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Quand on sonne à la porte de la maison où vécut Albert Camus à Lourmarin, où l'écrivain disait retrouver un peu des paysages de son Algérie natale, déboulent du haut des escaliers des chiens amicaux, suivis de Catherine Camus, qui vous accueille chaleureusement. On a fait le voyage avec le metteur en scène Stéphane Olivié Bisson et l'acteur Bruno Putzulu.
Catherine Camus a beaucoup aimé leur «Caligula», créé l'hiver dernier au Théâtre de l'Athénée, à Paris: «Ils n'ont pas voulu dépoussiérer la pièce, ce que j'entends si souvent dire. Ils l'ont montée avec fraîcheur, générosité, et sans cette arrière-pensée que le théâtre de mon père serait un théâtre d'idées. Lui qui aimait tant la vie...»
De plus, en mai dernier, Olivié Bisson et Putzulu ont joué cette pièce à Alger et à Béjaïa, en Kabylie, et ils étaient convenus de se retrouver à leur retour. Catherine Camus a préparé une surprise. Un gâteau décoré de ces mots: «Bon anniversaire, Bruno.» Putzulu a 44 ans ce jour-là. Dégustation, rires: toutes les conversations auront ce goût d'amitié.
L'Algérie? Catherine n'a jamais voulu y aller, y compris lorsque le président de la République, Nicolas Sarkozy, lui a proposé d'être de son voyage: «Je lui ai dit que j'étais tout sauf diplomate, et que jamais je ne pourrais serrer la main de Bouteflika.» Camus est joué plus souvent en Egypte et en Tunisie qu'en Algérie, où son oeuvre est défendue pourtant par quelques écrivains courageux. Catherine n'en dira pas plus, sinon que, sur l'Algérie, les prises de position de Camus restent mal comprises.
Des deux côtés de la Méditerranée. «Jouer Camus en Algérie, ce n'est pas le moment, c'est trop polémique»: voilà ce que Stéphane Olivié Bisson s'est entendu répondre il y a deux ans quand il a pris contact avec les milieux diplomatiques français dans l'espoir de réaliser son rêve: que «Caligula» retourne au pays natal de l'écrivain. Mais il a trouvé une alliée à l'Onci (Office national de la Culture et de l'Information) algérien, et l'Institut français l'a suivi.
Il témoigne qu'en Algérie les représentations n'ont suscité aucune polémique, bien au contraire. Tout au plus Putzulu a-t-il senti un imperceptible frémissement dans la salle quand son Caligula, déguisé en Vénus, dit qu'il n'a ni dieu ni maître. Et, soulignent Olivié Bisson et Putzulu, les techniciens, qui comme en France regardent d'ordinaire la télévision pendant le spectacle, sont restés en coulisses pour assister à la représentation et les ont embrassés à leur sortie de scène.
Leur «Caligula», dont Olivié Bisson a choisi la première version, datée de 1941, qui recèle «un humour noir qui n'était pas chez Suétone», sera reprise en France à l'automne. Une première version, fait-on remarquer, très politiquement incorrecte, que Camus remania après la guerre et la défaite du nazisme. «Le politiquement incorrect, chez les Camus, c'est un héritage familial, sourit Catherine. Il est bien trop simple de voir en Caligula, comme le font certains, un monstre ou un Kadhafi, ça m'agace.» Elle se souvient qu'enfant elle a lu la pièce et dit à son père qu'elle la trouvait très drôle, ce qui laissa Camus perplexe...
Mais comment donc était ce père, lui demande Putzulu? La réponse ne tarde pas: «Jamais il ne parlait de lui, sauf un jour où je l'ai surpris assis la tête entre les mains et il m'a dit: «Je suis si seul...» Sinon, les choses étaient légères avec lui. Enfant, je n'ai jamais su qu'il était célèbre. Je l'ai vu rire, danser. Nous étions extrêmement libres, il ne nous culpabilisait pas, mais il n'était pas question de ne pas faire son lit et de ne pas ranger sa chambre. On ne dénonçait pas, on ne mentait pas, on respectait les autres, on était responsable. Quand on avait fait une connerie, il nous demandait ce qu'on en pensait, ce qui était très inconfortable. Il nous expliquait toujours pourquoi, par exemple, il ne voulait pas que nous ayons du superflu. Il nous disait: «Vous n'avez pas faim, vous avez un toit, des livres, donc vous avez tout.» Ce qu'il raconte dans «le Premier Homme», je le savais déjà, par exemple qu'il lui fallait enlever ses chaussures pour jouer lorsqu'il était enfant.»
Plus tard, dans la journée, Catherine Camus dira simplement: « Ayant passé près de huit ans à retranscrire «le Premier Homme», et les Carnets de mon père, je devine dans son écriture quand il était dépressif ou joyeux. J'ai passé tant d'heures sur ses manuscrits que j'ai eu parfois l'impression très étrange et déstabilisante que je devenais son écriture même.»
Le prochain grand chantier de Catherine Camus est l'édition de la Correspondance de son père avec René Char, Roger Martin du Gard, Louis Guilloux et tant d autres, dont Jean Grenier, qui la regardait comme «un cancre» lorsque, enfant, celle qui rêvait alors d'être acrobate, se glissait dans la pièce où il parlait avec son père. Elle veille aussi sur un projet du groupe de rap IAM qui souhaite faire un spectacle à partir du «Premier Homme», mais aussi sur des adaptations au cinéma et sur l'exposition que prépare l'historien Benjamin Stora, à Marseille, en 2013.
«Elle devait d'abord s'intituler «Camus et l'Algérie». J'ai fait remarquer qu'il y a beaucoup d'anciens pieds-noirs parmi les Français, que mon père avait une pensée de la réconciliation, et que c'est sur cela qu'il faut mettre l'accent.» A ce jour, l'exposition devrait s'intituler «l'Etranger qui nous ressemble».
Sentiment confirmé par Putzulu: «Quand je joue Caligula, certains soirs, des émotions imprévues surgissent, qui coïncident avec une part de ma vie.» Catherine Camus confie que c'est tous les jours que lui reviennent des souvenirs d'enfance avec ce père. «Un soir, depuis ma chambre, j'ai eu si peur de mourir que j'ai appelé maman. La voix de mon père m'a répondu: «Si tu veux parler à ta mère, tu te déplaces.» Ce que j'ai fait, en avouant: «J'ai peur de mourir.» Et lui: «Mais c'est ridicule, va te coucher.» J'avais une telle confiance en mon père que je me suis endormie comme un ange. J'avais 8 ans. J'en avais 40 lorsque je fais la transcription du Carnet 3, où je lis: «Catherine a peur de mourir, qu'une telle angoisse étreigne un si petit être est un scandale absolu».»
«Je bute sur l'idée de la mort, et jouer Camus m'aide à vivre», confie Putzulu, fan du ballon rond comme l'écrivain. «Quand je joue au foot, je suis totalement au présent. Un présent qui me renvoie aux origines, à l'enfance, à des choses aussi simples que de tomber, ou de s'égratigner les genoux. J'ai souvent senti cela chez Camus.»
«Exact», reprend Catherine, amusée. «En écoutant des libertaires parler de l'oeuvre de mon père, j'ai découvert que le grand geste symbolique anarcho- camusien, c'était la passe, parce qu'elle est individuelle mais ne peut se faire qu'avec les autres.» Comme le théâtre qu'aimait tant Camus.
«Mon père, dira encore Catherine Camus, apporte de la lumière, je le sens dans tous les témoignages que je reçois du monde entier. Il ouvre les portes, il vous permet d'être là, de vivre, avec vos qualités et vos défauts, votre impuissance et votre force.» La journée a filé vite, il faut partir et laisser derrière soi la lumière de Lourmarin, où veille Catherine Camus.
Odile Quirot
«Herboriser en feuilletant l'oeuvre de Camus», jusqu'au 8 octobre, centre de documentation Albert-Camus, cour carrée de la Cité du Livre, 8-10, rue des Allumettes, Aix-en-Provence; 04-42-91-98-88
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Source: "le Nouvel Observateur" du 28 juillet 2011.
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Catherine Camus, dans la maison de Lourmarin.
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