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«Il ne l'a pas volé», aurait dit en ricanant Sartre quand Albert Camus reçut le prix Nobel de littérature, pour railler son classicisme, sa supposée frilosité politique, cet «humanisme têtu, étroit et pur» qu'il évoquera dans sa fameuse oraison funèbre. Cinquante ans après que la Facel Vega de Michel Gallimard se fut jetée contre un arbre par un jour gris de janvier, tuant sur le coup l'auteur de L'Étranger, la gloire de Camus reste sans équivalent. Le radicalisme de son grand rival Sartre semble avoir fait long feu, tandis que la figure publique de Camus, de gauche «malgré lui» et «malgré elle», ne cesse de grandir, excédant parfois son oeuvre: un destin tragique dont José Lenzini, dans Les Derniers Jours de la vie d'Albert Camus, retrace par le menu les détails lugubres, sur un ton d'empathie hagiographique parfois grandiloquent ; une oeuvre toujours lue avec passion par les jeunes générations, une oeuvre que son auteur jugeait à peine commencée, malgré la consécration ; un personnage, enfin, complexe, mélange d'ironie et de mélancolie ombrageux, empreint d'une morale grave et sourcilleuse, séducteur frénétique, portant comme une croix dans le milieu parisien la honte de ses origines misérables et la honte de cette honte. On savait tout cela, notamment grâce à Olivier Todd, dont la biographie, parue en 1995, demeure la grande référence, nonobstant la qualité, chez Folio Biographies, du Camus de Virgil Tanase, célébrant ce «contemporain nécessaire», «porteur d'un humanisme sans illusion ni mensonge», qui «croit en la puissance de la vérité».
Jeanyves Guérin et 65 spécialistes ont décliné l'univers d'Albert Camus.
Restait à enfermer le mythe dans les mille pages d'un dictionnaire. C'est chose faite, grâce à Jeanyves Guérin et à une armée de 65 spécialistes. On ouvre cette somme avec une certaine inquiétude, craignant qu'un tel déploiement n'ensevelisse une pensée rétive à toute forme de dogmatisme, hormis quelques principes moraux tels que l'hostilité à la peine de mort ou l'exigence de la justice, cette « chaleur de l'âme ». À la lecture, l'exercice se révèle passionnant, économe de tout jargon, et d'une remarquable homogénéité. L'univers de Camus se décline en articles qui renvoient indéfiniment à d'autres articles : de «Cynisme» à «Gauche», de «Classicisme» à «Communisme», de «Nihilisme» à «Révolte», de «Louis Germain» (son instituteur) à «Philosophie», de «René Char» à «Don Juan», on peut recomposer des heures durant un parcours choisi dans la vie et l'oeuvre de Camus. La part la plus éclairante de cette somme est à chercher dans les entrées définissant le rapport de Camus avec les auteurs qui fondent sa pensée philosophique et son esthétique littéraire. Les écrivains, tels Cervantès, Dostoïevski, Faulkner ou Proust, occupent dans le panthéon de Camus plus de place que les «philosophes», ce qui lui fut reproché dans le procès en incompétence philosophique qu'instruisit la revue Les Temps modernes, sous la plume de Francis Jeanson puis de Sartre, quand il s'agit de discréditer L'Homme révolté. L'article «Philosophie» souligne remarquablement les réticences de ce nietzschéen sensuel, de cet athée imprégné de saint Augustin, face aux systèmes abstraits proposant des réponses clés en main. Camus accorde beaucoup plus de prix à une pensée incarnée dans l'art ou la littérature, comme chez Dostoïevski, dont il écrit une adaptation théâtrale des Possédés, aujourd'hui rééditée chez Folio avec une éclairante préface de Pierre-Louis Rey. «Pour moi, écrit Camus, Dostoïevski est d'abord l'écrivain qui, bien avant Nietzsche, a su discerner le nihilisme contemporain, le définir, prédire ses suites monstrueuses, et tenter d'indiquer les voies du salut.» Seuls l'écrivain, l'artiste, par l'intuition autant que par l'intelligence, sont à même d'approcher lucidement la brûlure de la vérité. Et le poète. René Char, évidemment présent dans un très bel article de ce Dictionnaire Camus, c'est l'ami précieux et constant, rencontré juste après la guerre, à qui le lient tant de valeurs communes, avec qui, pour qui, Camus envisage dès 1952 d'écrire un livre, La Postérité du soleil, essai d'écriture fragmentaire sur des photographies d'Henriette Grindat, selon un itinéraire imaginé par Char. Le livre, publié confidentiellement en 1965 par Edwin Engelberts avec une postface de Char, est aujourd'hui repris chez Gallimard : la beauté incendiaire de ces textes courts entretient avec la poésie de Char un troublant rapport mimétique dans l'amour commun du Sud. À côté d'une photo montrant de vieux toits de tuiles: «Ici veille, sous des boucliers d'argile tiède, un peuple de rois. L'herbe pousse entre les douces tuiles rondes. L'ennemi est le vent ; l'alliée, la pierre.» L'autre événement de cette actualité Camus, c'est la réédition (chez Folio) de La Mort heureuse, roman inachevé, en partie autobiographique, abandonné par Camus au profit de L'Étranger, mais qui préfigure les oeuvres à venir, jusque dans des scènes qui seront reprises dans Caligula ou La Peste. Un « laboratoire », certes, mais qui contient des scènes déjà saisissantes, jusqu'à la quasi-dissolution du héros criminel, un certain Meursault, dans le sentiment de l'absurde. La mort heureuse ? Celle de Camus fut vécue comme un deuil national. Aussitôt après le drame, l'hommage, qui dure encore, étouffa les rares voix hostiles. Il aimait la vie, il la savait absurde, il était malade : cela suffit à faire une légende où tient son rôle ce tragique solaire dont il était l'héritier.
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