.Certes, la Cinémathèque algérienne a ouvert ses portes au public en janvier 1965. Mais l’idée de sa création remonte au GPRA et à sa cellule cinéma et son animée par Mahieddine Moussaoui, sous l’égide du ministre de l’Information M’hamed Yazid.
Depuis Abane Ramdane, les efforts faits par les dirigeants de la Révolution pour internationaliser la question algérienne avaient conduit à une gestion de plus en plus rigoureuse des archives audiovisuelles. C’est l’ANP qui avait convoyé sur ses camions à partir de Tunis les archives du ministère de l’Information du GPRA dans les jours suivant la déclaration d’indépendance. Au cours de la guerre de libération, les images qui avaient joué un rôle si crucial dans les campagnes de médiatisation en faveur de la cause algérienne avaient été soigneusement classées par des personnes à la fois dévouées et très compétentes. Elles représentaient un fonds précieux pour l’écriture de l’Histoire après l’indépendance.
L’historienne Marie
Chominot décrit l’arrivée de ces archives dans le contexte de la crise ouverte entre l’Armée des frontières, le GPRA et les responsables des maquis de l’intérieur. «Déposées en vrac dans les sous-sols du bâtiment de l’ancien Gouvernement général, elles furent alors laissées sans surveillance pendant plusieurs mois, en partie pillées et détériorées par l’humidité. Cette atteinte à un fonds patrimonial jalousement constitué et préservé par l’équipe d’information depuis les premiers temps ne fut que la première d’une longue série.
Ce qu’il en reste, est aujourd’hui dispersé (notamment entre les Archives nationales, le Centre national de documentation de presse et d’information, l’APS et des particuliers) et nécessiterait un long et patient travail d’identification, de documentation et de préservation.»(1) Installé avec Ahmed Rachedi et d’autres cinéastes au centre audiovisuel de Ben Aknoun, René Vautier lançait de son côté, en 1963, le mouvement des ciné-pops. Profitant de la ferveur socialiste prônée par Ahmed Ben Bella, Vautier avait commencé à regrouper des films relevant du service public, dont le cinéma éducateur et du cinéma itinérant pour constituer un fonds qui ressemblait déjà à une petite Cinémathèque.
L’influence des ciné-pops allait s’arrêter en 1965 avec le coup d’Etat. Toujours en 1963, Mahieddine Moussaoui était nommé à la tête du nouveau Centre national du cinéma (CNC), regroupant l’ensemble des activités cinématographiques. Sa priorité était la création d'un centre d'archives pour regrouper en un seul endroit les archives photos et audiovisuelles rapatriées de Tunis. Son credo : «Un peuple sans histoire n’est pas un peuple, un pays sans archives n’est pas un pays.»(2) Pour cela, il a fait appel à Valentin Pelosse, un déserteur français qui avait travaillé sous ses ordres à Tunis.
Ce centre n'avait pas pour fonction de projeter des films à ses débuts. Il était plutôt conçu comme un service d’archivage et de conservation. Devant cette situation de dispersion, le projet de grand centre d’archives nationales audiovisuelles chargé uniquement de la conservation s’est effondré et a été remplacé par celui d’une Cinémathèque/musée du cinéma, essentiellement vouée à la conservation et à la projection d’œuvres filmiques. Cette nouvelle mission a été confiée par Mahieddine Moussaoui à son plus proche collaborateur au CNC, Ahmed Hocine. Valentin Pelosse, qui avait commencé à travailler à la classification des archives, se retira rapidement du projet.
Moussaoui a alors contacté directement Jean-Michel Arnold qui travaillait à la Cinémathèque française et l’engagea pour organiser la programmation et les projections de films sous la direction d’Ahmed Hocine. Jean-Michel Arnold lui-même confirme qu’il est arrivé à la Cinémathèque à la demande de Moussaoui et de Hocine et non, comme beaucoup le prétendent, envoyé par le directeur de la Cinémathèque française, Henri Langlois. Hocine a su s’entourer d’une équipe d’experts talentueux avec, à leur tête le grand Jean-Michel Arnold, Daniel Leterrier et François Roulet, le fameux concepteur des affiches. Hocine a encouragé de jeunes Algériens à intégrer le groupe qu’il animait et soutenait efficacement.
A ses débuts, la Cinémathèque s’appuyait pour sa programmation sur les prêts des copies provenant des distributeurs privés. Pour compléter les cycles consacrés aux grands cinéastes, Hocine et Arnold faisaient parfois appel à la Cinémathèque française qui recevait en contrepartie des copies de films pour ses rétrospectives. A titre d’exemple, on peut citer l’intégrale des œuvres de Chahine organisée d’abord rue Ben M’hidi avant d’être envoyée à la Cinémathèque française. Il existe une idée répandue selon laquelle Langlois est à l’origine de la création de la Cinémathèque algérienne. C’est totalement faux puisque l’idée d’une Cinémathèque était déjà inscrite dans les faits à l’époque du GPRA et que ce sont bien Moussaoui et Hocine qui lui donné naissance en 1965.
Entre les deux Cinémathèques, la coopération a duré quelques années avant que Langlois cesse de prêter des copies sous la pression des distributeurs nationalisés en Algérie en 1969. Jean-Michel Arnold répète d’ailleurs souvent que statistiquement, la Cinémathèque française a plus reçu de copies en prêt en provenance d’Alger qu’elle n’en a jamais envoyées. Il n’est pas moins vrai que, face aux vives oppositions de la part de la Fédération internationale des archives du film (FIAF) soulevées par l’ouverture d’une cinémathèque à Alger, l’appui d’Henri Langlois a été important. Il a aidé ainsi à l’Algérie d’adhérer à l’Union mondiale des Musées dont la Cinémathèque française était membre. Jean-Michel Arnold s’était également assuré de l’appui de la puissante Fédération des ciné-clubs dirigée à l’époque par Jacques Robert. Le directeur de la Cinémathèque suisse ainsi que celui de Milan ou de Varsovie ont également soutenu fermement la Cinémathèque algérienne à sa naissance.
Une fois lancée la Cinémathèque, c’est Hocine qui a choisi la salle de l’ex-Club, située au 24 rue Ben M’hidi pour devenir la salle principale où seraient projetées les œuvres. «Le Centre national du Cinéma pouvait, dès le 24 janvier 1965, ouvrir un Musée du Cinéma, qui, très rapidement, allait devenir l'un des premiers au monde pour ses activités de la diffusion de la culture par le film, l'indice de fréquentation de ses salles de répertoire, le nombre des personnalités reçues, la diversité de ses manifestations et la qualité de ses programmes»(3). Il convient de faire l’effort d’imaginer l’innovation que représentait au milieu des années soixante, pour un pays nouvellement indépendant, la création d’une Cinémathèque.
En Occident, la personnalité exceptionnelle d’Henri Langlois avait permis de tailler une brèche dans le monopole des commerçants du film. Pour l’Algérie, le défi était encore plus important. Né au cœur de la lutte armée, il s’est développé grâce à une équipe de haut niveau dirigée par Ahmed Hocine, lui-même issu d’une famille de militants résolument engagés dans la guerre de libération. Sa sœur Baya a été condamnée à mort avec ses consœurs de la bataille d’Alger. Dès son installation à la tête de la Cinémathèque, Ahmed Hocine a tenu à renforcer l’option diffusion. Le Français, rue Khelifa Boukhalfa, a été la première salle de répertoire confiée par le CNC à la Cinémathèque pour compléter la salle de l’ex-Club qu’Ahmed Hocine tenait à conserver comme Musée du cinéma.
Dans la ferveur de la libération, la demande culturelle était énorme. Alors que la Cinémathèque française limitait ses activités à la seule ville de Paris, Hocine a tenu à doter Oran et Constantine de salles de répertoires. Il insistait également pour que les cinéastes qui venaient à Alger se déplacent dans les deux villes de l’intérieur. Je me souviens avoir accompagné plusieurs fois Joseph Losey, Youssef Chahine et bien d’autres à Oran ou à Constantine.
Parallèlement à ce travail de décentralisation, Ahmed Hocine s’est battu pour doter la Cinémathèque d’une totale liberté de fonctionnement. C’est ainsi qu’avec Mahieddine Moussaoui, il a fait passer un texte exonérant les salles de la Cinémathèque des procédures de visa. Cette mesure capitale a permis de faire enlever sans formalités les films à leur arrivée à l’aéroport, puis de présenter toutes sortes d’œuvres, même les plus audacieuses. Grâce à Hocine, la Cinémathèque jouit encore de ce statut particulier qui fait d’elle un espace de liberté absolue. Ahmed Hocine était connu pour sa discrétion. C’était un homme d’une grande culture qui n’hésitait pourtant pas cependant à présenter les invités de marque au public de la Cinémathèque.
L’année 1965, comme on le sait, a été agitée. Peu de temps après l’ouverture de la Cinémathèque, le Centre national du cinéma qui concentrait toutes les activités de production, de distribution et même d’exploitation cinématographiques a été dissous pour donner lieu à plusieurs organismes. Ce qui a permis d’octroyer des postes à plusieurs prétendants. C’est Ahmed Hocine qui fut chargé de gérer le CNC après l’éviction de Moussaoui et de préparer la restructuration. Il a donc été à la tête de l’ensemble du cinéma pendant une période cruciale pour le cinéma algérien. En 1967, le CNC fut remplacé par l’ONCIC et l’OAA pour la partie commerciale, tandis que Moussaoui devenait secrétaire général du ministère de l’Information sous la houlette de Mohamed Seddik Benyahia.
De son côté, Ahmed Hocine héritait du Centre algérien de la cinématographie, chargé de la partie réglementaire. La Cinémathèque devenait ainsi un département du CAC, tandis qu’Ahmed Hocine était contraint d’assumer la responsabilité conjointe du CAC et de la Cinémathèque. A cette période, une de ses priorités était de pourvoir la Cinémathèque de locaux pour entreposer les centaines de copies qui arrivaient de diverses sources.
Dans un entretien accordé en 1979 à la revue Les Deux Ecrans, Ahmed Hocine résumait bien les priorités qui avaient guidé son action : «La Cinémathèque a un patrimoine de films très important. C’est d’autant plus remarquable que nous sommes partis de zéro, le cinéma et plus particulièrement les archives, la conservation des films, c’était quelque chose de neuf en Algérie. Il n’y avait pas de tradition dans ce domaine lorsque nous avons débuté en janvier 1965. Malgré cela, nous sommes une des Cinémathèques les plus riches en matériel filmé. L’origine de ce matériel est très diverse, très variée. Il provient soit de dons et d’achat, soit d’un travail de récupération et de reconstitution des films.
C’est un travail de bénédictin des collaborateurs de la Cinémathèque qui réussissent à reconstituer les films à partir d’éléments épars. Ce nombre important de copies pose forcement des problèmes de stockage. Nos locaux sont très exigus, à tel point que nous avons acquis des films à l’étranger que nous ne pouvons pas faire venir en raison du manque de place. Pour résoudre ce problème, nous avons fait des démarches auprès de la wilaya d’Alger, car nous avons un besoin urgent de locaux nouveaux. Nous ne disposons actuellement que de deux endroits pour entreposer nos films le service des archives et un garage à Bab El Oued».(4) L’essentiel du stock était en réalité constitué par les copies récupérées dans les agences privées de distribution à l’échéance des droits commerciaux.
La tradition voulait à l’époque qu’en fin de droits (généralement de cinq ans), les copies fussent hachées en présence d’un notaire. En réalité, le bourreau détruisait des bandes d’actualités qui remplaçaient les bobines de films d’Hitchcock ou de Visconti, qui pendant la nuit précédente avaient déjà pris le chemin des archives, rue Roumieux ou à Bab El Oued. Lorsqu’en 1969 l’Etat algérien a décidé de prendre le monopole de la distribution, la plupart des copies de films en cours d’exploitation ont été ainsi «discrètement» transférées à la Cinémathèque. Cette opération a concerné plusieurs milliers de copies représentant le fonds le plus important de la Cinémathèque. Il fallait du courage pour «couvrir» ces opérations un peu singulières. Elles n’auraient pas été possibles sans l’audace discrète qui faisait la force d’Ahmed Hocine.
Ce dernier a également soutenu l’acquisition au prix du tirage d’un grand nombre de films muets tombés dans le domaine public. Quand il a quitté la direction du CAC à la fin des années 70’, la Cinémathèque algérienne était considérée comme la deuxième du monde par le nombre de copies conservées et par la richesse de ses activités. C’est un héritage exceptionnel qu’il nous a tous légué. Ahmed Hocine a été rappelé brièvement pour diriger le Centre algérien du cinéma (CAAIC) de 1994 à 1996. Il a préféré démissionner plutôt que d’accompagner cet organisme dans une mort programmée. Depuis, rien. Comment expliquer que pendant vingt ans le talent d’un homme comme lui n’ait jamais été sollicité ou exploité ? Ahmed Hocine est mort dans l’isolement avec une petite retraite, recueilli par son fils après le décès de son épouse dont la disparition l’avait beaucoup affecté.
Notes :
1) Marie Chominot, La Révolution par l’image. Les services d’information du FLN 2) Interview filmée par Youcef Aggoun, préparation du colloque sur El Moudjahid, 18 et 19 décembre 2006, Bibliothèque Nationale, Alger. 3) Attestation signée d’Ahmed Hocine, Directeur de la Cinémathèque à Jean Michel Arnold, datée du 5 novembre 1969. Document original. 4) Entretien avec Azzedine Mabrouki, Les Deux écrans, 1er mars 1978.
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