De la contre-guérilla à la tragédie (1959-1962)
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Ultime conflit de la décolonisation, la guerre d’Algérie dévoile une dimension de conflit civil, avec toute la violence extrême que cela comporte. Symbole de la dualité d’un peuple, le Commando Georges, composé d’anciens membres du Front de libération nationale (FLN) et de l’Armée de libération nationale (ALN), suscita bien des animosités et reste aujourd’hui un sujet sensible. Toutefois, ses résultats militaires furent probants et démontrèrent l’efficacité de recourir à des groupes de combattants autochtones, rompus aux méthodes de la contre-guérilla. Appliquée à une petite échelle en Indochine, cette autre facette de « l’art de la guerre » fut toute aussi réduite en Algérie. Pour les populations locales, ce fut une véritable surprise.
Le rôle de Georges Grillot
L’idée de s’appuyer sur des « indigènes » pour mener une lutte de contre-guérilla, est apparue pendant la guerre d’Indochine. Des commandos de supplétifs de Roger Vandenberghe ou de Jean-Louis Delayen, aux commandos du Nord-Vietnam (groupement « Mer ») rattachés à l’état-major des GCMA (groupement des commandos mixtes aéroportés), on retient l’utilité de recourir à des partisans, capables d’appliquer des méthodes de combat comparables à celles du « Viet-minh ».
À l’origine du futur Commando Georges, on trouve Georges Grillot qui, en 1947, est alors jeune sergent des Troupes de marine, chargé en Indochine d’une section de partisans dans le delta du Mékong. Missions de renseignements et d’infiltration au cœur du dispositif adverse se révèlent efficaces. Rapidement, Grillot s’intéresse à l’opportunité de « retourner » des prisonniers en jouant sur la psychologie, le rapport franc d’homme à homme, sans omettre l’impact politique de l’action française au Viêtnam. Grâce aux ralliés, Grillot fait siennes les techniques des maquisards viêt-minh – intégrées à la guerre révolutionnaire – et les retourne contre eux. La méthode, empreinte de succès, vaut à sa formation militaire de devenir un pôle de renseignement reconnu et sollicité. Mais une grave blessure interrompt Grillot dans son action et nécessite son évacuation vers la France. Une fois rétabli, Georges Grillot y intègre l’École supérieure militaire inter-armes (ESMIA) – promotion « Ceux de Dien Bien Phu » (1953-1955) – sans trouver une réelle satisfaction dans la formation suivie – trop conventionnelle à son goût – car il reste convaincu de l’importance de la guerre subversive. Cette forme de guerre est alors loin d’être reconnue à part entière.
Une fois officier, versé dans l’arme de la Cavalerie, il embarque pour l’Algérie où il se voit confier un peloton de chars dans un régiment d’infanterie. Son désir de s’impliquer dans une autre forme d’action l’incite à demander sa mutation au 3e Régiment de parachutistes coloniaux (3e RPC) du colonel Bruno Bigeard, qui a lui-même rejoint l’Algérie en octobre 1955 et intervient dans le Constantinois. Grillot souhaitait vivement servir sous ses ordres et avait tout fait pour y arriver. Mais il est gravement blessé une seconde fois en août 1956 et doit, de nouveau, être rapatrié en France. Il revient néanmoins en Algérie et prend part à la bataille d’Alger (1957).
Début 1958, Jacques Chaban-Delmas favorise la création, à Philippeville [aujourd’hui Skikda, port de Constantine], d’une École d’initiation à la guerre contre-révolutionnaire destinée aux officiers. La direction en est confiée au colonel Bigeard qui, après la crise du 13 mai 1958, est relevé de ses fonctions pour avoir refusé de participer au Comité de Salut public. Après quelques mois passés en France, il est rappelé en Algérie et sert, en décembre 1958, dans le département de Saïda. Cette région agricole de 8 000 km², située à 170 km d’Oran, compte près de 70 000 habitants. C’est là que Grillot le rejoint. La priorité est donnée au renseignement et au rapprochement de la population musulmane qui doit être mise en confiance. En quelques mois, selon Bigeard qui part définitivement de Saïda en décembre 1959, les opérations effectuées dans le département vont conduire à l’anéantissement des 9/10e des rebelles [1]. Né en 1959, le Commando Georges, auquel Grillot – alors capitaine – donne son prénom, y contribue, poursuivant, avec d’autres unités, les opérations jusqu’au début des années 1960.
Naissance du Commando Georges
La formation du commando s’inscrit dans un contexte où l’armée française n’est pas du tout – ou très peu – préparée à la guerre révolutionnaire et subversive [2]. Seuls quelques-uns de ses éléments, pour l’avoir pratiquée au Vietnam, sont conscients de son importance ; d’autant que, face à eux, le FLN forme ses jeunes recrues à la lutte des maquis et prépare les meilleurs d’entre eux à l’action politique, via son école des cadres de Larache.
Grillot, avec l’accord de Bigeard, développe son commando à partir d’éléments ralliés, comme il l’avait fait en Indochine. Il base son action sur la confiance. Tout commence lorsque, pour sonder leur fiabilité, il met sa vie en jeu en passant la première nuit parmi cinq prisonniers dont Youcef Ben Brahim, chef de bande qui était jusqu’alors retenu à Tiaret. Grillot laisse son pistolet automatique à portée des cinq Algériens. Resté sain et sauf, Grillot est certain, le lendemain, d’avoir gagné leur loyauté et leur respect.
Aux hommes qu’il sélectionne soigneusement et qui acceptent de le suivre, Grillot confie son sincère attachement à une Algérie nouvelle où les droits des musulmans seraient identiques à ceux des Européens. Image idyllique qui ne peut laisser insensibles des hommes plus ou moins déstabilisés mais tout autant idéalistes. Car les éléments recrutés ont des parcours divers. Pour la plupart, il s’agit d’anciens membres du FLN ou de l’ALN. Grillot s’adresse ainsi à Ahmed Bettebgor, dit Smaïn, issu de l’École des cadres du FLN, à Youcef Ben Brahim, responsable du convoyage d’armes et de fonds entre le Maroc et les wilâyas 3 et 6 [3]. Il recrute aussi d’anciens soldats de l’armée française comme Sercar Adda qui, malgré sa réussite au concours de sous-officier, constatait avec une juste amertume qu’il n’avait jamais été inscrit au tableau d’avancement et stagnait au grade de caporal-chef. Nombreux sont ceux qui, toutefois, restent partisans de l’indépendance de leur pays tout en souhaitant le maintien de relations avec la France.
Déçus par leur position sociale et la situation générale de leur pays, ils aspirent à une autre Algérie, sans rejeter, dans une certaine mesure, la francisation. En Grillot, ils perçoivent un homme de confiance, qui leur insuffle un nouvel espoir face à la terrible épreuve que traverse l’Algérie. Et, à tout prix, ils veulent mettre fin aux assassinats commandités par le FLN et lutter contre l’action des commissaires politiques de l’ALN et des collecteurs de fonds.
Grillot fait édifier un camp où est bientôt installée une cinquantaine de ralliés. Après huit mois d’activité, le Commando Georges comprend près d’une centaine d’hommes. Le nombre de volontaires ne cesse de croître, même pendant la Paix des Braves – l’aman ou reddition doublée d’une amnistie – que propose le général de Gaulle, le 23 octobre 1958, mais que les dirigeants du FLN et de l’ALN refusent [4]. À l’automne 1960, le Commando compte près de 150 combattants, tous d’origine nord-africaine. Le Commando va disposer, en moyenne, de 250 hommes voire jusqu’à 300 hommes, grâce au recrutement de nouveaux candidats dans le camp de transit, sous la vigilance de Youcef Ben Brahim. Pour leur protection, les commandos et leur famille sont logés dans le même quartier de Saïda.
Une organisation calquée sur celle des combattants nationalistes
Le Commando Georges avec sa devise « Chasser la misère » adopte le nom des structures qui tiennent les forces nationalises algériennes. Au Commando, on ne parle pas de compagnies mais de katibas ; on en comptera jusqu’à 4, intégrant plusieurs sticks. Le Commando, au plus fort de son activité, disposera de près de 11 sticks de 10 à 20 hommes chacun – en fonction des variations d’effectifs – placés sous l’autorité d’anciens militaires élus. L’adjudant de compagnie, tout en remplissant ses fonctions propres, porte le titre de commissaire politique et jauge la valeur de l’engagement des uns et des autres auprès des Français. Car là demeure le point faible du Commando : la menace d’être infiltré par des éléments fiables de l’ALN ou du FLN. Aussi les membres du Commando sont-ils encadrés par des hommes jugés dignes de confiance comme des chefs de douar ou des conseillers municipaux favorables à l’Algérie nouvelle.
Quant à l’avancement, il n’est aucunement automatique. Les sous-officiers et caporaux sont promus par décision de la troupe et confirmés dans leur grade par le commandement. La solde moyenne est fixée à 800 F par mois à laquelle s’ajoutent quelques primes en fonction des responsabilités assurées au sein du Commando. Cette rémunération au mérite est le plus souvent financée à partir des fonds saisis à l’adversaire.
Pour assurer le bon fonctionnement du Commando, Georges Grillot s’associe un officier adjoint chargé des questions de logistique et d’infrastructure : le lieutenant Armand Benesis de Rotrou. Ensemble, ils ont le souci de veiller à ce que le Commando apparaisse comme une formation militaire « régulière » et non pas comme une simple bande de partisans. Les hommes acquièrent ainsi une formation militaire proche de celle prodiguée réglementairement dans les unités de l’armée française : acquisition des procédures radio, lecture de cartes, communication des coordonnées ; autant de tâches qui ne sont pas toujours simples dans la mesure où l’illettrisme touche nombre d’entre eux.
Quoi qu’il en soit, sa composition et ses méthodes font que le Commando Georges demeure une unité à part, loin de faire l’unanimité des militaires français et qui suscite bien des avis divergents [5]. Il n’empêche que lorsque le général de Gaulle est reçu par Bigeard à Saïda, le 27 août 1959, à l’occasion de sa première visite en Algérie, il décore quelques membres algériens du Commando Georges.
L’action d’un « Commando de chasse »
Par définition, le Commando Georges est un « Commando de chasse ». Ses missions sont faites de recherches d’informations auprès de la population et de traques, afin de découvrir des caches et de neutraliser des adversaires littéralement pistés. L’objectif premier demeure donc le renseignement, grâce aux filières établies dans les villes, l’identification d’un collecteur de fonds ou le démantèlement d’une filière « rebelle ». Les opérations entraînent aussi les commandos dans le djebel, de jour comme – et surtout – de nuit. La vie quotidienne est spartiate, avec un confort des plus restreints et une nourriture frugale. On vit comme les nationalistes armés que l’on pourchasse et dont on revêt parfois la tenue de combat ; méthode efficace quand il s’agit de mener des coups de main nocturnes et de procéder à des arrestations, parfois de personnages importants comme Ben Sadoun, inspecteur de la wilâya 5, ou de membres de l’organisation politico-miliaire (OPA) identifiés par des agents infiltrés.
Les membres du Commando se révèlent capables de couvrir près de 30 km en une nuit, ont une parfaite connaissance de la tactique des combattants nationalistes, de la population et du terrain. Les nuits passées dans les cantonnements de Saïda sont rares, tant les missions se succèdent, au gré de coups de main et de furtives cavalcades dans les montagnes. La beauté des paysages tranche avec l’âpreté des brefs accrochages. À leur technique particulière de progression et d’action, vient se greffer l’appui feu de moyens aériens, tels les hélicoptères Piper ou Alouette II et les avions T6, guidés par les radios du Commando [6]. Les interrogatoires conduisent à l’obtention de précieuses informations, comme ce jour où le Commando s’empare d’un radio, Smaïn, qui leur communique le maillage radio et les méthodes des cellules de transmission du FLN.
Les actions de harcèlement du Commando Georges perturbent les liaisons adverses mises en place depuis le Maroc jusqu’à Alger et transitant par Colomb-Béchar et Oran. Au gré de multiples traques et combats, de fouilles de villages et d’interrogatoires, le Commando Georges anéantit l’OPA de Saïda. Collectes de fonds et ravitaillements sont supprimés, le commando de Mohammed Cheikh, qui cherchait à infiltrer Saïda pour y effectuer des attentats, est détruit. Plus de 1 000 « rebelles » sont tués ou faits prisonniers ; des dizaines de caches découvertes et quelques milliers d’armes saisis.
En même temps que le commando se partage entre les partisans des manières fortes, peu soucieux des questions d’éthique, et ceux qui les jugent répréhensibles, les événements politiques viennent obscurcir les résultats de la guerre menée : allocution du général de Gaulle en septembre 1959 sur l’autodétermination ; barricades d’Alger en janvier 1960 ; putsch du 21 avril 1961 ; rumeurs et annonce de l’indépendance prochaine de l’Algérie, sans oublier les actions de l’organisation de l’armée secrète (OAS). Georges Grillot, malgré les appels du général Jouhaud, refuse de voir son commando prendre part au putsch. L’OAS contacte certains de ses hommes, avec le même insuccès [7]. Au 15 octobre 1961, le Commando Georges dispose encore de 9 sticks de combat, d’un stick d’instruction et d’un stick de garde. Avec une moyenne de 28 journées opérationnelles par mois, le Commando Georges a saisi 1 200 armes et mis « hors de combat » 1 800 rebelles dont 300 indirectement grâce aux renseignements fournis. Près d’une trentaine d’officiers dont 7 chefs successifs de la zone VI ont été neutralisés [8].
La population locale confrontée au Commando Georges se montre de moins en moins coopérante. Le malaise est palpable au sein du Commando tout comme dans les relations avec les civils. Les remarques et les sarcasmes fusent et provoquent, en réaction, des gestes de violence individuelle ou collective de la part des commandos. Les exactions et dérapages ne calment en rien les esprits et aggravent une conjoncture déjà lourde, face à un avenir incertain. Les appréhensions s’amplifient au fur et à mesure que les accords d’Évian se précisent.
Grillot réclame alors la régularisation de la situation de ses hommes par un contrat à long terme de trois ans : « Pour préparer cet avenir où leur vie est en jeu, [il faut] une solution qui leur donne, à leurs yeux et aux yeux de la population musulmane, un autre statut que celui de mercenaires et qui représente une bien petite facture à honorer... Ils font confiance au commandement... » [9]
En décembre 1961, le général de brigade Cazelles, commandant la zone Sud oranais et la 13e Division d’infanterie transmet une proposition au général Cantarel, commandant la région territoriale et le corps d’armée d’Oran, pour que le Commando Georges soit intégré – excepté 10 de ses membres sans que la raison soit donnée – à la force locale du secteur de Saïda qui devait compter deux unités de sécurité de 130 hommes chacune. Mais dans une lettre qu’il adresse le 20 décembre 1961 au général Cantarel, le général de corps d’armée Ailleret précise : « Actuellement, il n’est pas question de transférer cette excellente unité à une force civile. » [10] Le 31 décembre 1961, le colonel Maire, commandant le secteur de Saida, écrit au général Cazelles que, en attendant, les membres du Commando Georges ont signé un engagement de trois mois au titre harki. Ils se sont « résignés » à accepter cette proposition « sous la réserve formelle qu’à échéance de ce contrat, on leur proposerait un statut [offrant] des garanties positives de stabilité (contrat à long terme) et de sécurité, notamment de leur famille, soit dans le cadre des Forces nationales, soit dans le cadre des forces algériennes » [11]. Finalement, une note de service du général Cazelles en date du 7 avril 1962 ordonne la dissolution du commando 133 (Georges) à compter du 15 avril 1962. En fait, elle n’intervient qu’au mois de mai [12], alors que le commandement des Forces françaises en Algérie a décidé la dissolution de tous les commandos de chasse : les commandos 131 (Noire), 132 (Olifant), Cobra, transformé en 5e compagnie du 1/8e régiment d’infanterie [13].
Vers l’indépendance de l’Algérie :tensions et règlements de compte
En mars 1962, les tensions politiques de l’Algérie, sur le point de devenir indépendante, pénètrent de manière plus incisive le Commando. Le doute commence à toucher certains de ses membres en même temps que les dissensions se font plus criantes. Ils se sentent perdus, ne sachant plus à qui se fier, tiraillés entre un nouveau régime algérien, qui promet la réconciliation et le pardon, et une France représentée par leurs officiers, qui proposent des engagements dans l’armée. Choix difficile quand il est question de quitter sa terre natale.
Par un décret du 20 mars 1962, soit deux jours après les accords d’Évian, les supplétifs musulmans d’Algérie se voient proposer, selon leur statut, la démobilisation avec pécule, un engagement soit dans la force locale, soit dans l’armée ou même dans les Centres d’aide administrative qui remplacent les Sections administratives spécialisées (SAS). Georges Grillot avait espoir que son Commando puisse être intégré dans la force locale de Saïda. Mais cela n’eut jamais lieu.
Parallèlement, le FLN réussit à infiltrer le Commando Georges, en l’absence des cadres algériens, absorbés par leurs responsabilités politiques de conseiller général (comme Youcef Ben Brahim), municipal ou de chef de douar. Les femmes des commandos vont aussi avoir une influence non négligeable. Approchées par des représentants du FLN, convaincues ou menacées, certaines persuadent leur époux de prendre des distances par rapport à Georges.
Les tensions entre certains gradés et les appréhensions, au moment où le gouvernement français négocie avec le FLN, contribuent à ce que quelques sticks de Georges commettent des exactions, loin de leur base et au cœur d’une population qui ne leur apporte pas – ou plus – le soutien escompté. Dérive de la guerre civile, ces actes restent dans les esprits et appellent en retour une vengeance prochaine.
Les membres du Commando Georges savent qu’une majorité d’Algériens les considèrent comme des traîtres. De leur côté, les autorités françaises tergiversent sur la conduite à tenir par rapport à ces hommes. Que faire d’eux si ce n’est leur proposer des engagements dans les troupes régulières de l’armée française. Le 25 mars 1962 est signé un décret stipulant que les membres du Commando Georges peuvent s’engager au 8e RIM. Le 29 mars, les quatre chefs de katibas – Riguet, Bendida, Habib et Smaïn – sont nommés sous-lieutenants. Ces mesures, prises dans une sorte de précipitation, se veulent rassurantes, alors que les lendemains s’annoncent amers. Mais, dans l’immédiat, on s’efforce de ne pas trop y penser.
Tout reste à faire pour mettre à l’abri les membres du commando et leurs familles soit un total de 2 500 à 3 000 civils. Or les autorités refusent leur rapatriement en métropole. Pendant ce temps, le FLN continue son action psychologique, entamée dès le 19 mars 1962, auprès des familles et des membres de Georges, en promettant le pardon conditionnel pour tous ceux qui aideraient l’ALN dans l’ultime phase du combat libérateur. Certains « harkis » désertent avec leurs armes. En réaction, le reste du Commando est désarmé, ce qui ne peut qu’accroître le malaise et les divisions.
C’est alors que se produisent, dès le mois d’avril, les premiers enlèvements de harkis du Commando, notamment des gradés, suivis d’exécutions sommaires. Le principe de non-représailles avait pourtant été adopté le 9 mars 1961 à Bâle par le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). De même, les accords d’Évian en avaient reconnu la notion (art. 2) : « Nul ne pourra faire l’objet de mesures de police ou de justice, de sanctions disciplinaires ou d’une discrimination quelconque. »
Rapidement, on dénombre 40 disparitions [14]. D’autres commandos, confiants en la promesse de pardon avancée par le FLN, décident de rentrer chez eux. Or ils subissent, entre fin mars et avril, des actions de liquidation, sans que l’on sache véritablement aujourd’hui si elles reçurent l’assentiment des hautes autorités du FLN ou si, au contraire, elles furent le résultat de la seule initiative de chefs locaux, de commandants de wilayas ou de membres de l’état-major de l’ALN désireux de « valider » leur autorité.
Le général Cantarel écrit alors au commandant supérieur des Forces en Algérie, le 9 mai 1962 pour l’informer « qu’il compte rapatrier dès que possible en métropole les gradés et hommes [du Commando Georges alors dissous] [15] qui sont restés en service. Si ces mesures ne devaient intervenir que dans un certain délai, je pense que les personnels de l’ex-Commando Georges doivent, pour des raisons impérieuses de sécurité, faire l’objet d’une mesure particulière de rapatriement ».
À partir de la mi-mai, les violations du cessez-le-feu et les enlèvements se font plus fréquents, en même temps que les règlements de compte se multiplient en juillet 1962, suite à la reconnaissance de l’indépendance de l’Algérie par les autorités françaises. Au total, près d’une soixantaine de harkis du Commando Georges, dont Riguet et Bendida, sont assassinés, le plus souvent de manière atroce [16]. Georges Grillot est lui-même l’objet d’une tentative d’assassinat, le 28 avril 1962 [17].
Pour ceux qui échappent à cette vague de violence populaire, c’est l’emprisonnement et la condamnation aux travaux forcés. Certains seront libérés grâce aux efforts de la Croix-Rouge internationale et des autorités françaises [18]. D’autres réussissent à gagner l’Hexagone, aboutissement d’une longue tragédie. C’est un quotidien misérable qui les attend dans les camps du Gard, sur le Larzac et en Lozère [19]. Exposés au chômage, quasi-illettrés, les plus chanceux sont pris en charge par quelques officiers français qui s’efforcent de leur trouver un emploi pour favoriser leur insertion. D’autres entament – et poursuivent encore – un long travail de réhabilitation, malgré les atrocités subies de part et d’autre, auprès des autorités et algériennes et françaises ; lourde tâche qui reste encore inachevée aujourd’hui.
Entre ces « apatrides francisés » et les Algériens peu enclins au pardon, Pierre Messmer, par une affirmation forte, traduit un sentiment sans doute partagé par nombre de Français qui ont connu la guerre d’al-Jazâ’ir : « Je ne suis jamais retourné en Algérie et je n’y retournerai jamais. Ce pays sanguinaire me fait horreur. » [20]
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BIBLIOGRAPHIE :
· Archives du Service historique de l’Armée de terre (Château de Vincennes), Commando Georges : 1 H 4069 . EMAT . 13e DI / 1er Bureau ; 1 H 1924.
· René Bail, Hélicoptère et commandos-marine en Algérie, Panazol, Éditions Lavauzelle, 1983.
· Bachaga Boualem, Les harkis au service de la France, Paris, Éditions France-Empire.
· Bachaga Boualem, L’Algérie sans la France, Paris, éditions France-Empire.
· Robert Gaget (général), Commando Georges. Renseignements et combats. Paris, Éditions Grancher, 2000, 243 p.
NOTES :
[1] Bruno Bigeard, De la brousse à la brousse, Paris, Éditions Hachette Carrère, 1994, p. 53.
[2] Notons à ce propos les travaux de Marie-Catherine et Paul Villatoux sur la guerre psychologique à travers l’action de Lacheroy, avec notamment la mise en place des 5es bureaux dont le but premier était de rallier les populations musulmanes à la cause et à l’action françaises. Ces Bureaux furent supprimés en février 1960.
[3] Youcef Ben Brahim décide de rejoindre les rangs français, écœuré par le comportement des responsables de l’ALN auxquels il avait à faire au Maroc.
[4] Le monument qu’ils édifient dans leur campement à Saïda porte la devise suivante : « Chasser la misère ; Dieu, qui connaît nos cœurs, sera fier de nous car nous avons gagné la paix des braves. »
[5] L’action du Commando repose sur trois valeurs que l’on retrouve citées dans les documents officiels : Vérité, Fraternité et Responsabilité.
[6] Cette complicité entre appui aérien et troupes au sol, notamment ceux de l’aviation légère de l’armée de terre (ALAT), se révéla nouvelle autant que précieuse dans la guerre d’Algérie.
[7] Seul le lieutenant Armand Benesis de Rotrou est tenté par l’OAS – réseau Bonaparte – sans y être trop impliqué. Grillot obtient qu’il soit muté en France, plutôt qu’arrêté.
[8] SHAT, Rapport sur les activités du Commando Georges établi par Grillot, le 15 octobre 1961. Cf. Dossier 1 H 4069 . EMAT. 13e DI / 1er Bureau, dossier 5.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Ibid., Dossier 1 H 4069. op. cit.
[12] Ibid., Note no 909/DI/ZSO/3 du 15 mai 1962.
[13] Ibid., Seule exception, le commando 137 (Maurice) est temporairement maintenu. Cf. note de service du général Cazelles en date du 7 avril 1962. Dossier 1 H 4069, op. cit.
[14] Du 19 mars au 1er juin 1962, on dénombre officiellement près de 487 enlèvements de Français musulmans.
[15] Il ne devait donc pas former, comme cela avait été envisagé dès le 12 mars 1962, une unité supplémentaire du 1/8e RI. Cf. SHAT, Note de service no 926/CSFA/EMI / 1er bureau du général de CA Ailleret.
[16] Sans oublier les massacres de femmes et d’enfants de harkis, le nombre total des victimes varie, selon les sources et les estimations, de 10 000 à 150 000.
[17] Grillot, devenu général à la fin de sa carrière, fut mis à la retraite en 1994.
[18] En octobre 1964, d’après le Comité international de la Croix-Rouge, on dénombre encore 25 000 prisonniers puis 13 500 en 1965. Seuls 1 200 à 1 500 d’entre eux sont libérés et accueillis en France. Officiellement, l’armée assura le recueil en métropole de 42 000 réfugiés entre juin 1962 et 1965. Cf. Guy Pervillé, « La tragédie des harkis : qui est responsable ? », L’Histoire. Dossier spécial : les derniers jours de l’Algérie française, no 231, avril 1999, p. 67.
[19] Camps de Rivesaltes, de Bias, du Larzac, de Bourg-Lastic et de Saint-Maurice-l’Ardoise.
[20] Pierre Messmer, Les Blancs s’en vont. Récits de décolonisation, Paris, éditions Albin Michel, 1998, p. 180.
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Pascal Le Pautremat
Docteur en histoire contemporaine.
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