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" Je conçois et raisonne en français, mais je ne peux que pleurer en berbère..."
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JEAN AMROUCHE
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Je suis Algérien, c'est un fait de nature.Je me suis toujours senti Algérien.
Cela ne veut pas seulement dire que je suis né en Algérie,sur le versant sud
de la vallée de la Soummam,en Kabylie,et qu'un certain paysage est plus
émouvant,plus parlant,pour moi,que tout autre,fût-il le plus beau du monde.
Qu'en ce lieu j'ai reçu les empreintes primordiales et entendu pour la
première fois une mélodie du langage humain qui constitue dans les
profondeurs de la mémoire l'archétype de toute musique,de ce que
l'Espagne nomme admirablement le chant profond.Cela et bien plus;
l'appartenance "ontologique" à un peuple,une communion,une solidarité
étroite de destin,et par conséquent une participation totale,à ses épreuves,
à sa misère, à son humiliation, à sa gloire secrète d'abord,manifeste ensuite;
à ses espoirs, à sa volonté de survivre comme peuple et de renaitre comme
nation.
j'étais, je suis de ce peuple,comme il est le mien.
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JEAN AMROUCHE
Rabat 1958
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JEAN AMROUCHE
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ETOILE SECRETE...Extrait
La floraison des rêves
Noire et froide
Par lourdes vagues t'ensevelit.
C'est le baiser de la mort
Sur ta peau lumineuse où chante
Le sang de ta jeunesse éternelle.
De toi naissent les belles-de-nuit
Closes comme des vierges mortes
Avant la floraison sanglante de l'amour
Homme déchiré,
De joie commune sevré dès ta naissance,
Chaque belle-de-nuit figure la stérilité de tes jours.
Tu peux écarteler les fibres de tes membres:
Ton coeur répond par le silence
Au cantique de la Création.
En toi sommeille un paysage éteint de lune pâle,
Où l'amour est chose sans nom,
où ne chante plus le saint désir de semer
Dans une tempête
Une floraison de jeunes êtres.
je voudrais être assis au milieu des enfants.
J'aimerais tant jouer avec les enfants sages,
Qui rêvent bien au chaud dans un pays d'images
Tranquilles,
Au pied des peupliers chantants au bord de l'eau.
Nous nous prendrions les mains très délicatement,
Et nos doigts enlacés seraient comme des fleurs
tièdes et frêles dans les frisures du vent
De printemps glissant à pas feutrés.
Et nous ne dirions rien, jouant au grand silence
Des oiseaux de nuit, au grand silence du soleil.
Nos yeux n'auraient point d'ombre.
Et chacun connaîtrait le pays du Miracle.
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JEAN AMROUCHE
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EBAUCHE D'UN CHANT DE GUERRE....
Ah! Pour un mot de ma langue
Pour la seule grâce d'un mot
De schiste ou d'argile
( le vent le porte tel l'oiseau des rêves )
Pour cette flèche empennée de foudre
Pour l'éclair de la liberté
Pour ce mot orphelin
Cueilli aux lèvres sèches de l'Ancêtre
Goutte de sang sur la rose de l'enfance
Etincelante dans la roue du soleil
Pour ce mot de musique âpre
Et de timbre sauvage
Cri orphelin des entrailles immémoriales
Pour cette parole sombre et fixe
Comme un regard de veuve berçant son enfant
Assassiné
Pour ce mot de tendresse ovale
Formé d'exil qui rompt l'exil
Pour cette goutte de lait bleu
Pour l'ombre sur l'oeil sans paupière
Et l'eau de Zem-Zem aux lèvres mortes
Du pélerin au désert
pour ce mot rond pour le zéro
Sceau sacré transmis d'âge en âge
De deuil en deuil
De tombe en herbe
Pour un mot à la mer
Pour l'horizon cette fleur de sel
Pour le sourire du passé
Pour le surgeon de l'arbre sec
Pour une braise sous la cendre
Pour cet enfant de l'avenir
Pour le navire du retour
Pour le repos d'une nuit
Et pour cette escale d'un jour
Pour cette main sur la fièvre
Et pour l'ombre sous la palme
Pour ce salut sans équivoque
Et pour ce signe d'or pur
Pour le baptême d'un instant
Et ces fiançailles des frères
Pour la présence au temps des morts
D'une parole souveraine
Pour ce rien sans feu ni lieu
Pour cet élixir de l'absence
Ou ce ni cendre chair ni sang
Brume de l'aube ou de serein
Sous-bois ni mirage ni d'abeilles
Ne se mêlent au pur néant
Pour la neige à peine entrevue
Entre deux gifles de la nuit
Pour cet appel on ne sait où
Pour ce soupir du coeur profond
Pour une rose de ténèbres
Au fond de l'âme
Pour la jeunesse brandie
Et le printemps irrésistible
Pour l'agneau blanc
Pour l'agneau noir
Pour l'angle pur de ce regard
Et ce col promis au couteau
Pour un seul jour
Au dernier soir
Gloire et grâce
Amine Amane
Connaissance
Aube de sang aube d'azur
Au libre jour
Un mot d'eau vive
Dans la main
LE COEUR DU MONDE...
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JEAN AMROUCHE
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LE COMBAT ALGERIEN
À l'homme le plus pauvre
à celui qui va demi-nu sous le soleil dans le vent
la pluie ou la neige
à celui qui depuis sa naissance n'a jamais eu le
ventre plein
On ne peut cependant ôter ni son nom
ni la chanson de sa langue natale
ni ses souvenirs ni ses rêves
On ne peut l'arracher à sa patrie ni lui arracher sa
patrie.
Pauvre affamé nu il est riche malgré tout de son nom
d'une patrie terrestre son domaine
et d'un trésor de fables et d'images que la langue
des aïeux porte en son flux comme un fleuve porte
la vie.
Aux Algériens on a tout pris
la patrie avec le nom
le langage avec les divines sentences
de sagesse qui règlent la marche de l'homme
depuis le berceau
jusqu'à la tombe
la terre avec les blés les sources avec les jardins
le pain de bouche et le pain de l'âme
l'honneur
la grâce de vivre comme enfant de Dieu frère des
hommes
sous le soleil dans le vent la pluie et la neige.
On a jeté les Algériens hors de toute patrie humaine
on les a fait orphelins
on les a fait prisonniers d'un présent sans mémoire
et sans avenir
les exilant parmi leurs tombes de la terre des
ancêtres de leur histoire de leur langage et de la
liberté.
Ainsi
réduits à merci
courbés dans la cendre sous le gant du maître
colonial
il semblait à ce dernier que son dessein allait
s'accomplir.
que l'Algérien en avait oublié son nom son langage
et l'antique souche humaine qui reverdissait
libre sous le soleil dans le vent la pluie et la neige
en lui.
Mais on peut affamer les corps
on peut battre les volontés
mater la fierté la plus dure sur l'enclume du mépris
on ne peut assécher les sources profondes
où l'âme orpheline par mille radicelles invisibles
suce le lait de la liberté.
On avait prononcé les plus hautes paroles de fraternité
on avait fait les plus saintes promesses.
Algériens, disait-on, à défaut d'une patrie naturelle
perdue
voici la patrie la plus belle
la France
chevelue de forêts profondes hérissée de cheminées
d'usines
lourde de gloire de travaux et de villes
de sanctuaires
toute dorée de moissons immenses ondulant au
vent de l'Histoire comme la mer
Algériens, disait-on, acceptez le plus royal des dons
ce langage
le plus doux le plus limpide et le plus juste vêtement
de l'esprit.
Mais on leur a pris la patrie de leurs pères
on ne les a pas reçu à la table de la France
Longue fut l'épreuve du mensonge et de la promesse
non tenue
d'une espérance inassouvie
longue amère
trempée dans les sueurs de l'attente déçue
dans l'enfer de la parole trahie
dans le sang des révoltes écrasées
comme vendanges d'hommes.
Alors vint une grande saison de l'histoire
portant dans ses flancs une cargaison d'enfants
indomptés
qui parlèrent un nouveau langage
et le tonnerre d'une fureur sacrée :
on ne nous trahira plus
on ne nous mentira plus
on ne nous fera pas prendre des vessies peintes
de bleu de blanc et de rouge
pour les lanternes de la liberté
nous voulons habiter notre nom
vivre ou mourir sur notre terre mère
nous ne voulons pas d'une patrie marâtre
et des riches reliefs de ses festins.
Nous voulons la patrie de nos pères
la langue de nos pères
la mélodie de nos songes et de nos chants
sur nos berceaux et sur nos tombes
Nous ne voulons plus errer en exil
dans le présent sans mémoire et sans avenir
Ici et maintenant
nous voulons
libre à jamais sous le soleil dans le vent
la pluie ou la neige
notre patrie : l'Algérie.
Jean Amrouche
Paris 1958
poèmes algériens
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