.
C’est d’un dispositif sans précédent qu’Albert Camus, «figure tutélaire» de Marseille capitale européenne 2013 (comme l’annoncera officiellement en septembre prochain, Jean-Paul Gaudin, le maire UMP de Marseille) va bénéficier. La plus grosse part d’un budget de 98 millions d’euros sera pour célébrer le grand écrivain auquel le Président Sarkozy voue un culte : «Je n’ai pas été à Tipasa parce que j’ai gagné un concours sur Radio Nostalgie, mais parce que j’ai lu Noces», déclarait-il en 2007 sur le site algérien de Tipasa, source de ce texte, l’un des plus beaux de Camus.
Sa pièce Les Justes va devenir un opéra ; une autre, L’État de siège, échec retentissant à sa création en 1948, sera rejouée et L’Etranger se muera en ballet ; une exposition lui sera consacrée au musée Granet d’Aix-en-Provence ; un colloque dira tout sur la «passion humaniste» de l’écrivain, «sa lutte contre les totalitarismes». Même le foot sera là : la «coupe Albert Camus» - il aimait taper le ballon - sera remise par le footballeur le plus aimé des Français, Zidane.
Mais ceux qui ont vingt ans aujourd’hui et qui le découvriront auront-ils accès à Camus lui-même, ou à son contraire : une sorte de savon de Marseille, un écrivain aseptisé qui lave plus propre ? Autrement dit pour changer la France, comme l’annonçait à Versailles le Président, fallait-il aussi changer Camus, et dans ce sens ?
En 2013, l’écrivain aurait eu cent ans. On peut, à première vue, se féliciter que sa «pensée de Midi», définie dans l’Homme révolté, antidote à une Europe en crise, vienne réactiver le projet d’Union pour la Méditerranée, initié par le Président en 2008. D’ici là, il n’est pas impossible - tout étant désormais si possible ! - que Sarkozy lui-même soit sacré Prix Nobel… de la paix.
Dans l’ombre de la maison de Lourmarin achetée par son père en 1958 grâce au Nobel de littérature, Catherine Camus est perplexe. Remonter L’État de Siège qui se déroule à Cadix «parce que, disait Camus, les premières armes de la guerre totalitaire ont été trempées dans le sang espagnol» ? Redonner sa chance à cette pièce, songe celle qui débattit tant avant de publier Le Premier Homme, œuvre inachevée, de peur d’alimenter la haine des détracteurs de son père, implique de procéder à des coupes, trancher dans les monologues, solliciter un metteur en scène qui ne soit pas de circonstance.
Et redonner sa chance à Camus lui-même ? Laissons-le dire : «Bakounine est présent en moi.»Oui, le père de l’anarchie hantait son cœur. A qui, après son Nobel, Camus accorda-t-il sa première interview ? A la revue anarcho-syndicaliste Arbetarem, de Stockholm. Et sa toute dernière ? A l’organe libertaire de Buenos Aires, Reconstruir. Emmanuel Roblès, le camarade d’Oran, révèle qu’après l’attaque d’une banque de la ville par trois anarchistes espagnols pour aider leurs camarades emprisonnés dans les geôles franquistes, «il se montra très sensible à cette volonté d’entraide face à tous les risques».
Mais ne cherchez pas ces informations dans la biographie de Camus écrite par Olivier Todd. Depuis longtemps déjà, on bâillonne la vérité : Camus avait les anars dans la peau. Ce sale boulot - renier cette constante de toute une vie - la gauche l’avait commencé : «La gauche n’a jamais aimé Camus», martèle Catherine, et la droite pourrait l’achever, en 2013. Car ce Camus-là, qui eût ému la jeunesse - une troupe de hip-hop a monté L’Etranger -, n’est pas invité à Marseille, pas plus que Lou Marin, pseudonyme du libertaire non-violent allemand à qui l’on doit d’avoir enfin rassemblé en volume (1) tous les textes libertaires de l’écrivain, de Paris à Montevideo, de Rome à Madrid occupée par les franquistes.
Evidemment, on voyait mal les fonctionnaires marseillais exalter l’anarchisme de Camus. Son antitotalitarisme, oui - n’est-ce pas sur cet autel que furent célébrées les noces incestueuses de Sarkozy et de l’ancien mao Glucksmann ? Oui mais… Camus et ses camarades libertaires dénonçaient tous les totalitarismes, ils plaçaient sur un même plan les «tyrannies» et les «démocraties d’argent». Comme le slogan «gagner plus» l’eût écœuré ! Dans La Révolution prolétarienne, il déclarait : «La société de l’argent et de l’exploitation n’a jamais été chargée, que je sache, de faire régner la liberté et la justice.» Et si, comme d’autres libertaires, il trouva in fine en Gandhi la solution à son anxiété : la violence est-elle évitable ? Il n’en est que plus gênant. Dès 1949, il refusa «toute légitimation à la violence». Autrement dit, ce droit d’ingérence, si cher à un autre transfuge, Kouchner, l’eût trouvé en désaccord ; c’est une légitimation de la violence des pouvoirs, violence armée qui ne fait qu’entretenir, perpétuer le terrorisme - alors que la non-violence s’est «révélée en maints cas très efficace» affirmait Camus.
«Nous sommes en présence d’un des rares écrivains qui n’acceptent pas de se laisser corrompre», déclarait, en 1958, Lazarévitch, un anarchiste russe. Et si on essaye aujourd’hui de faire de l’écrivain le plus lu des Français le serviteur d’une politique qu’il eût méprisé, il nous avait prévenus : «Les gouvernements, par définition, n’ont pas de conscience.» Il ne s’en est jamais caché : «Le monde où je vis me répugne, mais je me sens solidaire des hommes qui souffrent.» Aujourd’hui, il eût rejoint un Julien Coupat, sa douceur rebelle : «Je suis comme un soldat qui ne porte pas d’uniforme, qui a choisi de ne pas combattre mais qui se bat toute la nuit pour d’autres causes.» L’aurore méditerranéenne les rassemble : «La démesure est un confort, toujours, et une carrière parfois. La mesure, au contraire, est une pure tension. Elle sourit sans doute et nos convulsionnaires, voués à de laborieuses apocalypses, l’en méprisent.» Vous n’aurez pas Camus !
.
Par JEAN-PIERRE BAROU écrivain.
.
(1) Albert Camus et les libertaires (1948-1960), écrits rassemblés et présentés par Lou Marin, Égrégores éditions, 2008.
.
.
.
Les commentaires récents