La France s’apprête à commémorer le centenaire de la grande guerre (août 1914 - 11 novembre 1918).
Ce sera pour le peuple français l’occasion de rendre hommage à ses soldats morts pour leur pays dans des conditions épouvantables. Si la Première Guerre mondiale est qualifiée de la plus effroyable du XXe siècle (9 millions de morts et 20 millions de blessés), ce n’est pas tant par rapport au nombre de morts qui est d’ailleurs considérable (rappelons à ce niveau qu’il y eut plus de 40 millions de morts durant la Seconde Guerre mondiale), mais d’abord parce que c’est la première guerre à l’échelle planétaire que le monde ait connue jusque-là, et de plus elle fut meurtrière. Cette guerre ne toucha pas seulement l’Europe, mais aussi l’Afrique, le Moyen-Orient, l’océan Pacifique et l’océan Atlantique.
Ensuite par rapport aux conditions de combat qui étaient insoutenables, par exemple dans les tranchées du nord de la France, où un grand nombre de soldats perdirent la raison. Pour seul exemple, 600 soldats français ont été fusillés injustement par leurs supérieurs, alors que psychologiquement atteints ils refusaient de combattre. Ces pauvres soldats considérés jusque-là comme des traîtres viennent d’être réhabilités par l’actuel président français, François Hollande. Dans cette guerre, les soldats d’Afrique ont payé un lourd tribut. Les Algériens, dont 175 000 membres furent mobilisés, perdirent 25 000 (35 000, selon certaines sources) de leurs jeunes hommes. A l’occasion de ce centenaire, nous ne pouvions pas ne pas avoir une pensée pour nos malheureux compatriotes morts «sans savoir pourquoi ils se battaient».
Une tragédie sans précédent
La grande guerre eut pour origine l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand, héritier du trône hongrois, à Sarajevo le 28 juin 1914 par un étudiant nationaliste serbe. L’Autriche-Hongrie ne tarda pas à déclarer la guerre à la Serbie, soit le 28 juillet 1914. La situation dans les Balkans était explosive. Ce qui conduit l’Europe à un jeu des alliances. Elle se divise en deux blocs. D’une part, la triple alliance entre l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, et d’autre part la triple alliance entre la France, la Russie et la Grande-Bretagne.
La France voulait récupérer l’Alsace et la Lorraine perdues au profit de l’Allemagne en 1871. L’Allemagne elle-même, deuxième puissance mondiale à l’époque après les Etats-Unis, cherchait elle aussi à agrandir son territoire. La Grande-Bretagne, quant à elle, craignait de perdre sa domination économique. En Russie, rien ne va plus, le trône de Nicolas II chancelle et les Bolchéviques menés par Lenine finissent par le faire tomber en février 1917. La révolution russe inquiète.
Le communisme fait trembler l’Occident qui a peur de la contagion. Les Etats-Unis entrent en guerre le 16 avril 1917. La France perdit 1,4 million de soldats et eut 4,2 millions de blessés. La grippe espagnole qui a sévi de 1918 à 1919 aggrava les choses. A l’armistice, signé le 11 novembre 1918, le pays se retrouva dans une situation économique catastrophique, l’agriculture est à genoux, le pays est lourdement endetté et de plus endolori par ses morts et avec sur les bras ses milliers d’anciens combattants handicapés revenus du front avec des séquelles psychologiques, ses veuves et ses orphelins.
A l’après-guerre, cette terrible tragédie engendra en France un besoin de vivre immense qui se manifesta par ce qu’on appela «Les années folles». En effet, le peuple de Paris, voulant oublier les ravages de la guerre, s’enivra de musique et de danses. Les femmes raccourcirent leurs jupes et robes, et les hommes aux chaussures vernis et cheveux gominés humaient cet air de liberté. Les Français fêtaient en somme le retour à la vie.
Pour le centenaire de la grande guerre, une commémoration du souvenir et de grande ampleur est programmée en France. Dans un dossier publié à ce sujet par l’Office national des anciens combattants (ONAC), Hamlaoui Mekachera, ministre français délégué aux anciens combattants, écrit : «La grande guerre occupe dans le cœur de chaque Française et de chaque Français une place particulière. Combattants tombés au champ d’honneur, poilus survivants de Métropole et de l’Empire français, blessés, mutilés et gazés, prisonniers, expulsés, victimes civiles, veuves et orphelins, à travers chacun d’eux, la Première Guerre mondiale a meurtri et endeuillé nombre de familles françaises. Aujourd’hui encore, la grande guerre reste un événement fondamental de notre mémoire nationale. Alors que la France honore ses derniers poilus, il importe que le souvenir de leur courage et de leur sacrifice soit toujours transmis aux jeunes générations…».
«Des types incroyables avec de la bravoure et du panache»
Nous disions en introduction de cet article qu’à l’occasion de la commémoration du centenaire de la grande guerre, nous ne pouvions pas ne pas avoir une pensée pour les 25 000 (ou 35 000) Algériens morts pour la France «sans savoir pourquoi ils se battaient», comme l’écrit Ferhat Abbas, car c’est de lui que viennent ces paroles qui sous-entendent la souffrance de ces recrues indigènes. Ce grand homme, qui dans ses livres, qui sont un véritable enseignement, nous a appris non seulement l’histoire de notre pays qu’il s’était donné pour mission d’écrire pour éclairer les Algériens des choses qui les concernent, mais aussi parce qu’il a rendu hommage à ces jeunes combattants, arrachés soudainement à leur terre natale, à l’âge des grands rêves et des projets d’avenir, pour aller se battre sans savoir pourquoi ils se battaient. Nous disons cela tout en sachant que les Algériens, en ce début du siècle, vivaient dans un tel dénuement que leur seul rêve était de manger à leur faim. L’hommage qu’il leur a rendu en 1922, alors que lui-même n’est qu’un jeune étudiant de 22 ans, est tellement émouvant qu’il ne pouvait nous laisser insensible. Il écrit en effet : «A la mémoire des musulmans algériens morts durant la guerre de 1914-1918.»
En vérité, une seule conclusion logique et naturelle se dégage des chiffres : c’est que sur 91 160 indigènes morts en faisant leur devoir (guerre 1914-1918), 21 seulement savaient lire et écrire, 21 seulement avaient reçu une partie de leurs droits, car l’instruction est un droit ; 21 seulement savaient pourquoi ils se battaient et pourquoi ils allaient mourir sur la Marne. Les autres, arrachés à leur gourbi, armés d’un fusil, allèrent se battre sans avoir entendu parler ni de la France ni de l’Allemagne. Ils sont morts. Dormez, glorieux frères dans vos tombes délaissées et sans lesquelles pas une maman ne viendra pleurer en vous contant son deuil.
Votre cœur ne savait palpiter que pour les joies familiales et vous n’avez pas su pourquoi vous alliez mourir…». (Ferhat Abbas. Constantine, novembre 1922). Analphabètes et miséreux, ces jeunes hommes algériens sont morts, et pour la grande majorité d’entre eux ne sachant pas c’est quoi ce pays appelé la France, ni où il se trouve. Pour beaucoup aussi, la France se limitait à l’administration coloniale de leur douar. Ces mêmes douars qu’ils n’avaient jamais quittés, ne connaissant même pas leur propre pays avec son immense territoire, du fait qu’ils avaient toujours été cantonnés dans leur lieu de résidence, avec les difficultés ou l’interdiction de se déplacer.
La plupart de ces jeunes Algériens, si pauvres en fait, n’avaient quitté leurs haillons qu’au seul moment de leur enrôlement, car ils n’avaient jusque-là rien d’autre pour se vêtir que leur djellaba, la même peut-être qu’ils remettaient chaque jour et ne l’enlevaient que pour la laver, encore avaient-ils de quoi la remplacer. Les photos de l’époque coloniale témoignent de l’état d’habillement des pauvres fellahs, aux burnous fanés, à la gandoura usée et au visage marqué par le dur labeur, la faim, l’humiliation et la peur.
Lors de l’enrôlement, il avait fallu que ces jeunes recrues indigènes portassent des godasses, eux dont les pieds n’avaient jamais porté de souliers, et ceci sans savoir, pauvres âmes, que leurs pas les mèneraient directement au bourbier des tranchées du nord de la France, où leurs corps deviendraient très vite un mélange de chair, de boue et de ferraille. Mais malgré l’ignorance et le dénuement, malgré la déchirure, quittant leurs familles et le pays qui les a vus naître, malgré l’horreur des tranchées, il est reconnu par tous qu’ils furent des combattants courageux et dont la bravoure leur valut d’être comptés parmi les plus médaillés de tous les contingents.
A ce sujet, Léon Rodier, colonel à la retraite, qui fut leur commandant, et dont les propos sont rapportés par Le Parisien du 16 juin 2000 dit : «Des types incroyables, avec de la bravoure et du panache, des tigres au combat. Je suis fier de les avoir commandés. Vous savez ce qu’a dit le maréchal Juin ? ‘‘La France doit à l’armée d’Afrique une immense reconnaissance. Ici à Verdun plus qu’ailleurs’’.» Et Le Parisien de préciser : «Pendant les 300 jours et nuits que dura l’enfer de Verdun, plus de 20 000 Algériens connurent l’horreur, terrés dans les tranchées, aspergés de gaz, bombardés de tous côtés.» Et l’ONAC de préciser que ces soldats d’Afrique et parmi eux les Algériens «peu habitués aux rigueurs de l’hiver sont sensibles aux maladies pulmonaires et aux gelures. La violence des combats, les mauvaises conditions climatiques et l’hygiène déplorable des tranchées causent la mort de 78 000 d’entre eux.»
L’impôt du sang à la source du nationalisme algérien
Même s’ils ne savaient pas pourquoi ils se battaient, ces 25 000 jeunes Algériens ne sont pas morts pour rien, car leur sacrifice a servi la cause de leurs frères restés au pays, qui feront valoir «l’impôt du sang» afin d’obliger les hommes politiques français à l’égalité des droits face à l’égalité des devoirs. Mais le pouvoir colonial fera la sourde oreille. Ce qui sera considéré comme une injustice immense, d’autant plus que la question du décret Crémieux (1870) faisait encore couler beaucoup d’encre. En effet, ce décret a naturalisé en masse les juifs d’Algérie, laissant les indigènes musulmans à leur triste sort, prétextant l’incompatibilité de la religion musulmane avec la loi française.
Le sentiment nationaliste va prendre le dessus sur le désir d’entrer dans la cité française, martelé avant la guerre par l’élite indigène regroupée autour du mouvement Jeune Algérien et engagée dans la défense de sa communauté, et qui sera dès lors révolu. Face à cette double injustice, les idées indépendantistes commenceront à souffler portées par un certain Emir Khaled, petit-fils de l’Emir Abdelkader, qualifié par Ferhat Abbas lui-même comme ayant été le premier indépendantiste algérien. Charles-Robert Ageron dit de lui : «On le présente comme un homme de très grande valeur, parlant admirablement le français, connaissant très bien les besoins des indigènes auxquels on ne doit pas s’étonner qu’il se dévoue» (in «Les Algériens musulmans et la France 1871-1919»). Et l’historien ajoute : «C’est un officier aux allures de grand seigneur oriental.»
Sillonnant le territoire algérien où il était accueilli comme un héros, l’Emir Khaled subjuguait les foules. L’on dit même qu’il fut à l’origine de la création de l’Etoile Nord-africaine (ENA) à Paris et dont il fut usurpé. On n’ose imaginer ce qu’aurait pu être l’ENA, dirigée par ce grand seigneur ! Un duo Khaled-Abbas aurait été une chance exceptionnelle pour l’Algérie durant la période de l’entre-deux-guerres, mais l’Emir Khaled sera exilé en Syrie en 1924. Après son départ, c’est un nouveau mentor qui occupa la scène politique algérienne, Ferhat Abbas, pour ne jamais la quitter. Les Algériens, allant de déception en déception, vont alors s’organiser, d’abord en associations, ensuite en fédérations, et enfin en partis politiques de grande envergure (UDMA et MTLD) pour arracher l’indépendance de leur pays.
Les 25 000 (ou 35 000) Algériens de la grande guerre sont morts, certes, «sans savoir pourquoi ils se battaient», mais les tranchées où les corps de beaucoup d’entre eux ont été ensevelis ont été le sillon vers le chemin de la liberté dont bénéficient les jeunes Algériens d’aujourd’hui. Leur rendre hommage en ce centenaire de la grande guerre, c’est se rappeler l’atrocité de cette guerre dans laquelle ils étaient embourbés et avec laquelle ils n’avaient pourtant rien à voir. Ceci nous fait mesurer ce que furent leurs souffrances et leur désarroi, malgré la bravoure.
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