse chronologique, avec des repères clairs, qui reconstituerait de façon objective ce que le désordre fébrile des échanges ne permet pas, comme cela fut proposé par Gallimard à l’occasion de la publication de la correspondance entre Camus et René Char (2007).
Ici, on a l’impression que les deux amants vivent en dehors du temps historique, mouvementé, de ces années: guerres extérieures, dont celle d’Algérie, à partir de 1954, pourtant si douloureusement vécue par Camus qui y fait à peine allusion, l’intervention soviétique en Hongrie en 1956, les événements de Mai 1958 avec le retour au pouvoir du général De Gaulle et l’avènement de la V République. Ils sont comme dans une bulle, dans laquelle on les perd un peu.
Il faut regarder de plus près le détail chronologique de ces lettres pour constater qu’elles commencent en 1944 par 21 lettres d’un monologue de Camus, sans les réactions de Casares. A partir de 1948, quand ils se retrouvent par hasard au Quartier Latin, les échanges n’ont pas toujours la même fréquence comme si chacun vivait sa vie parallèlement à l’autre. L’année 1950 marque, sans aucun doute, un climax dans leurs rapports amoureux, avec 275 lettres échangées et 1951 aussi, avec 90. Dans les années suivantes les fréquences oscillent entre 63 et 37, avec une reprise en 1957 (139). Dans les deux dernières années (1958 et 1959) on tombe à 37 et 48, ce qui traduit une baisse évidente dans l’élan de l’un vers l’autre, même si le bonheur suscité par une prochaine rencontre à Paris est encore vivace en décembre 1959.
Il est vrai que, pour Camus, on avait connaissance de cette passion (et d’autres, comme l’actrice Catherine Sellers à partir de 1956) grâce aux excellentes biographies de Herbert R. Lottman, Albert Camus (1985), d’Olivier Todd, Albert Camus, une vie (1999) ou de Virgil Tanase, Camus (2003) ou d’Alain Vircondelet, Albert Camus, fils d’Alger(2010) et pour Casares avec son autobiographie Résidence privilégiée (1980), où elle nous dit que Camus fut pour elle « à la fois père, frère, ami, amant et fils parfois ». Pourtant, la lecture de ces lettres nous apprend encore plus sur leurs deux personnalités, leurs états d’âme, leurs forces et leurs fragilités. La chair de ces messages si intimes confirme les données objectives des enquêtes érudites ou le récit subjectif par l’actrice.
La lecture de ces lettres nous offre une vision d’un Camus en proie à un doute existentiel permanent, conséquence d’une fatigue physique et morale qui l’asphyxie souvent, vivant dans une solitude angoissante qui ne l’empêche pas pourtant de travailler sans relâche à l’écriture de ses nouveaux livres et à sa passion du théâtre par la création de pièces ou l’adaptation au théâtre de textes célèbres. Il répète inlassablement à sa destinataire des confessions du genre : « Je suis comme vidé ce matin », « La vérité est que je suis gâteux, je me suis aperçu que je parlais tout seul » (1950), « Je suis en plein gâchis » ou « Je suis vide et creux », il se voit comme « une vieille barque que le flot, en se retirant, a abandonné sur une grève disgracieuse », « Je me sens terriblement seul avec mes responsabilités et mes malchances » (1953), « Je suis dans un triste état d’impuissance totale et de tristesse morose » (1954). En 1959, Camus évoque, de façon prémonitoire, à plusieurs reprises sa propre mort. Il écrit: « Je te suis pas à pas jusque dans la tombe ». Et dans ce qui sera son dernier message, le 30 décembre 1959, après l’avoir appelée « ma superbe. Je suis si content à l’idée de te revoir que j’en ris en t’écrivant » il convient d’un dîner le mardi suivant à Paris « disons en principe, pour faire la part des hasards de la route ». Toujours chez Camus ce mélange de bonheur et de drame…
C’est pourtant dans ces années de doute qu’il crée Les Justes au théâtre, en 1949, en confiant le rôle principal à Casares qui raconte dans des dizaines de lettres les péripéties de ces représentations. Il termine L’Homme révolté (1951), et commente les polémiques autour de ce texte, regroupe ses chroniques avec Actuelles (1953), envisage dès 1951 le grand livre que sera Le Premier Homme, sur lequel il revient souvent (il dit à son sujet: «le monstre que je ponds en ce moment» (1959) et achève La chute en 1955, dont on apprend que le titre initial était Le cri ! Il boucle les nouvelles de L’exil et le royaume (1957), prépare Caligula, adapte Les possédés. Casares est la réceptrice bienveillante et complice de ces projets, Camus lui expose ses doutes et ses décisions. Grâce à elle, nous entrons dans le secret de la genèse de ces œuvres, dans le laboratoire secret de leur élaboration. Elle l’encourage toujours à poursuivre son travail. Entre la fille de républicains espagnols exilés, après la guerre civile, et l’algérois installé à Paris mais nostalgique de la lumière de son pays natal, la complicité est totale, profonde, qui résiste à toutes les épreuves.
Entre eux explose une passion physique proclamée sur tous les tons. Il lui écrit : « Je t’embrasse ma belle terre, mon labour, mon clair regard » ou « ma brune, ma salée, je t’embrasse délicieusement, désireusement, amoureusement » « La vie sans toi, ce sont les neiges éternelles, avec toi, le soleil des ténèbres, la rosée du désert » (1951), « Mon cher, mon grand, mon bel amour », « Je t’embrasse ma secrète, mon éclatante. Je t’aime », « Depuis quinze ans tu n’as pas partagé ma vie, tu es ma vie », « Je t’embrasse encore et encore, sur toute ta peau d’été, et au creux des tempes où dort la tendresse » ou « toi, ma douce, ma protection, ma beauté, mon cher amour, aimée » (1958). On n’a pas l’habitude d’entendre Camus écrire ou parler ainsi !
A quoi elle répond, sur un ton encore plus lyrique: « Mon bel amour adoré, mon chéri, mon amour chéri, mon beau prince, mon très cher seigneur » ou « Je t’aime, je t’aime. J’attends. Viens vite »; « je t’aime, je t’adore, je te vénère, je d’idolâtre » ; « Je t’attends patiemment comme un tigre affamé attend sa nourriture dans sa cage » (1950) ou encore « Mon tendre, mon doux, mon lumineux amour ». On dirait étrangement qu’ils déclinent à l’avance La chanson des vieux amants (1993) de Jacques Brel et sa lancinante déclaration d’amour ! Et pourtant sur cette passion plane toujours la menace ou la réalité de son impossibilité: « Nous nous aimons comme s’aiment les trains qui recoupent leurs chemins dans les gares » écrit tristement Camus en 1951.
Après la mort de Camus (à l’âge de 46 ans), Casares fera, en 1976, un mariage de raison avec un vieil ami, André Schlesser. A la mort de ce dernier, en 1985, elle s’installera dans leur demeure d’Alloue et mourra en 1996, à l’âge de 76 ans, laissant à Catherine Camus le paquet de sa correspondance avec Camus, que lui avait offerte le poète René Char. Elle cédera à la Commune d’Alloue sa maison pour la transformer en Maison du Comédien. Confirmant par ces deux gestes que Camus fut le grand amour de sa vie et que c’était une femme généreuse. Elle qui fut une des plus grandes actrices de son temps, mais la trace des comédiennes de théâtre est fugace, alors que ses rôles au cinéma restent plus dans la mémoire collective (Les enfants du paradis, Les dames du Bois de Boulogne, La Chartreuse de Parme, Orphée). Le mérite de cette correspondance avec Camus est de nous restituer aussi une histoire passionnante du théâtre français de l’après-guerre à travers le récit détaillé et pittoresque, par Casares, de toutes ses aventures théâtrales et de tous les contacts qu’elle a eus avec les plus grands acteurs et directeurs de compagnie dont elle dresse des portraits savoureux.
C’est une lecture indispensable pour tous ceux, nombreux, qui cherchent à mieux connaître Camus au-delà de la figure figée dans un Prix Nobel officiel, le découvrant fragile, sensible, émouvant. Cette correspondance n’a rien de superficiel, elle complète les correspondances plus classiques, déjà publiées, où Camus échange, aux mêmes dates, avec des personnalités comme Jean Grenier (1981), René Char (2007), Pascal Pia (2011), Roger Martin du Gard (2013), Louis Guilloux (2013) ou André Malraux (2016).
C’est enfin une heureuse surprise de découvrir la vraie personnalité de Maria Casares, trop souvent réduite au rôle d’amante de Camus. En définitive, ce volume de lettres les réunit dans ce qui fut leur plus belle réussite, une passion impossible mais qui les porta pendant plus de 12 ans. C’est le grand mérite de Catherine Camus d’avoir eu le courage, l’audace et la volonté de publier ces lettres où , elle aussi, part à la recherche du vrai visage de son père.
Albert Camus-Maria Casares, Correspondance 1944-1959, Avant-Propos de Catherine Camus, Gallimard, 2017, 1300 p., 32 € 50 (22 € 99 en version numérique.
J'usqu’à la dernière lettre d’Albert Camus, le 30 décembre 1959 (il est mort dans un accident de voiture le 3 janvier 1960 avec Michel Gallimard), l’écrivain et la comédienne s’écriront des centaines de lettres, luttant ainsi contre l’absence (parfois plusieurs mois) et les séparations. Le temps des lettres est long, chaotique, douloureux : les lettres se perdent ou se croisent. C’est cette expérience du temps et l’épaisseur de l’absence que nous éprouvons en lisant ces lettres. On y sent la fatigue de s’écrire et la joie, parfois les incompréhensions, mais surtout la nécessité de faire barrage au silence par les mots et de reconnaitre une histoire d’amour hors normes, profondément libre : un amour éternel pour une lutte éternelle, la conscience de ne pas pouvoir changer la réalité, l’héroïsme à accepter l’autre tel qu’il est sans jamais vouloir le transformer, le sentiment de la reconnaissance mutuelle : « parce que c’était lui, parce que c’était moi ».
Extrait de la préface de Catherine Camus à la correspondance :
« Maria Casarès et Albert Camus se sont rencontrés à paris le 6 juin 1944 jour du débarquement allié. Elle a vingt et un ans, il en a trente. Maria, née à La Corogne en Espagne, était arrivée à Paris à 14 ans, en 1936, comme la plupart des républicains espagnols. Son père, Santiago Casarès Quiroga, plusieurs fois ministre et chef du gouvernement de la Seconde République espagnole, fut contraint à l’exil lorsque Franco prit le pouvoir.
Albert Camus, alors séparé de sa femme Francine Faure par l’occupation allemande, était engagé dans la Résistance. D’ascendance espagnole par sa mère, tuberculeux comme Santiago Casarès Quiroga, en exil aussi puisque originaire d’Algérie. En octobre 1944, lorsque Francine Faure peut enfin rejoindre son mari, Maria Casarès et Albert Camus se séparent. Mais le 6 juin 1948, ils se croisent boulevard Saint-Germain, se retrouvent et ne se quittent plus. Cette correspondance, ininterrompue pendant douze ans, montre bien le caractère d’évidence irrésistible de leur amour :
Nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes reconnus, nous nous sommes abandonnés l’un à l’autre, nous avons réussi un amour brûlant de cristal pur, te rends-tu compte de notre bonheur et de ce qui nous a été donné ?
Maria Casarès, 4 juin 1950
Egalement lucides, également avertis, capables de tout comprendre donc de tout surmonter, assez forts pour vivre sans illusions, et liés l’un à l’autre, par les liens de la terre, ceux de l’intelligence, du cœur et de la chair, rien ne peut, je le sais, nous surprendre, ni nous séparer.
Albert Camus, 23 février 1950
Comment ces deux êtres ont-ils pu traverser tant d’années, dans la tension exténuante qu’exige une vie libre tempérée par le respect des autres, dans laquelle il avait « fallu apprendre à avancer sur le fil tendu d’un amour dénué de tout orgueil », sans se quitter, sans jamais douter l’un de l’autre, avec la même exigence de clarté ? La réponse est dans cette correspondance. Merci à eux deux. Leurs lettres font que la terre est plus vaste, l’espace plus lumineux, l’air plus léger simplement parce qu’ils ont existé. »
Catherine Camus
Assistante à la réalisation : Louise Loubrieu Equipe technique : Pierric Charles et Emilie Couet
La Correspondance 1944-1959 d’Albert Camus et Maria Casarès est publiée chez Gallimard.
Découvrez également ici le livre audio, paru chez Gallimard
Dix jours après la publication du Figaro Magazine d'un carnet de voyage sur Alger, vieille cité méditerranéenne "à la mémoire longue", un double projet médiatique vient d'être réalisé et publié par des médias bretons, Le Télégramme et Tébéo TV, qui partent à la découverte de l'Algérie.
Dans son reportage, Le Télégramme démarre son périple à Oran sur les traces du célèbre auteur en 1947 de "La peste", Albert Camus, du grand couturier français Yves Saint Laurent ou du journaliste Jean-Pierre Elkabbach.
Après un baptême à Santa Cruz pour montrer que la deuxième ville d'Algérie a été dominée durant trois siècles par les Espagnoles et mettre en valeur, avec de la hauteur, les différentes facettes de sa beauté, le journal souligne que "le front de mer est un peu ce qu’est la promenade des Anglais à Nice".
"Les balades du soir sont animées au rythme du raï ou de variétés françaises et italiennes. A quelques foulées, la place d’Armes a gardé tous les vestiges de l’époque coloniale. L’hôtel de ville et ses deux lions de l’Atlas sculptés par Auguste Cain, en 1889", a-t-il écrit, soulignant sa caractéristique hospitalité.
Dans son périple et sur ses routes, le journaliste constate que "l’Algérie est en construction", avant d'arriver à Tlemcen qui, "par sa culture, son architecture arabo-mauresque, ottomane et occidentale, elle est une mosaïque d’influences".
"Les petites ruelles qui serpentent la vieille ville rappellent Grenade. L’art andalou est omniprésent. Il suffit de voir le patio de l’hôtel Zianide ou le palais el-Mechouar au cœur de ville, ainsi que la mosquée d’Abou Medyene", a-t-il expliqué, faisant un détour au marché "où l’art du caftan fait figure de modèle chez les plus aisés".
Dans ce voyage, Alger la Blanche "bordée de part et d’autre par de petites criques et de vastes plages" est incontournable et, "pour s’offrir la meilleure vue", le journal propose d'arpenter les dédales de la Casbah.
"Toujours en restauration, mais la promenade vaut le détour. Des terrasses, on domine la baie d’Alger. Le port et la grande mosquée. Le dôme de l’ancienne synagogue. Les bâtisses blanches du front de mer avec ses arcades. Là, rien n’a changé", décrit l'auteur de ce reportage donnant la même impression nostalgique du retour de Paul Verlaine à sa maison lorsqu'il écrivit son poème "Après trois ans" où rien n'avait changé à cette époque.
La promenade à Alger oblige le visiteur à revisiter l'histoire de cette ville méditerranéenne qui semble tourner son dos à la mer.
Le voyage se termine par un pèlerinage qu'il ne faut pas rater et pour retrouver encore une fois le chemin de Camus sur le site archéologique "majeur" de Tipasa, en bord de mer. Le même sujet a été abordé par la chaîne de télévision locale bretonne Tébéo TV qui, elle, était partie sur un magazine d'une trentaine de minutes à la recherche des Bretons.
Les mêmes facettes reviennent dans le reportage audiovisuel, "Les Bretons d'ailleurs : Algérie", avec l'histoire (ou success-story) de Bretons qui se sont installés en Algérie, business ou mariage mixte obligent. Ces Bretons racontent leur vie en Algérie, mentionnent la qualité des relations humaines "perdues en France" et recommandent même qu'il faut venir en Algérie pour débuter le business et puis le faire grandir, peut-être, ailleurs.
Albert Camus a rédigé des oeuvres incontournables. Acteur majeur du mouvement de l'Absurde, il se tient à dénoter le non-sens de la condition humaine et les causes menant à la révolte. Les romans et essais philosophiques, nouvelles et pièces permettent de faire le tour de sa pensée, avec sa peur de devenir indifférent à autrui, là où la solidarité reste indispensable. Aussi l'attachement aux lieux revient-il comme un autre thème récurrent.
Cette anthologie prend fort dans un volume certes épais, de mille cinq cents pages, mais souple et maniable. Elle reste indispensable.
Je vous livre mes pensées successives sur les oeuvres qui la composent.
L’Etranger, critique du 6 mai 2018 ***** Après sondage, Frédéric Beigbéder avait placé en tête cette nouvelle des plus grandes oeuvres littéraires. Dans son ouvrage intitulé Dernier inventaire avant liquidation il commente les cinquante oeuvres favorites des personnes interrogées. Je vais essayer d'être bref et de ne pas redire ce qui a été dit - et ben dit - avant moi. Cet homme étranger à tout, et avant tout à sa propre histoire, est effrayant et Camus décrit très bien, par la sécheresse de son style, la vacuité d'esprit de ce genre de personnes insoupçonnables capables de tout, aux dépens des autres et d'eux mêmes. Les paysages décrits et le style sont somptueux. Ca me donne envie de découvrir Alger. Dans cette vacuité et l'absurde, il y a des échos du film de Godard Pierrot le Fou, la légèreté en moins.
La Chute, critique du 5 mai 2015 4,5/5 Comme souvent, Camus sonde le for intérieur de personnages en marge, originellement ou qui le sont devenus. C'est le second cas qui est décrit en l'espèce, via un dialogue, qui vire souvent, en réalité au long soliloque qu'écoute le locuteur du protagoniste. Le lieu est glauque, et contraste avec sa vie antérieure. Ce qui le mène là est le centre de l'histoire. Une certaine fidélité à ce qu'il est le guide, bien que de manière contrainte, et c'est ce qui est découvert tout au fil de cette nouvelle. L'intrigue est fort bien menée. Les valeurs d'un homme mêlées de ses désillusions peuvent le mener bien loin. Voilà un classique qui mérite son "statut". Lu en juin 2001, relu pour l'occasion.
La Peste, critique du 30 juillet 2018 **** Un drame imprévu frappe au hasard, ce destin tombant au hasard de manière aveugle montre l'aspect absurde et révoltant de l'existence. C'est ce qui amène les personnages se sentant condamnées par cette catastrophe, en l'occurrence sanitaire, à se positionner de manière inattendue, à changer, et souvent à peu briller par la communication et l'entraide, quelques belles âmes se dévouant fort heureusement. L'âme humaine est ici sondée dans ses tréfonds, dans sa noirceur et ses instincts de survie, quelque fois beaux. Le style est alerte et le ton rude. L'analyse reste intéressante, malgré l'âpreté assumée de son traitement. Ce roman est suivi de la pièce L'Etat de siège, la scène se déplaçant de l'Oran des années 1940 à la Cadix médiévale.
Noces, critiques du 24 juillet 2018 **** L'attachement à un lieu, le respect affectueux à des usages qui y sont pratiqués, aux manières simples des gens modestes, à un certain dénouement, s'avère touchant. Le contraste entre les vestiges d'une civilisation disparue et la présence de petites gens du désert se réunissant pour une cérémonie intrigue autant qu'il émeut, et c'était bien l'effet recherché, semble-t-il.
Discours de Suède, critique du 14 juillet 2018 ***** Surpris de recevoir le Prix Nobel de littérature, Albert Camus ressent le besoin de se justifier. S'il avait cru que la récompense aurait primé l'auteur d'une oeuvre plus aboutie et étoffée, alors que la sienne reste en cours de construction, il croit bon revenir sur sa conception du rôle de l'écrivain et sa propre posture artistique. L'écrivain doit participer de la liberté, notamment d'expression, là où elle est bafouée par des régimes autoritaires pratiquant censure et arrestations politiques, et venir en aide aux plus fragiles en se faisant leur porte-parole. C'est pourquoi il croit bon régulièrement pratiquer son travail artistique dans la solitude, nécessaire à la réflexion. Il développe ces points dans le texte d'un discours qui doit rester synthétique. Si ce dernier contient des passages obligés, les arguments détiennent le mérite d'apparaître convaincants et l'humilité de la posture à saluer infiniment. Il s'avère important.
Lettres à un ami allemand, critique du 31 janvier 2010 ***** Le bon sens et la raison désarment le pire barbare. Albert Camus explique aux Nazis, par une logique, apparemment simple, implacable, qu'ils ont abandonné leurs repères, au profit d'un amour devenu irrationnel et sanguinaire de leur Nation. L'auteur prêche pour l'humanisme et le patrimoine commun de l'Europe, thèmes qui me sont chers. C'est pourquoi cette lecture a, pour moi, été très forte. Au-delà de l'émotion, l'efficacité de l'argumentation verbale face à la violence bestiale ayant abandonné sa raison utilise les outils symétriques pour désarmer l'abject ennemi. L'importance de ce texte est inversement proportionnelle à sa longueur. La concision du style le rend d'autant plus limpide et dense.
L’Envers et l’endroit, critique du 15 juillet 2015 **** Albert Camus, dans cette série de courts essais et l'assez longue introduction qui la précède, fait état de son appétence pour la misère, de son empathie pour les vieilles personnes qui souhaitent continuer à faire partie de l'humanité, de son incompréhension partielle face aux aspects superficiels du succès. Son isolement dans un pays pauvre et désertique l'a conduit vers l'indifférence, un travers qui persiste et contre lequel il lutte, chez les autres comme chez lui-même. Ces témoignages d'éloignement et d'attachement des personnes modestes ne brillent pas toujours en la forme mais donnent déjà un cap de pensée et contribuent à fixer les orientations de toute une oeuvre, là où il s'agit justement de tous premiers écrits.
Les Justes, critique du 13 janvier 2006 Je trouve cet ouvrage essentiel pour étayer une réflexion en science politique ou en relation internationale. Il montre que la violence ne mène à rien, jamais, pas même en politique et que ceux qui s'y prêtent sont mus par une rage déconcertante, même si elle se trouve justifiée, car il s'agit alors de gens fragiles, à moins qu'il s'agisse de doctrinaires sadiques. Les Mains sales ressemblent pas mal à cette pièce. Qui a influencé l'autre ?
Caligula, critique du 6 mai 2005 ***** Allier tyrannie et bon plaisir : c'est le lot de bon nombre de dictateurs, pas seulement de l'Antiquité, mais que Caligula a poussé à l'extrême. Le style, bref et concis, de Camus est magnifique : j'aime les extrêmes, Camus et Proust. L'absurde est ici au service de l'humanisme et de la démocratie, l'Antiquité servant de cadre métaphorique universel, ainsi que l'Etranger. A coupler avec les Lettres persanes de Montesquieu. Un concentré jouissif de bonheur. Un bijou.
Le Mythe de Sisyphe, critique du 12 novembre 2011 **** Vivre sans Dieu et s'interroger sur le sens de la vie, en analysant ses contradictions, amène tard à des paradoxes indépassables. Faire l'autruche ou la quitter en seraient deux échappatoires, pour faire très simple. Cet essai, subtil et clinique, est brillant, ardu et sombre. S'il n'est pas véritablement plaisant, en ce qu'il dresse un bilan désabusé de la condition humaine, le recul qu'il amène à prendre n'est pas vain.
L’Etat de siège, critique du 24 juillet 2018 ; 4,5/5 Le gouverneur de Cadix tient à ses habitudes, à l'ordre établi, et met tout en place pour qu'ils soient conservés religieusement au détail prêt, afin que tout soit prévu. Mais un événement imprévu vient troubler ses plans, car la Peste, incarnée en un homme aidé de sa secrétaire, arrive pour prendre le pouvoir, montrant que toutes et tous n'ont pas d'autre choix que de lui obéir. Commence alors une réflexion par l'absurde sur le caractère absurde des régimes totalitaires qui suppriment des vies de manière arbitraire, en prétendant remettre de l'ordre dans la vie des gens. Car est mise en place une vraie technocratie de la terreur, avec ses incohérences, une brutalité et une froideur assumée. Le ton est solennel, voire grandiloquent. Jules l'a trouvé trop didactique, là où je pense qu'on ne l'est jamais assez, et une réflexion sur la démocratie en vaut bien la peine, y compris voire surtout quand elle est menée par l'absurde. Cette pièce est directement inspirée de son roman La Peste, correspond peu ou prou à une commande de Jean-Louis Barrault, qui voulait la mettre en scène, et qui n'a finalement pas participé à la rédaction, mais qui l'a inspirée. Elle reste très intéressante.
Le Malentendu, critique du 23 novembre 2011 ; 4/5 Ne pas assez se parler, ne pas dire qu'on s'aime, la réalisation d'instincts primaires peut aboutir à de douloureuses outrecuidances. Telle est, peu ou prou, la morale de cette courte pièce, écho supplémentaire aux Justes, à Caligula et aux oeuvres d'Eugène Ionesco.
L’Homme révolté, critique du 24 juillet 2018 ; 4,5/5 L'amour du prochain, le constat de l'injustice de divinités ou d'un dieu unique, l'amertume face à la condition humaine condamnée à une vie fatalement ponctuée par la mort, un certain pour le romantisme, parfois pour une misanthropie de perfection de ses prochains constituent autant de déclinaisons des causes de la révolte. Albert Camus procède de manière fort utile à un inventaire littéraire et philosophique propre à (se) rendre compte du caractère protéiforme tant de ses raisons que de ses manifestations. Cet ouvrage relève donc de la philosophie, bien qu'une bonne part de ses matériaux empiriques s'avèrent de nature littéraire. Il permet de prendre du recul sur un phénomène et d'en apprendre beaucoup par de brillantes mises en perspectives. Il nécessite d'être médité pour être pleinement apprécié. Ca ne se lit pas "comme un roman".
Le Premier homme, critique du 14 mai 2008 ; 4,5/5 La recherche d'informations sur son père que le narrateur n'a pas connu l'invite à retracer son enfance, en la transcendant, en sublimant les menus détails qui l'ont rendu heureux, les douleurs qui l'ont aidé à mûrir, et sans jamais - merci et bravo ! - être misérabiliste. Son habituel style sec, ses descriptions apparemment rudes sont emplies d'émotions, de légèreté. Quel curieux mélange, si saisissant ! Quelle découverte ! Voilà un beau livre sur l'enfance, la tolérance et la pauvreté.
L’Exil et le royaume, critique du 30 juillet 2018 **** Ce recueil de nouvelles posent les interrogations relative au sens de l'existence, à l'absurde de ses contraintes et contradictions, des choix qu'elle conduit à faire, ses sources d'amertume et d'espoir. Ces courts écrits servent de condensés à ses pensés. Il s'avèrent donc intéressants et utiles.
« Il » c’est Albert Camus. « Elle » c’est Maria Casarès.
Ces phrases sont extraites du roman vrai de Florence M.-Forsythe « Tu me vertiges », « l’amour interdit de Maria Casarès et Albert Camus » (« Le Passeur »).
Roman d’une intelligence et d’une recherche rares, d’un intérêt fort, beau texte efficace de l’amie intime de Maria Casarès, qui a précédé l’an dernier la parution de la correspondance des deux artistes.
A lire en cet été méditerranéen en suivant la géographie de leur amour de Paris à Tipasa.
Maria Casarès était la fille de Santiago Casarès-Quiroga, ministre de la République espagnole avant la prise du pouvoir du général Franco. Son père fut emprisonné à la Carcel Modelo : « ce n’était plus mon père, mais un squelette vivant, la peau décharnée, les yeux exorbités, vides, effrayés ». Son père fut effacé de tous les registres d’état civil en Espagne, par le fascisme franquiste.
Arrivée en France à 14 ans en 1936, Maria Casarès, entrée au Conservatoire national supérieur de Paris, sera la très jeune partenaire de Jean-Louis Barrault dans le film culte sorti en 1945 « Les Enfants du Paradis ».
Pendant la seconde guerre mondiale elle va connaître la Cour du Louvre transformée en champ de topinambours pour étancher la faim qui taraude les parisiens, l’ersatz de café en orge moulu !
C’est dans ces temps sombres et mortifères pour les français qu’elle rencontre, en 1944, chez des amis communs à Paris, Albert Camus, dont la femme est restée en Algérie : « des millions d’hommes meurent, s’entretuent. Certains de nos proches, nous savons que nous ne les reverrons peut-être jamais et pourtant nous pouvons aussi être heureux. On continue à exister, à faire du théâtre, à s’amuser dans des fêtes. A être dans la vie comme vous, Maria ». L’Absurde camusien.
C’est l’époque où Sartre déclare à Camus : « Un petit bout, plus un petit bout, plus un petit bout plus…cela fait une cigarette à griller ». Maria Casarès dira à Camus : « tu n’apprécies pas Sartre et Beauvoir ». Et Camus de lui répondre : « j’ai du mal avec les personnes à système ».
Camus, elle le trouve « bel homme, bouche sensuelle, yeux gris-vert brillants de malice, et des épaules frondeuses faites pour vous envelopper ». « Il est très intelligent et surtout il sait rendre les autres intelligents. C’est rare et précieux », dira-t-elle de lui plus tard.
Et c’est un amour partagé : « avec lui je sens palpiter quelque chose ». « Cependant l’amour ne la rend pas obstinément aveugle. Elle veut aussi savoir ce qui se passe réellement, quand les Alliés ontils débarqué ? »
Camus n’appartient pas au même monde qu’elle : « chez nous, Maria il n’y avait pas de livres. Ce n’était pas comme chez toi. Dans l’appartement de ma grand-mère il n’y avait pas l’électricité ». Lorsqu’il reçoit, élève , son professeur : « il est arrivé et a vu où je vivais, dans la misère et j’avais honte ».
Le 24 juin 44 c’est la générale de la pièce écrite par Camus et qu’elle joue : « Le Malentendu ». Les collaborationnistes sont dans la salle pour organiser le chahut. Pour eux Camus sent le soufre ! Le journaliste de « Je suis partout » (que le poète Robert Desnos intitule « Je chie partout ») est là. Camus écrit pour le quotidien clandestin de la Résistance « Combat ». Casarès veut rentrer dans la Résistance, dans le réseau de Camus. Camus lui dit : « tu t’engages en défendant ma pièce ».
Quand Francine, sa femme le rejoint à Paris, Camus trouve impensable de se séparer de Maria. « Tu m’es essentielle ». « On pourrait partir tous les deux au Mexique ». Mais pour Maria Casarès « partir loin des siens, et lui appartenir, ne plus être indépendante, ne pas se suffire à elle-même, ce serait un enfermement ». « Jamais je ne te demanderai de quitter ta femme pour moi ». Mais « à 22 ans je pourrais aussi espérer des enfants, pourquoi pas ? » Le 5 novembre 44 dans un dîner chez l’éditeur Gaston Gallimard, c’est la rencontre du trio : « Francine je te présente Maria », « Maria je vais faire danser Francine, cela lui fera plaisir ».
Et pendant ce temps- là Aragon, Eluard, Sartre et Beauvoir se sont érigés en « vengeurs de l’épuration » des collabos alors que comme le pense Camus, « Sartre et Beauvoir n’ont pas brillé, que je sache, par leur implication dans la Résistance ».
Septembre 1945 au café Bonaparte à Saint Germain des prés Maria Casarès décide : « toi et moi c’est terminé. Tu es le père de 2 enfants ». « Nous ne sommes pas un vrai couple. Et ce qui t’est interdit par la morale bourgeoise à laquelle tu réponds, c’est de quitter ta femme ». « Je te demande de ne pas insister. De ne pas chercher à me revoir. Jamais ».
Ils se quittent et ce n’est qu’en juin 48 que Maria, en allant au cinéma, croisera Camus « le cœur battant la chamade » après « les liaisons éphémères, le vide, le tournis, le whisky ». Camus parle encore de sa femme : « Francine me soucie, elle est fragile, elle a besoin de moi ». Mais c’est toujours la passion ; un pneumatique envoyé : « tu me vertiges ».
Camus continue de se battre « pour les droits de l’homme, les démocraties, pour un journalisme critique et humaniste ». Il donne en octobre « Etat de siège », devant le chef en exil de la République espagnole Negrin, Santiago Casarès, Vincent Auriol, Marguerite Duras, François Mitterrand, Picasso, Elsa Triolet. Maria Casarès joue la mort avec Jean Marais dans le film de Jean Cocteau « Orphée ».
Au printemps 49 Camus explose : « j’étouffe entre ma belle-mère et les enfants. Je rêve d’une île déserte…et surtout de tranquillité ». « Francine a besoin de moi. Francine sait bien que nous sommes ensemble. C’est plutôt sa mère et l’une de ses sœurs qui ont défendu que l’on prononce ton nom à la maison ».
1952 Camus essuie une campagne de Sartre et des sartriens contre lui. Ses pourfendeurs parlent d’ « une certaine inconsistance de sa pensée indéfiniment plastique et malléable ».
Il arrive à Maria Casarès de mettre les choses au point quant à leur relation, car Camus se montre jaloux : « tu n’as aucun droit d’être possessif. Est-ce que je t’empêche de faire quoique ce soit ?... Grandis. Je ne suis pas ta mère ».
En 53 Maria Casarès fait le voyage vers l’Algérie : « je tenais absolument à aller à Tipasa. Je marchais dans les ruines et j’avais l’impression de sentir ta présence ». Et Camus étant absent : « j’aurais tant aimé te montrer ma ville ».
Camus journaliste à l’Express est accaparé par l’Algérie quand les « évènements » s’accélèrent dans la colonie française. Maria Casarès tourne avec le TNP de Jean Vilar en URSS, aux USA, en Amérique latine.
Le couple se déchire. Camus : « à la maison il a été décidé par ma belle- sœur que nos deux noms ne devraient pas être ensemble sur l’affiche de « Requiem pour une nonne ». J’aimerais éviter que Francine subisse à nouveau des électrochocs ! ». Maria en parlant de la comédienne Catherine Sellers : « Et çà ne dérange pas ta belle-sœur que tu couches avec elle et qu’elle soit sur l’affiche avec toi ».
En octobre 57 Camus reçoit le prix Nobel de littérature et Maria et Francine s’exclament chacune de leur côté : « c’est merveilleux mon chéri ! ».
Camus et Casarès avaient rendez-vous le 4 janvier 1960. Camus meurt ce jour- là dans un accident de voiture : « pourquoi cette injustice ? Pourquoi me l’avez-vous pris ? »
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