Pour les moins endurants à 1300 pages de lettres… et qui ont une certaine curiosité pour la relation amoureuse d’Albert Camus et Maria Casarès, le roman de Florence M.-Forsythe, Tu me vertiges (Le Passeur, 2017) vient de paraître en collection de poche en 2018…
Dans son article du 9 mars 2018 dans Diacritik, Jean-Pierre Castellani a rendu compte avec doigté de la correspondance Albert Camus/Maria Casarès publiée par Gallimard. Il distingue bien entre les lecteurs happés par la notoriété des protagonistes et un peu voyeurs de ceux qui n’ont pas un goût prononcé pour les correspondances amoureuses. Il faut sans doute avoir une passion pour Camus ou pour Casarès pour venir à bout de ces 865 lettres sans en sauter aucune. Côté admiration sans faille – c’est Camus et Casarès, excusez du peu ! – le début de l’article d’Estelle Lenartowicz dans L’Express du 3 décembre 2017, donnait le ton : « La sublime correspondance entre Albert Camus et Maria Casarès dévoile au grand jour la puissance d’un amour extraordinaire, resté « pur et dur comme la pierre » pendant plus de quinze ans ».
Du 6 juin 1944, première rencontre à Paris, chez Michel Leiris, à l’occasion de la lecture d’une pièce de Picasso, jusqu’au 30 décembre 1959, où l’écrivain envoie à Maria Casarès un message fixant un prochain rendez-vous à Paris, à son retour de Lourmarin, peut-on dire que ce sont des amants clandestins puisque tout le monde est au courant de leur relation ?
Il suffit de lire les biographies d’Herbert R. Lottman, Albert Camus, en 1985 et d’Olivier Todd, Albert Camus, une vie, en 1999. Maria Casarès, elle-même, parle, dans son autobiographie en 1980, de « secret de polichinelle ». Les camusiens se délecteront de la découverte d’un Camus un peu différent de ce qu’ils imaginaient mais que les biographies ont déjà, il faut le dire, bien croqué.
Jean-Pierre Castellani écrit très justement : « Il s’engage entre eux un dialogue permanent, fait de rebondissements successifs, une course effrénée pour se retrouver, dans une sorte de ping-pong dramatique au sens théâtral du terme, un huis clos. Ce discours amoureux obsessionnel et quelque peu répétitif est celui de l’attente fervente plus que de la plénitude comblée (…) On a l’impression que les deux amants vivent en dehors du temps historique, mouvementé, de ces années: guerres extérieures, dont celle d’Algérie, à partir de 1954, pourtant si douloureusement vécue par Camus qui y fait à peine allusion, l’intervention soviétique en Hongrie en 1956, les événements de Mai 1958 avec le retour au pouvoir du général De Gaulle et l’avènement de la Vè République. Ils sont comme dans une bulle, dans laquelle on les perd un peu ».
Dans le déroulé chronologique de cet échange, le critique note des périodes de monologue de Camus puis d’échanges plus fusionnels et une baisse notable dans la fréquence et dans la forme après 1951 : « Dans les deux dernières années (1958 et 1959) on tombe à 37 et 48, ce qui traduit une baisse évidente dans l’élan de l’un vers l’autre, même si le bonheur suscité par une prochaine rencontre à Paris est encore vivace en décembre 1959 ».
Dans son étonnante et déroutante autobiographie, Résidente privilégiée, chez Fayard en 1980, Maria Casarès livre des pages qui m’apparaissent (231-255) plus belles que n’importe quelle lettre, se libérant enfin du « silence » et de « l’interdiction qui (l)’ont tenue si longtemps muette devant quiconque parlait librement devant moi, louant ou attaquant celui qui m’a faite ». Elle raconte longuement cette année 1944, où il n’y a, dans le volume de correspondances, aucune lettre d’elle : « Et dans la compréhension et l’estime mutuelles, fiers l’un de l’autre, nous nous portions l’un l’autre, nous nous poussions l’un l’autre, et nous brûlions à qui mieux mieux ces jours qui, ensemble, nous étaient donnés, et nous riions et nous nous tourmentions ensemble, ou l’un l’autre, et nous dansions, et nous nous entredéchirions allègrement, et nous nous exaltions mutuellement à qui mieux mieux, et tout cela dans une parfaite innocence, dans la liberté royale volée au temps, comme deux rejetons issus d’une même branche et sans autre appartenance que l’arbre qui les portait, forts l’un et l’autre d’une décision prise de part et d’autre, celle de brûler dans cette approche en feu de vie, l’un comme l’autre, les jours qui nous restaient à vivre ensemble jusqu’à… la fin de la guerre ».
Et plus loin, en italiques : « Nous avons vécu de magnifiques heures en 1944 – Mais elles ont été longtemps, et même après notre réunion, traversées par l’orgueil de part et d’autre. C’est ainsi que Camus expliquait notre premier échec – l’amour d’orgueil a sa grandeur – mais il n’a pas la certitude bouleversante de l’amour-don ». En écho, dans une lettre de 1951, Camus écrit : « Nous nous aimons comme s’aiment les trains qui recoupent leurs chemins dans les gares ».
Lorsqu’on évoque cet amour, on oublie souvent que Maria Casarès fut l’une des très grandes actrices de son temps tant au théâtre qu’au cinéma, pour ne garder d’elle qu’une expression, « le grand amour de Camus ». Comme l’écrit encore J-P. Castellani : « Le mérite de cette correspondance avec Camus est de nous restituer aussi une histoire passionnante du théâtre français de l’après-guerre à travers le récit détaillé et pittoresque, par Casarès, de toutes ses aventures théâtrales et de tous les contacts qu’elle a eus avec les plus grands acteurs et directeurs de compagnie dont elle dresse des portraits savoureux ».
Justement, le roman de Florence M-Forsythe, accessible désormais en poche, Tu me vertiges – L’amour interdit de Maria Casarès et Albert Camus offre une fiction-document par une femme du théâtre et amie de Maria Casarès. On notera déjà que la correspondance chez Gallimard choisit l’ordre des noms « Albert-Camus – Marie Casarès » et ce n’est sans doute pas uniquement une question d’ordre alphabétique… – là où Florence Forsythe note en sous-titre, Maria Casarès et Albert Camus, donnant le premier rôle à la jeune femme.
Comédienne, metteure en scène, auteure, cette écrivaine a été partie prenante de nombreuses créations et de projets culturels. Côté livre, outre une participation à un livre sur les enfants Brontë, elle a collaboré à L’Histoire de la passion amoureuse (Le Félin/ Philippe Lebaud). Elle a écrit, Maria Casarès, une actrice de rupture (Actes Sud, 2013). Deux années auparavant, elle avait soutenu une thèse de Doctorat à Paris III – Sorbonne Nouvelle sur « Maria Casarès, recherches et métamorphoses d’une comédienne ». Elle a également écrit des articles sur l’actrice. Elle publie le 24 décembre 2017 sur le site The Dissident, une étude « Camus et l’amour » qui, de mon point de vue, vient en complément de son roman.
A la question que lui pose Charlotte Meyer (The Dissident, 10-10-2017) sur le pourquoi/comment de ce roman, Florence Forsythe répond : « (…) Casarès, d’origine espagnole, a été l’une des plus grandes tragédiennes du XXe siècle en France. Et elle a joué des rôles sous la direction de metteurs en scène majeurs de la modernité : Vilar, Cocteau, Lavelli, Chéreau, et bien d’autres. Elle est l’interprète d’Albert Camus, de Jean Genet, qui la voit comme LA comédienne de son théâtre, de Bernard-Marie Koltès, qui lui écrit des pièces. Le chorégraphe Maurice Béjart imagine même des ballets pour elle, présentés dans la Cour d’honneur du Palais des papes au Festival d’Avignon. J’ai découvert Maria Casarès à Lyon dans Britannicus de Racine au théâtre des Célestins. Il se passait quelque chose de différent des autres acteurs dans sa présence scénique. Elle était plantée là, comme une sorte de colonne, autour de laquelle se dégageait une vibration, en même temps qu’elle semblait enracinée dans la terre. Il y avait chez elle quelque chose d’un peu comparable à la sculpture L’Homme qui marche de Giacometti. Je me souviens de le lui avoir dit, et elle n’avait pas nié la comparaison. Maria avait une présence tellurique. Et puis une voix surtout, une voix à part, profonde, qui venait de très loin. Il y avait en elle l’écho de la rencontre de deux langues et cultures, l’espagnol et le français, qui ne se mêlaient pas mais cohabitaient et la traversaient. Je voulais témoigner de cette actrice, qu’on ne l’oublie pas.
Elle m’avait parlé de son histoire avec Camus. Une histoire belle, douloureuse, c’est vrai, mais passionnée, interdite puisque Camus était marié. Leur passion était connue à l’époque dans le Tout-Paris intellectuel. Maria évoquait très peu cette relation. Jusqu’à ce jour où elle est venue me voir en me disant : « Aujourd’hui, on va parler de Camus ! » Et on en a discuté durant l’après-midi entier. On se connaissait bien, et ce qui était extraordinaire, c’était sa façon de le faire exister comme s’il était vivant. Elle avait une manière de raconter son histoire très pudique, simple, mais magnifique. (…) Vingt ans après la mort de Maria, j’en ai parlé à mon éditeur Christophe Rémond, qui a été très enthousiaste. Ce livre a été écrit avec ce que Maria m’avait dévoilé et ce que je savais sur cette période. Ce qui était important, à mes yeux, c’était que la relation entre ces deux êtres qui se sont rencontrés et aimés ne soit ni abîmée ni niée ».
Organisé en trois parties – États d’urgence, Sur le fil et L’amour, un peu plus loin – le roman s’attarde longuement sur les années de la guerre, celles où justement se vit cet amour dans ses deux premières parties, les ¾ du roman. Il y a beaucoup de dialogues entre Camus et Casarès mais aussi entre d’autres personnages, tous repris de personnes réelles. Ces dialogues sont entrecoupés de narrations qui font le lien entre les séquences privilégiées et des descriptions très gestuelles. Tout est daté avec précision. Un très beau passage, presqu’à la moitié du roman est une longue interrogation de Maria sur son amour, sur ce qu’elle est, sur son avenir. Les trois dernières pages, d’une grande sobriété, relatent l’annonce par une amie de la mort accidentelle de l’écrivain : l’effondrement, les souvenirs et le regain de vie : bel hommage à la force de vie qui était la sienne. On retrouve beaucoup de détails, de paroles, de souvenirs que l’on peut lire dans Résidente privilégiée. Tu me vertiges ne dispense pas de la lecture de la correspondance mais l’annonce en légèreté : une vraie lecture d’été… Une femme solaire et déterminée le surplombe de la première à la dernière page.
Florence M.-FORSYTHE, Tu me vertiges – L’amour interdit de Maria Casarès et Albert Camus, Le Passeur éditeur poche, avril 2018, 448 p., 8 € 50
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La correspondance privée des écrivains a mauvaise presse, tant auprès des éditeurs qui la considèrent, en général, comme peu rentable commercialement, qu’aux yeux du grand public qui n’y voit, au mieux qu’un intérêt anecdotique très relatif, au pire comme une sorte de voyeurisme douteux. Entrer de la sorte dans un circuit intime dont il semble exclu en principe lui semble être du ressort de la frivolité. Pourtant, en 2016, Lettres à Anne, le recueil des lettres de François Mitterrand à Anne Pingeot, a connu un grand succès de librairie, dont on peut tirer la leçon que l’accueil à ce genre de textes dépend aussi de la personnalité de ceux qui les signent, ici un Président de la République important dans l’histoire politique de la France, et de la qualité proprement littéraire de ces lettres, unanimement reconnu à celles de Mitterrand.
En 2017, la publication par Catherine Camus aux éditions Gallimard de la volumineuse correspondance échangée entre son père, Albert Camus et la comédienne Maria Casares – 865 lettres, réunies dans un volume de 1300 pages – trouve un écho surprenant qui confirme le phénomène observé avec Mitterrand. En effet, depuis le 6 juin 1944, date de leur première rencontre à Paris, chez Michel Leiris, à l’occasion de la lecture d’une pièce de Picasso, jusqu’au 30 décembre 1959, où l’écrivain envoie à son amante un message fixant un prochain rendez-vous à Paris, qui n’aura jamais lieu, suite à la disparition tragique de Camus dans un accident de voiture, le 4 janvier 1960, Camus et Casares sont non seulement des amants clandestins mais ils s’adressent des centaines de lettres, poussés l’un et l’autre par une authentique frénésie épistolaire. Au point de s’écrire plusieurs fois par jour, à certains moments de leur vie. Ce qui peut sembler saugrenu aujourd’hui où la lettre papier a pratiquement disparu, remplacée par les textes brefs et immédiats que sont les courriers électroniques, les SMS, les messages vocaux.
Cet ensemble hybride, entre lettre traditionnelle, journal intime, récits de voyages ou exaltation lyrique du désir, constitue, en définitive, le roman d’une relation érotique intense que l’on n’attendait pas a priori de Camus, considéré certes comme un séducteur mais aussi comme un homme réservé et peu enclin aux confidences personnelles, et davantage de Casares, connue comme une actrice au tempérament fougueux. Le fait que ces lettres soient croisées leur donne un aspect théâtral qui convient bien aux deux: dans cette décennie, en effet, Camus se consacre beaucoup à l’écriture ou à l’adaptation de pièces de théâtre tandis que Casares entame une carrière sur les planches qui va faire d’elle une des plus grandes actrices de sa génération.
Quand ils se connaissent, elle a 21 ans et lui 30. Camus vit seul à Paris car son épouse est restée à Oran, il sort d’une activité de journaliste résistant à Combat, et se lance dans l’aventure du Combat libre avec Pascal Pia, c’est un écrivain déjà connu par la publication récente de L’envers et l’endroit (1937) L’Étranger (1942), il fait partie du Comité de lecture des éditions Gallimard, il a donc un statut éminent de romancier et d’intellectuel. Casares, de son côté, commence une carrière de comédienne qui s’annonce prometteuse. En 1948, date du début réel de leur relation, il vient de connaître un immense succès avec La Peste en 1947. Elle joue dans L’état de siège à partir d’octobre 1948.
Ils vont vivre, à partir de cette année, une relation passionnée, en même temps que lui couronnera sa carrière avec le Prix Nobel de Littérature en 1957 et elle la sienne par sa participation à la troupe de la Comédie Française puis du TNP de Jean Vilar, consécration suprême pour une actrice. Tous deux parcourent le monde, lui pour donner des conférences, elle pour des tournées théâtrales triomphales. Il s’engage entre eux un dialogue permanent, fait de rebondissements successifs, une course effrénée pour se retrouver, dans une sorte de ping-pong dramatique au sens théâtral du terme, un huis clos. Ce discours amoureux obsessionnel et quelque peu répétitif est celui de l’attente fervente plus que de la plénitude comblée.
Á cet égard, on peut regretter l’absence d’une chronologie précise de leurs rencontres au long de ces années. Les lettres sont souvent vagues, séparées de plusieurs mois entre elle par de mystérieuses coupures, et ne permettent pas au lecteur de suivre dans le détail les circonstances de leurs rendez-vous, nombreux mais forcément compliqués, à cause des contraintes de Camus : familiales avec une épouse dépressive, la naissance de ses enfants Catherine et Jean, en 1945, le poids de ses multiples retraites, provoquées par une santé fragile. Il se soigne de ses ennuis pulmonaires dans différents lieux comme Cabris près de Cannes, Planet en Haute Savoie, L’île-sur-Sorgue et d’autres encore, d’où il écrit sans cesse à son amoureuse. A la liberté enthousiaste et généreuse de Casares, s’opposent les hésitations d’un Camus rongé par la culpabilité de l’époux infidèle et les aléas d’un état de santé qui l’affaiblit depuis l’âge de 17 ans. Certes, un remarquable appareil de notes de bas de pages fournit des renseignements détaillés sur toutes les personnes nommées, les faits évoqués et les œuvres citées dans toutes ces lettres qui se réfèrent sans cesse à l’activité littéraire, éditoriale, théâtrale de l’époque. Si un index très documenté des personnes et des œuvres précise, en fin de volume, ces notes éparpillées au fil des jours, on aurait aimé une synthèse chronologique, avec des repères clairs, qui reconstituerait de façon objective ce que le désordre fébrile des échanges ne permet pas, comme cela fut proposé par Gallimard à l’occasion de la publication de la correspondance entre Camus et René Char (2007).
Ici, on a l’impression que les deux amants vivent en dehors du temps historique, mouvementé, de ces années: guerres extérieures, dont celle d’Algérie, à partir de 1954, pourtant si douloureusement vécue par Camus qui y fait à peine allusion, l’intervention soviétique en Hongrie en 1956, les événements de Mai 1958 avec le retour au pouvoir du général De Gaulle et l’avènement de la V République. Ils sont comme dans une bulle, dans laquelle on les perd un peu.
Il faut regarder de plus près le détail chronologique de ces lettres pour constater qu’elles commencent en 1944 par 21 lettres d’un monologue de Camus, sans les réactions de Casares. A partir de 1948, quand ils se retrouvent par hasard au Quartier Latin, les échanges n’ont pas toujours la même fréquence comme si chacun vivait sa vie parallèlement à l’autre. L’année 1950 marque, sans aucun doute, un climax dans leurs rapports amoureux, avec 275 lettres échangées et 1951 aussi, avec 90. Dans les années suivantes les fréquences oscillent entre 63 et 37, avec une reprise en 1957 (139). Dans les deux dernières années (1958 et 1959) on tombe à 37 et 48, ce qui traduit une baisse évidente dans l’élan de l’un vers l’autre, même si le bonheur suscité par une prochaine rencontre à Paris est encore vivace en décembre 1959.
Il est vrai que, pour Camus, on avait connaissance de cette passion (et d’autres, comme l’actrice Catherine Sellers à partir de 1956) grâce aux excellentes biographies de Herbert R. Lottman, Albert Camus (1985), d’Olivier Todd, Albert Camus, une vie (1999) ou de Virgil Tanase, Camus (2003) ou d’Alain Vircondelet, Albert Camus, fils d’Alger(2010) et pour Casares avec son autobiographie Résidence privilégiée (1980), où elle nous dit que Camus fut pour elle « à la fois père, frère, ami, amant et fils parfois ». Pourtant, la lecture de ces lettres nous apprend encore plus sur leurs deux personnalités, leurs états d’âme, leurs forces et leurs fragilités. La chair de ces messages si intimes confirme les données objectives des enquêtes érudites ou le récit subjectif par l’actrice.
La lecture de ces lettres nous offre une vision d’un Camus en proie à un doute existentiel permanent, conséquence d’une fatigue physique et morale qui l’asphyxie souvent, vivant dans une solitude angoissante qui ne l’empêche pas pourtant de travailler sans relâche à l’écriture de ses nouveaux livres et à sa passion du théâtre par la création de pièces ou l’adaptation au théâtre de textes célèbres. Il répète inlassablement à sa destinataire des confessions du genre : « Je suis comme vidé ce matin », « La vérité est que je suis gâteux, je me suis aperçu que je parlais tout seul » (1950), « Je suis en plein gâchis » ou « Je suis vide et creux », il se voit comme « une vieille barque que le flot, en se retirant, a abandonné sur une grève disgracieuse », « Je me sens terriblement seul avec mes responsabilités et mes malchances » (1953), « Je suis dans un triste état d’impuissance totale et de tristesse morose » (1954). En 1959, Camus évoque, de façon prémonitoire, à plusieurs reprises sa propre mort. Il écrit: « Je te suis pas à pas jusque dans la tombe ». Et dans ce qui sera son dernier message, le 30 décembre 1959, après l’avoir appelée « ma superbe. Je suis si content à l’idée de te revoir que j’en ris en t’écrivant » il convient d’un dîner le mardi suivant à Paris « disons en principe, pour faire la part des hasards de la route ». Toujours chez Camus ce mélange de bonheur et de drame…
C’est pourtant dans ces années de doute qu’il crée Les Justes au théâtre, en 1949, en confiant le rôle principal à Casares qui raconte dans des dizaines de lettres les péripéties de ces représentations. Il termine L’Homme révolté (1951), et commente les polémiques autour de ce texte, regroupe ses chroniques avec Actuelles (1953), envisage dès 1951 le grand livre que sera Le Premier Homme, sur lequel il revient souvent (il dit à son sujet: «le monstre que je ponds en ce moment» (1959) et achève La chute en 1955, dont on apprend que le titre initial était Le cri ! Il boucle les nouvelles de L’exil et le royaume (1957), prépare Caligula, adapte Les possédés. Casares est la réceptrice bienveillante et complice de ces projets, Camus lui expose ses doutes et ses décisions. Grâce à elle, nous entrons dans le secret de la genèse de ces œuvres, dans le laboratoire secret de leur élaboration. Elle l’encourage toujours à poursuivre son travail. Entre la fille de républicains espagnols exilés, après la guerre civile, et l’algérois installé à Paris mais nostalgique de la lumière de son pays natal, la complicité est totale, profonde, qui résiste à toutes les épreuves.
Entre eux explose une passion physique proclamée sur tous les tons. Il lui écrit : « Je t’embrasse ma belle terre, mon labour, mon clair regard » ou « ma brune, ma salée, je t’embrasse délicieusement, désireusement, amoureusement » « La vie sans toi, ce sont les neiges éternelles, avec toi, le soleil des ténèbres, la rosée du désert » (1951), « Mon cher, mon grand, mon bel amour », « Je t’embrasse ma secrète, mon éclatante. Je t’aime », « Depuis quinze ans tu n’as pas partagé ma vie, tu es ma vie », « Je t’embrasse encore et encore, sur toute ta peau d’été, et au creux des tempes où dort la tendresse » ou « toi, ma douce, ma protection, ma beauté, mon cher amour, aimée » (1958). On n’a pas l’habitude d’entendre Camus écrire ou parler ainsi !
A quoi elle répond, sur un ton encore plus lyrique: « Mon bel amour adoré, mon chéri, mon amour chéri, mon beau prince, mon très cher seigneur » ou « Je t’aime, je t’aime. J’attends. Viens vite »; « je t’aime, je t’adore, je te vénère, je d’idolâtre » ; « Je t’attends patiemment comme un tigre affamé attend sa nourriture dans sa cage » (1950) ou encore « Mon tendre, mon doux, mon lumineux amour ». On dirait étrangement qu’ils déclinent à l’avance La chanson des vieux amants (1993) de Jacques Brel et sa lancinante déclaration d’amour ! Et pourtant sur cette passion plane toujours la menace ou la réalité de son impossibilité: « Nous nous aimons comme s’aiment les trains qui recoupent leurs chemins dans les gares » écrit tristement Camus en 1951.
Après la mort de Camus (à l’âge de 46 ans), Casares fera, en 1976, un mariage de raison avec un vieil ami, André Schlesser. A la mort de ce dernier, en 1985, elle s’installera dans leur demeure d’Alloue et mourra en 1996, à l’âge de 76 ans, laissant à Catherine Camus le paquet de sa correspondance avec Camus, que lui avait offerte le poète René Char. Elle cédera à la Commune d’Alloue sa maison pour la transformer en Maison du Comédien. Confirmant par ces deux gestes que Camus fut le grand amour de sa vie et que c’était une femme généreuse. Elle qui fut une des plus grandes actrices de son temps, mais la trace des comédiennes de théâtre est fugace, alors que ses rôles au cinéma restent plus dans la mémoire collective (Les enfants du paradis, Les dames du Bois de Boulogne, La Chartreuse de Parme, Orphée). Le mérite de cette correspondance avec Camus est de nous restituer aussi une histoire passionnante du théâtre français de l’après-guerre à travers le récit détaillé et pittoresque, par Casares, de toutes ses aventures théâtrales et de tous les contacts qu’elle a eus avec les plus grands acteurs et directeurs de compagnie dont elle dresse des portraits savoureux.
C’est une lecture indispensable pour tous ceux, nombreux, qui cherchent à mieux connaître Camus au-delà de la figure figée dans un Prix Nobel officiel, le découvrant fragile, sensible, émouvant. Cette correspondance n’a rien de superficiel, elle complète les correspondances plus classiques, déjà publiées, où Camus échange, aux mêmes dates, avec des personnalités comme Jean Grenier (1981), René Char (2007), Pascal Pia (2011), Roger Martin du Gard (2013), Louis Guilloux (2013) ou André Malraux (2016).
C’est enfin une heureuse surprise de découvrir la vraie personnalité de Maria Casares, trop souvent réduite au rôle d’amante de Camus. En définitive, ce volume de lettres les réunit dans ce qui fut leur plus belle réussite, une passion impossible mais qui les porta pendant plus de 12 ans. C’est le grand mérite de Catherine Camus d’avoir eu le courage, l’audace et la volonté de publier ces lettres où , elle aussi, part à la recherche du vrai visage de son père.
Albert Camus-Maria Casares, Correspondance 1944-1959, Avant-Propos de Catherine Camus, Gallimard, 2017, 1300 p., 32 € 50 (22 € 99 en version numérique.
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