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Vers l'an 1900
ENLÈVEMENT. — CAPOUEEN THÉBAÏD
— LA ROUTE DU LITTORAL.
L'étude de Tipasa m'absorbait si complètement,
le charme en était tel que je déclinais toute invitation
susceptible de m'en distraire. C'est ainsi
que je remis à un autre voyage l'excursion, très
curieuse pourtant, m'a-t-on dit, des carrières de
marbre exploitées par M. Tardieu, vers la pointe
de Cherchel. Le tombeau de la Chrétienne ne me
tenta pas davantage. Les élus, au paradis, doivent
ainsi dédaigner le changement. Rien de casanier
comme un bienheureux. Lisez les Pères.
Un matin, pourtant, je fus enlevé. L'inséparable
album sous le bras, je me rendais à la basilique
de l'est. Il faisait à peine jour. J'aperçois
dans l'embrun quelque chose qui roule. C'est un
break. Nous nous croisons. Il s'arrête. Le conducteur
en descend. « Vous allez passer la journée
chez moi, s'écrie-t-il. » Je ne le connaissais
même pas de vue. Il se nomme. C'est le docteur
Demonchy, fils du premier concessionnaire et
beau-frère du propriétaire actuel de Tipasa. Il
vient exprès pour me chercher. Le Kouali, où il
m'emmène, n'est qu'à trois petits kilomètres ; ce
n'est vraiment pas quitter Tipasa. Je monte, et,
nous partons.
Chemin terrassé, médiocrement carrossable.
Une poussière rouge et lourde nous enveloppe.
Beaucoup de broussailles. Peu d'arbres. Brûlés par
les indigènes. C'était charmant naguère. On le
croit aisément, avec ces horizons. Le sommet du
coteau franchi, nous ondulons parmi les rochers
et les précipices qui bordent le lit du Berguel.
C'est au milieu de cette nature agreste que
nous apparaît, blanche comme un marabout, l'habitation
du docteur. Puis, on dirait, en approchant,
une villa napolitaine. Perchée à mi-côte,
regardant la mer, elle commande un vaste domaine
de quatre cents hectares en plein travail
de défrichement. Les parties cultivées, et couvertes
encore du chaume des blés coupés, se distinguent
par leur ton fauve. Une route en lacet
nous conduit à la porte du manoir où m'attend
l'accueil le plus sympathique, l'hospitalité la plus
distinguée.
Une chose qui doit singulièrement étonner les
étrangers, en Algérie, c'est de rencontrer à dix
lieues, à vingt lieues parfois des grands centres,
au milieu de contrées sauvages, au haut de sommets
escarpés, au bout de routes impossibles, des
installations que ne désavoueraient ni la Cannebière
ni le faubourg Saint-Germain. Vous trouvez
là le piano d'Érard, les meubles de Boule, le
livre nouveau ; de la cave au grenier, du salon à
la cuisine, dans la chambre d'ami surtout, le luxe
rivalisant avec le goût et le comfort. Et l'on prétend
que les Français n'ont pas le génie colonisateur !
J'avais, en outre, de ma fenêtre, une perspective
superbe et d'un cachet des plus originaux.
Le Sahel vu de profil avec ses milles ravins s'accusant
par autant de plans dégradés, et ses criques,
ses caps, ses baies, ses promontoires festonnant,
au bas, le rivage. Sur la cîme, altier,
solitaire, et si net qu'on s'en croirait à vingt pas,
le fameux Kouber-Roumia ; à mi-côte, un ruban
d'exploitations, de fermes, de hameaux, de villages
peu fortunés encore, dit-on, mais qui deviendraient
bien vite prospères si l'administration
moins avare leur accordait, ce qu'ils implorent
et ce qu'ils ont si grandement le droit d'exiger,
une véritable route. Les terres sont excellentes,
l'eau répond à la sonde, elle affluera quand, sui—
vant certain projet plus audacieux peut-être que
pratique, un tunnel d'écoulement portera de ce
côté du Sahel les inépuisables bas-fonds du lac
Alloula ; les défrichements se multiplient, les colons
rivalisent d'ardeur ; mais quel résultat, quel
profit espérer sans route ?
On ne peut en effet appeler de ce nom le chemin
terrassé qui longe le littoral, reliant pour la
forme, à la grande voie d'Alger, Tipasa, le Kouali,
la ferme Etourneau, Tagourait, Tefchoun et
Bou-Ismaël. A quoi bon défricher, quand l'hectare,
après vous avoir coûté des cinq à six cents
francs, n'arrive, comme valeur, à représenter que
la moitié, le tiers de cette somme ? A quoi bon
cultiver quand, faute de débouchés, les produits
ne rendent même pas l'argent dépensé en labours
? Peuplez, défrichez, dit l'État, et nous verrons
à vous faire des routes. Faites les routes
d'abord, ripostent les colons, et nous viendrons
en foule, et nous défricherons. Comme pour l'eau,
le cercle vicieux.
Mais quittons ce terrain où l'inexpérience me
réduit forcément au modeste rôle d'écho. De
plus habiles sauront plaider la cause du cultivateur.
Revenons à nos paysages. Il m'était donné,
ce soir-là, de jouir d'un des plus beaux que
j'aie vus de ma vie. Au pied de l'habitation, de
l'autre côté des guérets, s'étend, baignant dans la
mer, un banc de rochers qui jadis servit de carrière
pour l'édification des palais dont les ruines
jalonnent tout ce charmant coin du Sahel. Les
travaux d'extraction s'y distinguent encore; ils
ont formé des tranchées perpendiculaires, des assises
horizontales, des excavations cubiques, parfaitement
régulières, comme si l'ouvrier, au lieu
d'opérer avec le pic et la pioche, s'était servi
d'un couteau, d'une scie.
Sur ces entailles abandonnées depuis des siècles,
l'embrun, le vent, la pluie, le temps enfin
ont brodé mille arabesques bizarres. Les parois
guillochées, grêlées, trouées, vrillées, vermiculées,
tarabiscotées, défient toute comparaison. Et
dans leurs vallonnements s'étend un sable fin et
blanc comme la neige. Cette singularité toutefois
n'exclut pas la grandeur, et quand, au soleil couchant,
le ciel s'embrasa, frappant le Ras-bel-Aïche
et le phare d'un puissant jet de lumière,
tandis que, abandonnées par lui, les pentes orientales
des Beni-Mnaser et du mont Chenoua dont
la hauteur semble d'ici triplée se veloutèrent d'azur
intense, le peintre n'eût pu désirer d'autre
premier plan au tableau.
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