N.B. :
Ce texte est tiré d'un article publié par le quotidien algérien El Watan daté du 5 novembre 2009, et il est ici amputé de son introduction et de ses notes. Cet article est signé Leïla Benammar Benmansour docteur en communication et titré "5Oe anniversaire du décès d'Albert Camus. L'humaniste incompris".
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Entre ma mère et la justice
Qualifié de philosophe ou de romancier de tous les temps, et quelle que soit la catégorie où l'on placerait Albert Camus, l'homme et l'écrivain, reste, quoi que l'on dise à son sujet, un nom qui a marqué de sa plume prestigieuse l'histoire mondiale de la littérature, mais aussi l'histoire de la politique. En effet, l'homme n'est guère resté indifférent aux soubresauts du monde, et encore moins à ceux de son pays natal, l'Algérie. Le prix Nobel ne récompensa pas seulement le talent, mais aussi l'écrivain engagé. « Il ne se dérobe à aucun combat, après avoir été un des premiers à protester contre les inégalités frappant les musulmans d'Afrique du Nord, il devint l'ami secourable des exilés espagnols antifascistes, des victimes du stalinisme, des jeunes révoltés, des objecteurs de conscience. En lui décernant le prix Nobel, l'académie suédoise le cita comme l'un des plus engagés parmi les écrivains opposés au totalitarisme », écrit H.R. Lottman. Mais pour ses détracteurs, dont nombre d'Algériens et d'intellectuels français de gauche, point d'humanisme en Albert Camus.
Et ils remettent sur le plateau cette fameuse phrase prononcée par l'écrivain célébré à Stockholm en 1957 : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. » José Lenzini écrit à ce sujet : « Ce jour-là, c'était le lendemain de la réception du prix Nobel, au cours d'une conférence de presse, Albert Camus apparaissait comme un renégat à la face de bien des intellectuels de gauche et de la quasi-totalité des nationalistes algériens en passe d'obtenir l'indépendance de leur pays ». Mais Albert Camus, qui ne cherchait certainement à blesser personne, et qui ne s'attendait pas à ce qu'un militant algérien l'interpellât sur la question algérienne, à Stockholm même, alors qu'il venait d'obtenir le prix Nobel de littérature, a peut-être répondu sans mégarde pris dans le flot de l'émotion.
Mais l'écrivain est connu pour ne jamais parler (ou écrire) pour ne rien dire. Quels que soient les justificatifs que l'on pourrait trouver à Albert Camus d'avoir prononcé une phrase qui a blessé nombre d'Algériens, et qui colle à ce jour à sa mémoire, et que ses détracteurs brandissent pour lui renier sa part d'algérianité, il est sûr que le combat de l'homme pour la justice ne souffre aucune controverse sérieuse, car sa vie entière a été un combat permanent contre l'injustice et le totalitarisme. Mais Albert Camus qui appelait les Algériens mes frères, n'avait assurément pas droit à l'erreur, même s'il précisa à celui qui l'avait interpellé à Stockholm qu'« il avait été le seul journaliste français obligé de quitter l'Algérie pour avoir défendu les musulmans ».
Les Algériens, mes frères
Il appelait les Algériens mes frères, et eux le considéraient comme tel, parce qu'Albert Camus a toujours joint la parole aux actes. Parce que beaucoup de ses vrais amis étaient Algériens, et parce qu'il était le premier à les défendre lorsqu'ils étaient brimés. Autant dire qu'il a toujours défendu le peuple opprimé. Dans ses jeunes années de journaliste à Alger Républicain, il a dénoncé la misère en Kabylie. Et ceci est une première venant d'un jeune pied-noir, dans une période où il ne faisait pas bon être du côté indigène, et durant une période où le mouvement national algérien faisait déjà parler de lui. Albert Camus en paya le prix fort, puisqu'à cause de ses articles dérangeants sur la misère en Kabylie, Alger Républicain fut interdit et Albert Camus privé d'écriture. On pourrait même dire qu'il fut interdit de séjour à Alger, puisqu'on lui refusa le droit d'y professer la philosophie. On lui proposa un poste de professeur de latin à Sidi Bel Abbès, une ville de l'ouest du pays où il lui fut insupportable d'y rester un seul jour. Il finit par accepter un poste à Oran. Une ville qu'il n'aima point. Albert Camus fit ressortir toute sa souffrance intérieure d'être condamné à vivre loin de sa ville, Alger, source de son inspiration première, dans son deuxième roman au titre révélateur La Peste (1947).
Il était celui qui appelait les Algériens « mes frères », et s'était insurgé contre l'administration coloniale lorsque cette dernière avait emprisonné des militants nationalistes algériens. Ceci bien sûr n'était pas bien vu des Français d'Algérie qui ne toléraient pas que l'un des leurs, et non des moindres, fasse de ses amitiés algériennes une affaire publique. Les romanciers français d'Algérie eux-mêmes, plutôt ceux regroupés autour d'un mouvement appelé algérianisme, et à leur tête Jean Pomier, fustigèrent l'écrivain de leur rancœur. Pomier écrit en effet que Camus était « malgré lui un des plus brillants naufrageurs de son pays natal ». José Lenzini précise à ce sujet : « Les pieds-noirs dans leur immense majorité accuseront Camus de lâcheté et le conspueront le 23 janvier 1956 quand il viendra proposer une trêve civile ». Albert Camus était pourtant celui qui cherchait continuellement le consensus, n'arrivant pas à se faire à l'idée de renoncer à vivre avec ses frères algériens, comme il n'arrivait pas à accepter l'idée que plus d'un million de pieds-noirs puissent un jour quitter ce pays qu'Albert Camus considérait comme étant aussi le leur. Une double souffrance.
Cette double souffrance est celle-là même qui fera de lui un incompris, chacun exigeant du prix Nobel de littérature qu'il choisisse son camp. Pour les Algériens, Albert Camus a bel et bien choisi le sien, celui des Français d'Algérie et la phrase prononcée à Stockholm est un aveu. Pour les Français d'Algérie, il a au contraire choisi le camp de ses frères algériens puisqu'il n'a jamais parlé d'une Algérie française. Aux uns et aux autres, Albert Camus répond : « Je ne veux pas, je me refuse de toutes mes forces à soutenir la cause de l'un des deux peuples d'Algérie, au détriment de la cause de l'autre. » (Actuelle III). Contre la guerre d'indépendance, et dénonçant la violence d'où qu'elle vienne, il accentua les rancœurs de ceux qu'il appelait ses frères, et des intellectuels français de gauche partisans de l'indépendance de l'Algérie, dont le plus célèbre d'entre eux, Jean-Paul Sartre, qui se détournèrent de lui. Et auxquels il explicite sa pensée :« Français, je ne puis m'engager dans les maquis arabes. Français d'Algérie, et dont la famille est exposée sur les lieux-mêmes, je ne puis approuver le terrorisme civil qui frappe d'ailleurs beaucoup plus les civils arabes que les Français. On ne peut pas me demander de protester contre une certaine répression, ce que j'ai fait, et de justifier un certain terrorisme, ce que je ne ferai pas. » (José Lenzini).
Lorsqu'il parla de fédéralisme, ce ne fut rien qu'un pavé dans la mare, car il ne fut entendu ni de ses frères de sang ni de ses frères algériens. Face à la polémique et aux surenchères qui ne faisaient qu'enfler, Albert Camus choisit de se taire en « s'exilant » dans le Limousin : « J'ai décidé de me taire en ce qui concerne l'Algérie, afin de n'ajouter ni à son malheur ni aux bêtises qu'on écrit à son propos. » (Actuelle III)
Tort ou raison ?
Pour Ahmed Taleb El lbrahimi, « Camus a manqué de courage et de lucidité à l'heure des choix décisifs. » Pour Abdelkhébir Khatibi, « Camus est bien mort pour plusieurs générations dans le cœur des Maghrébins ». Pour René Quinn, « si l'on pense aux épisodes sanglants qui précédèrent et suivirent l'indépendance, à l'exil auquel ont été condamnés la plupart des pieds-noirs, à l'état de crise latente, économique et politique où semble vivre l'Algérie actuelle, on ne peut s'empêcher de penser que les faits n'ont pas jusqu'ici donné tort à Camus ; il serait probablement un des premiers à le regretter ». Pour Albert Camus qui se débattait avec la question algérienne, celle de l'URSS qui surgit dans le débat français, n'arrangea pas les choses. Mais l'avenir plus rapide que prévu, lui donna raison, avec certitude au moins sur ce registre. René Quinn rendant hommage à l'écrivain engagé écrit : « On peut cependant espérer que l'avenir lui rendra justice et saura apprécier à sa juste valeur en lui ce personnage rare à toutes les époques, un homme de cœur qui savait malgré tout garder la tête froide. »
L'écrivain est encore aujourd'hui un billet gagnant pour les éditeurs (exemple La Peste vendu à ce jour à plus de 5 millions d'exemplaires) car son œuvre se vend toujours avec la même régularité. Mais Albert Camus, l'homme, est toujours au cœur des polémiques par rapport à l'œuvre elle-même, ou par rapport à l'engagement de son auteur sur la question algérienne. C'est ceci qui fait justement la grandeur de son œuvre et la pérennise, car elle interpelle le lecteur de génération en génération. Raison pour laquelle l'écrivain est toujours et plus que jamais d'actualité. La noblesse de ses idéaux et sa pensée profonde ont fait de lui, comme le dit à juste titre René Quinn, « un personnage rare à toutes les époques ». Et l'humaniste qui de son Algérie natale a intercepté le cri de détresse de Stefan Zweig, l'écrivain juif autrichien persécuté par les nazis, interdit d'écriture et dont l'œuvre a été brûlée, et décida à la suite du suicide de son auteur de la véhiculer à travers sa propre œuvre afin de lui permettre de perdurer à la barbe des nazis, et ceci au péril de sa propre vie et au risque d'être fustigé par ceux qui ne comprendraient pas son geste, démontre que l'humaniste était dédoublé d'un homme au courage insoupçonné.
« Sachons gré à Camus de nous avoir montré que l'art est la noblesse de l'homme. Mais qu'il ne saurait subsister d'art là où l'homme est avili ». (Pierre de Boidesffre)
Ce dilemme qui entoure Albert camus , en Algérie, ne devrait pas empêcher les autorités de transformer l’ancien domicile à Drean ex Mondovi , près d’Annaba de l’écrivain en musée ainsi que le petit immeuble où il grandit à Belcourt -Alger- au 93 rue de Lyon .
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