Vers l'an 1900
— NI JOURNAUX, NI MÉDECINS, NI DOMESTIQUES.
— LA PLUIE.
Je n'avais pensé rester que quelques heures à
Tipasa. Douze jours s'étaient écoulés, rapides et
heureux comme un beau rêve. J'avais dessiné
cinquante motifs ; cinquante autres, pour le moins,
se disputaient mon crayon. Viendraient ensuite
les études peintes. J'en avais pour des mois de
travail et d'ivresse. L'archéologie, à laquelle
j'étais, jusqu'alors, demeuré complètement étranger,
se présentait à moi sous un aspect si séduisant,
si pratique surtout, que je commençais à
l'aimer. C'était devenu le sujet favori de mes
entretiens avec les hôtes de la villa Trémaux. Je
leur disais mes découvertes; ils m'expliquaient
leurs hypothèses. J'avais déjà beaucoup appris,
que ne devais-je apprendre encore ?
Le menu de l'hôtel des Bains de mer tenait les
promesses du premier repas. Il ne devait pas être
moins économique que sain. Le prix qu'on m'en
demanda, au départ, me parut d'une discrétion
telle, que j'aurais cru voler l'aubergiste en ne lui
donnant pas davantage. Deux mois de ce régime
et je prenais du ventre.
Je ne voyais aucun journal. Plus de Moniteur,
plus de Figaro. Les Prussiens auraient de nouveau
pillé la France, les communards brûlé Paris, que
je n'en aurais rien su. Je pouvais croire, au contraire,
nos provinces reconquises, la politique oubliée
pour le travail et le plaisir, sans que nul
Saint-Genest, nul Veuillot ne vint détruire ces
illusions. Je chérissais mon ignorance, je l'eusse
volontiers prolongée. On ne m'apportait que mes
lettres. Le facteur de Marengo, qui passe trois fois
par semaine, me les remettait en mains propres à
l'heure du déjeuner. Je répondais rarement.
Avais-je le temps d'écrire?
Jamais je ne me portai mieux. Et quelque indisposition
me fût-elle advenue soudain, rien à craindre;
tous les huit jours, le docteur. Vous tombez
malade un jeudi. Vite une lettre dans sa boîte.
Il a fait sa tournée la veille ; il ne repassera que
le mercredi suivant. Quelle chance ! Vous guérissez
dans l'intervalle. Dame Nature nous soigne si
bien ! Autant de drogues évitées, autant de frais
épargnés.
Ma maison me plaisait chaque jour davantage. Je
m'étais fait à son isolement. Les brigands me préoccupaient
moins. J'ouvrais les volets longtemps
avant l'aube, et si la canne et la hachette veillaient
encore à mon chevet, c'est que j'avais oublié de
les relever de garde. Grâce aux araignées du plafond,
les mouches me laissaient parfaitement tranquille.
Non contentes de respecter mes notes et
mes dessins, les souris poussaient l'obligeance
jusqu'à venir, chaque nuit, nettoyer ma chambre
des mies de pain que, leur rôle de gomme élastique
fini, j'y laissais fréquemment tomber. Mon
service était devenu si simple que j'avais congédié
tous « mes domestiques. » A quoi bon retourner
des matelas et façonner un lit où l'on est sûr de
trouver le sommeil ? A quoi bon des souliers brillants
pour fourrager dans la poussière ? J'avais de
l'eau pour plus d'un mois. Je prenais en pitié les
palais et leur détestable séquelle de valets et de
majordomes. Que la plupart de nos besoins sont
vains ! Et que le vrai bonheur coûte peu ! J'ai
compris la vie des gourbis.
Le temps malheureusement se gâta sur ces
entrefaites. La pluie se mit à tomber, et l'époque
avancée de la saison ne me laissant guère espérer
d'en voir promptement le terme, je dus me résigner
au départ. Un aimable colon, allant à Marengo,
m'offrait précisément une place dans sa
voiture. Acceptée de grand coeur. Dix minutes
suffisent à mes préparatifs. J'accroche avec soin
les volets, ferme la porte à double tour, rends la
clé au garde champêtre, et clic, clac ! route pour
Alger.
Adieu donc Tipasa, mais un adieu sans larmes,
car si vouloir c'est pouvoir, bientôt je te reverrai.
.
.
Les commentaires récents