La junte militaire d’Alger
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L’assassinat du patron de la police, le colonel Ali Tounsi, lève le voile sur une guerre sans pitié entre les hauts gradés de l’armée, qui tiennent le véritable pouvoir en Algérie.
En poste depuis quinze ans, Ali Tounsi était issu de l’armée, où il avait eu le grade de colonel, mais aussi de l’ex-SM (Sécurité militaire). Un grade et un cursus identiques à ceux de son assassin. Des compagnons d’armes, donc.
«Crise
de démence»
L’information officielle a commencé par mettre cet acte sur le compte
d’une «crise de démence», mais cette explication a rapidement fait long
feu. Blessé par deux balles, l’une dans l’abdomen et la seconde dans la
cuisse, Chaïb Oultache a été touché par les tirs des policiers alors que
la première version faisait état d’un acte suicidaire. Il a été
interrogé pour la première fois vendredi 26 février, faisant montre d’un
grand calme et de lucidité. Va-t-il livrer des informations
fracassantes? Même si le ministre de l’Intérieur vient encore de
préciser, lundi 1er mars, que cet assassinat était seulement «un conflit
entre deux personnes», cette thèse n’est pas jugée recevable, ni
crédible en Algérie. La famille du défunt la conteste avec véhémence.
En tout cas, il était considéré comme proche de Noureddine Yazid
Zerhouni, ministre de l’Intérieur, affidé de Abdelaziz Bouteflika et lui
aussi ancien de l’ex-SM. De quoi pousser à considérer que ce fait
illustre de nouveau un regain de tension dans les centres du pouvoir en
Algérie. C’est sans doute une véritable implosion qui se prépare ainsi
sans que le système en place ne permette des arbitrages. Durant les
années 1990, on se souvient que le général Khaled Nezzar, de manière
informelle, assurait cette fonction entre les politiques et les
techniciens ainsi qu’entre les “éradicateurs” et les “réconciliateurs”.
Il n’en est donc plus ainsi en ce début de 2010, le régime paraissant
avoir épuisé ses ressorts, ses ressources humaines et ses capacités
d’intermédiation.
L’assassinat politique est depuis des lustres un mode de règlement des
différends et des conflits en Algérie. Pourquoi ce marqueur mortifère?
Il faut y voir l’héritage de l’histoire depuis près de deux siècles.
Que ce soit l’occupation coloniale de 1830 à 1962 ou les décennies
écoulées depuis l’indépendance, n’est-ce pas la violence qui a toujours
prévalu? Lors de la domination, c’est une dépossession totale qui avait
été mise en œuvre tant sur le plan culturel et identitaire qu’économique
et politique. C’était un déni de la personnalité algérienne.
Violences
historiques
Le demi-siècle écoulé a perpétué, sous un autre paravent, un système
qui a fait la part belle à une nomenklatura dont l’ossature centrale
était l’armée. En termes de rapports de forces, c’est elle qui faisait
la décision et pesait de tout son poids pour diriger le pays et tirer
les ficelles avec constance; à l’occasion, elle recourait à la force au
grand jour, comme en juin 1965 pour renverser le président Ahmed Ben
Bella ou proclamer l’état d’exception en janvier 1992 pour interrompre
un processus électoral et destituer l’un de ses membres en la personne
du président Chadli Benjedid. C’est encore ce même corps qui organisa la
liquidation de Mohamed Boudiaf –leader historique de la Révolution
algérienne appelé à la tête du Haut Comité d’Etat six mois auparavant.
La liste est longue de ces meurtres commandités et planifiés par le
département “Action” des services spécialisés relevant de la direction
de l’armée. Du côté de l’opposition, comment ne pas citer l’assassinat
de Mohamed Khider –un autre historique– à Madrid en 1967, ou encore
celui de Krim Belkacem –ancien vice-président du GPRA– étranglé dans sa
chambre d’hôtel de Francfort en décembre 1969?
Du côté du pouvoir maintenant, c’est un tableau de même facture que
l’on peut recenser: le colonel Saïd Abid, colonel chef de la première
région militaire (Blida), Ahmed Medeghri alors ministre de l’Intérieur,
Kasdi Merbah, Premier ministre et ancien patron de la Sécurité
militaire, sans parler d’“accidents” inexpliqués à ce jour. Ainsi, le
colonel Abdelkader Chabou, membre du Conseil de la Révolution et
secrétaire général du ministère de la Défense, est mort à la suite du
crash de son hélicoptère en avril 1971 et d’autres de même rang au sein
de l’ANP (Armée nationale populaire), dont la mort est officiellement
inscrite au registre de la circulation routière.
Césarisme
militaire
Aujourd’hui, avec l’assassinat de Ali Tounsi, ce n’est donc qu’une
nouvelle expression d’un mode de régulation pratiquement structurant
dans la physiologie du césarisme assumé par l’armée depuis toujours. Le
général Fodil Saïdi, mort dans un accident de voiture en juin 1996 à
Zelfana (centre-est) a été une autre victime d’un assassinat dont
l’instrument a été un camion introuvable ensuite. Cet officier général
présentait une particularité qui allait signer son acte de décès: il
devait remplacer l’actuel responsable du Département Renseignement et
Sécurité (DRS), le général Tewfik, de son vrai nom Mohamed Mediene.
À la tête de cet organe, il avait alors succédé en août 1990 à Mohamed
Betchine, désigné à ces fonctions en octobre 1988, après les émeutes
d’Alger. Il avait lui-même remplacé Kasdi Merbah, inamovible patron de
la SM depuis 1965.
Que se passe-t-il donc en ce début 2010 pour qu’au cœur même de
l’appareil sécuritaire, il y ait des règlements de comptes aussi brutaux
et aussi publics sans une apparence de mise en scène? Qu’y a-t-il de
bien contraignant et d’irrépressible pour que les commanditaires de ces
actes n’aient pas d’autres solutions que l’assassinat en direct et au
grand jour? Il faut sans doute mettre cela au chapitre d’un grand
“changement climatique” en Algérie, un phénomène frappant le bloc de
glaciation du régime confronté à une fonte des neiges inéluctable et non
maîtrisable.
Luttes
fratricides
“Faiseur de présidents”, le général Tewfik présente un profil qui le
distingue de ses pairs. Discret, c’est aussi un introverti qui ne se
lâche pas, pour reprendre le vocabulaire d’aujourd’hui. Il est également
frêle, ce qui tranche avec l’embonpoint adipeux des autres gradés repus
et même bedonnants. Il est connu encore par sa capacité d’écoute et son
peu de loquacité. Fonction oblige? Homme des secrets, il avait en plus
par tempérament et par inclination le goût du secret.
Il faut sans doute y voir aussi la rémanence de toute une culture forgée
par le fameux ministère de l’Armement, des Liaisons et de la Guerre
(MALG) dirigé durant la guerre d’Algérie par Abdelhafid Boussouf,
vice-président dans le GPRA de Ferhat Abbas, puis de Youssef Benkhedda.
Ce département a légué des promotions entières de militaires et de
sécuritaires qui ont formé le noyau dur tant de l’ANP que de l’ex- SM. A
titre indicatif, Boussouf a légué à l’Algérie d’hier et d’aujourd’hui
pas moins de 9 généraux, 65 colonels, 2 chefs de gouvernement, 21
ministres, 19 walis et 35 ambassadeurs.
Mais alors à quoi peuvent tenir les luttes fratricides qui paraissent
marquer les multiples clans de la junte militaire et leurs réseaux
respectifs? L’ambiance “fin de règne” qui caractérise le troisième
mandat présidentiel de Bouteflika n’est pas à écarter. Malade depuis des
années, soigné à Genève et à Paris, astreint à un traitement de
chimiothérapie, cet officiel de soixante treize ans dont la santé est de
plus en plus chancelante n’a peut-être plus ni les mêmes pouvoirs ni la
même utilité pour les généraux d’Alger. A leurs yeux, un scénario de
substitution doit être étudié et entouré de conditions conséquentes de
faisabilité.
Dîner
avec le diable
Quels sont les obstacles qui se présentent à cet égard? D’abord
l’habileté manœuvrière de Bouteflika, prêt à dîner avec le Diable s’il
le faut, et qui est donc capable de tout –n’est-ce pas lui qui a poussé
le colonel Boumédiène à renverser le président Ben Bella, le 19 juin
1965, parce qu’il devait être limogé alors qu’il était ministre des
Affaires étrangères? De plus, depuis deux ou trois ans au moins, il a
assuré la promotion de son jeune frère, Saïd Bouteflika, médecin de son
état et âgé de cinquante cinq ans.
Il en fait ainsi son plus proche conseiller et l’animateur d’un parti
devant épouser les contours de la majorité présidentielle par-delà le
FLN historique et le Rassemblement national démocratique (RND) de Ahmed
Ouyahia. Une personnalité qui a été propulsée dans l’orbite des
“présidentiables” par la junte des généraux pour sortir, le moment venu,
de la seule équation de la “légitimité” du FLN entre les mains des
“barbefelènes“ dont le représentant n’est autre que l’actuel secrétaire
général, Abdelaziz Benkhadem, au demeurant ministre d’Etat conseiller de
Bouteflika.
Pour qui roule donc le tout-puissant général Tewfik Mediène, qui
dirige le redoutable DRS? Cet organe qui est le réceptacle et le vecteur
d’agrégation des intérêts matériels et politiques des autres généraux
ne poursuit-il pas en même temps des objectifs propres?
Son rôle s’apparente, par bien des traits d’ailleurs, à celui du KGB
de l’ex-URSS, baptisé aujourd’hui FSD, et qui reste la colonne
vertébrale du régime Poutine-Medvedev.
Par son organisation, par ses réseaux, par ses dossiers sur les
hiérarques, il assure lui aussi une fonction de régulation des
équilibres entre les lobbies, les factions et les clans. En lançant
l’opération “mani pulite” en Algérie contre des hommes du président
–comme le président de la SONATRACH et celui de la SONELGAZ et
indirectement contre leur ministre de tutelle, Chakib Khalil– il
déstabilise un camp et ses soutiens tout en faisant peser une forte
dissuasion démonstrative et opératoire contre tous les autres.
Ce qui se passe ces semaines-ci n’est sans doute que le commencement
d’un processus d’affrontement. L’arme décisive est entre les mains du
DRS et l’enjeu est double: réarticuler le rapport de forces sur de
nouvelles bases dans l’optique d’une présidence post-Bouteflika, mais
mettre aussi la haute main sur la rente pétrolière ainsi que sur les
parts à garantir ou à redistribuer. A n’en pas douter, l’issue ne
viendra pas des urnes ni de la démocratie. L’on assiste peut-être au
dernier avatar d’une séquence historique aux suites imprévisibles.
C’est une génération pratiquement de septuagénaires qui tire ses
dernières cartouches. C’est également la fin annoncée d’un référentiel
de légitimité liée à l’indépendance qui en à ses derniers spasmes. Un
système qui se déconstruit en temps réel, même si cette mort lente a mis
un demi-siècle pour se consommer, de manière heurtée et souvent
violente. Compte tenu de l’état de la société, des mœurs qui s’y sont
enracinées et de la démobilisation générale, l’espoir d’une “autre”
Algérie reste bien aléatoire faute d’un véritable “big bang”. Mais qui
le provoquera ?
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