.
Absurde, révolte et journalisme
Albert Camus nous a quittés il y a cinquante ans dans un accident. A l'instar de celle de Roland Barthes, sa brutale disparition s'est apparentée à un suicide. Vivant, il dérangeait. Mort, il n'en finit guère de déconcerter. Depuis un demi-siècle que cela dure. Il lègue un héritage unique, impossible : assumer l'irréparable absurde, l'endosser, tant il est vrai que "l'absurdité est surtout le divorce de l'homme et du monde".
"Camus est-il un philosophe ?" s'interrogeait il y a peu Roger-Pol Droit (Le Point du 10 décembre 2009 pp 70-71). Une question-alibi pour citer celui qui professait la philosophie à travers les images et sentiments : "Je ne suis pas un philosophe et je n'ai jamais prétendu l'être…Pourquoi suis-je un artiste et non un philosophe ? C'est que je pense selon les mots et non selon les idées…On ne pense que par images. Si tu veux être philosophe, écris des romans…Les sentiments, les images multiplient la philosophie par dix".
En fait, il convient de dire que Camus n'était pas que philosophe. Écrivain, dramaturge, essayiste, philosophe et journaliste, il brassait large. En 1957, il reçoit, à 44 ans, le prix Nobel de littérature pour "l'ensemble d'une œuvre qui met en lumière les problèmes se posant de nos jours à la conscience des hommes". Propos académiciens. Vastes et fastes, comme un bateau ivre de mots qui veulent tout dire. Auxquels Albert Camus réplique humblement dans son fameux discours de Suède le jour de la remise du prix Nobel (10 décembre 1957) : "Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. Héritière d'une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence s'est abaissée jusqu'à se faire servante de la haine et de l'oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d'elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir".
Empêcher que le monde ne se défasse. C'est-à-dire, dans l'acception existentialiste, courant philosophique et littéraire dont Camus est l'un des hérauts, s'ancrer dans l'absurde, premier maître-mot de l'œuvre camusienne. Roger-Pol Droit y rajoute un second maître-mot, la révolte : "La révolte contre chaque servitude, chaque humiliation, chaque indignité est le ciment des complicités humaines, le terreau multiple de toutes les solidarités. «Je me révolte, donc nous sommes» sonne dans «L'homme révolté» comme une sorte de nouveau cogito"…
En fait, pour Camus, la révolte est la réponse à la question fondatrice de l'absurde.
Nous pourrions y ajouter le témoignage cru, dire ce qui est, troisième maître-mot de l'engagement d'Albert Camus. Parce que, quel que soit son domaine d'intervention et sa matière discursive, Albert Camus s'engage, rue dans les brancards, interpelle des réponses sans équivoque, les aiguillonne au besoin. On feint d'oublier en effet bien souvent que Camus était avant tout un journaliste. Et qu'il considérait le journalisme comme un lieu de talent et d'excellence. Il a été depuis sa prime jeunesse journaliste à l'Alger républicain (il est né en Algérie), Paris-soir et Combat d'Henri Smadja, propriétaire de La Presse de Tunisie, où il s'exercera avec brio jusqu'à sa mort.
Quelqu'un dira que le métier de reporter a inculqué à Albert Camus le sens du concret et le dégoût de la formule hermétique. En 1939, le jeune Camus se rend en Kabylie, neuf ans après la célébration du centenaire de la colonisation en Algérie. Il publie dans l'Alger républicain un grand reportage intitulé "Enquête en Kabylie". Ecoutons-le : "Je n'attaque ici personne. Je suis allé en Kabylie avec l'intention délibérée de parler de ce qui était bien. Mais je n'ai rien vu. Cette misère, tout de suite, m'a bouché les yeux. Je l'ai vue partout. Elle m'a suivi partout. C'est elle qu'il importe de mettre en avant, de souligner à gros traits, pour qu'elle saute aux yeux de tous et qu'elle triomphe de la paresse et de l'indifférence…Il n'est pas de spectacle plus désemparant que cette misère au milieu d'un des plus beaux pays du monde…(Les Kabyles) tous, sans exception, n'ont su parler que d'une seule chose et c'est de la misère…aussi c'est de cette misère que je parlerai. Tout en vient et tout y revient…car, si l'on en croit Bernanos, le scandale, ce n'est pas de cacher la vérité, mais de ne pas la dire tout entière…Par un petit matin, j'ai vu à Tizi-Ouzou des enfants en loques disputer à des chiens kabyles le contenu d'une poubelle". On ne pouvait mieux pourfendre la fausse image idyllique propagée par le Centenaire.
Mais, comme partout, le tableau serait idéal ne fut l'inexplicable incident de Stockholm. Interrogé par un étudiant musulman originaire d'Algérie sur le caractère juste de la lutte pour l'indépendance menée par le F.L.N., Camus eut cette malheureuse réponse : "Si j'avais à choisir entre cette justice et ma mère, je choisirais encore ma mère". Une phrase de trop, incompréhensible, méconnaissable. A la limite de l'arrogance et du mépris, elle ne sied guère à Camus. Elle tranche net avec les engagements antérieurs de l'écrivain, philosophe et journaliste pamphlétaire. D'autant plus que Camus vénérait semble-t-il sa mère, qui vivait précisément alors à Alger dans un quartier aux avant-postes des violences meurtrières.
N'empêche, chaque cheval a un faux-pas comme l'instruit le proverbe arabe. Et par-delà les prismes déformants des partis-pris aveugles ou épidermiques, il restera de Camus cette œuvre prodigieuse que traduisent des romans tel L'étranger ou La peste, véritables chefs-d'œuvre. Avec, en filigrane, son incomparable style ramassé, d'apparence neutre et détaché, corollaire de l'inséparable et irréparable atmosphère anesthésiante et viciée de l'absurde.
S.B.F
Par Soufiane Ben Farhat
Les commentaires récents