Khaled Nezzar : un acteur de la guerre israélo-arabe témoigne
Cette guerre dura de 1969 et au-delà, et se déclenchera le 11 mars 1969, exactement.
Cette étape du conflit israélo-arabe fut baptisée «Guerre d’usure» par
le président Djamel Abdennasser qui déclarait alors : «Je ne peux
envahir le Sinaï, mais je peux casser le moral d’Israël par l’usure.»
Elle débuta par des attaques à l’artillerie puis, vers juillet 1969, à
l’aide de moyens aériens lorsqu’Israël eut recours la première à son
aviation. Ces opérations seront combinées par les Egyptiens à des
actions de commandos en profondeur, visant la récolte du renseignements.
Auparavant, il régnait chez les Israéliens, dans le Sinaï, une
situation de «ni guerre ni paix». Les jeunes trouvaient long un service
militaire de trente mois. Le général Moshé Dayan annonça qu’il était
possible de réduire la durée du service «puisque aucun danger immédiat
ne menace le pays». Ni les états-majors des pays occidentaux ni même
celui d’Israël ne souffleront mot sur ce que cette guerre apporta aux
Egyptiens. C’est tout au long de cette période que les officiers
acquerront le plus d’expérience. Ils le feront avec beaucoup
d’engagement, de persévérance et de sacrifice. Les Israéliens, tout en
répondant à cette guerre au coup par coup, ne s’apercevaient pas que le
canal de Suez et une partie du Sinaï constituaient pour l’armée
égyptienne un véritable champ d’exercices. Les officiers affûtèrent,
ainsi, leurs outils de guerre et surprirent beaucoup de pays qui, en
1967 et depuis, faisaient les gorges chaudes et racontaient à qui
voulait les entendre que les soldats égyptiens avaient «détalé» comme
des lapins et, pour mieux
courir, «s’étaient débarrassés de leurs chaussures» !
La Guerre d’usure scella les guerres de 1967 et de 1973. Elle effacera
les séquelles laissées par celle de 1967 tout en concourant à la
réussite de «Youm Kipour» qui atteindra deux objectifs et non des
moindres, à savoir la traversée puis la destruction de la ligne Barlev,
redonnant ainsi un peu de dignité aux Arabes et mettant fin au mythe de
l’invincibilité de l’armée israélienne.
Les Egyptiens manquaient cruellement d’argent, sans quoi ils auraient
sans aucun doute conféré à cette guerre dite limitée une autre
tournure, quand bien même Israël était déjà capable de nucléariser le
conflit. Mais comment pouvaient-ils le faire alors que les citoyens,
dans leur majorité, ne disposaient pas du minimum vital ? Où se
trouvait l’argent, véritable nerf de la guerre ? En réalité, cet argent
existait. Il était détenu par les Arabes et plus particulièrement les
monarchies du Golfe. Avait-il été mis entre les mains des Egyptiens ?
J’en doute, sachant surtout comment s’était terminé le sommet arabe de
Rabat, dont la finalité consistait à dégager les formules pouvant
aider militairement et financièrement les pays du front.
A l’époque déjà, nous savions que ce sommet ne fut pas à la hauteur de
l’attente des pays directement concernés, surtout pour les besoins
d’une guerre dont on savait qu’elle était menée par les Américains et
une bonne partie des pays Occidentaux.
L’Egypte manquant d’argent, comment pouvait-elle organiser son front
arrière ? Comme il est enseigné dans toutes les écoles du monde, le
front arrière soutient et stabilise le front avant et renforce l’état
moral et psychologique des troupes et des citoyens.
Mais que pouvait-on demander à des troupes directement au contact de
populations accablées par la misère et qui, lorsqu’elles étaient
surprises dans leurs champs par les tirs d’artillerie des Israéliens,
couraient dans tous les sens et criaient : «Takhreb beitak ya Gamal !»
(Malheur à toi Djamel [Abdennasser]).
Le président Sadate avait vu juste à l’époque, lorsqu’il opta pour la
voie de la paix pour son peuple car, à mon sens, il ne pouvait seul
supporter le fardeau de la guerre. Il payera de sa vie son initiative
en se rendant en Israël.
Les pages qui vont suivre décrivent les péripéties de cette armée qui,
après avoir subi une défaite cuisante, se mit au travail et reconstitua
peu à peu ce que sera la nouvelle armée. Les Egyptiens firent même
mieux puisque, d’une armée de parade, ils mirent au point un outil
militaire expérimenté, capable de tenir tête à l’armée la plus
puissante du monde. Ils réussiront en partie le pari de lui faire
mordre la poussière en les surprenant par une traversée tout en
surprise, malgré la coupure – le canal de Suez – la plus difficile de
toutes celles existantes sur un théâtre d’opération européen.
Mai 1967, dans le désert du Sinaï
Le 5 juin 1967, la guerre entre Arabes et Israéliens éclate. Quinze
jours auparavant, j’étais en compagnie d’une délégation militaire
algérienne à Al Arish, dans le Sinaï, où j’assistais à une grande
manœuvre militaire. Je me trouvais en Egypte pour la deuxième fois. Je
m’étais rendu dans ce pays une première fois dans le cadre d’une
invitation de l’armée égyptienne aux pays membres de l’Organisation
militaire africaine, dont le siège se trouvait à Accra, au Ghana. Nous
faisions partie pour la première fois de cette instance continentale à
laquelle nous avions adhéré dès l’Indépendance du pays. Abderrezak
Bouhara et feu le général Larbi Si Lahcène en faisaient partie.
Etant à l’aube de l’Indépendance, nous suscitions la curiosité. Non
seulement car la Révolution algérienne avait franchi les frontières,
mais également parce que nous portions des tenues de combat, les tenues
de sorties ne nous ayant pas encore été livrées. Pour l’anecdote, quand
nous prenions nos repas dans le restaurant de l’hôtel Scheperds où nous
étions hébergés, un homme, attablé non loin de nous, ne cessait pas de
nous regarder de façon insistante et discrète, jusqu’au jour où,
attendant l’ascenseur tous ensemble, Larbi Si Lahcène rompit la glace.
Ce curieux qui nous dévorait des yeux pendant plusieurs jours, était
simplement animé du désir de voir de près des Algériens qui avaient
tant fait parler d’eux. C’était Abder Isker, Français d’origine
algérienne, réalisateur de son état dont nous connaîtrons plus tard la
notoriété, content de côtoyer des compatriotes.
Mon second voyage en Egypte était plus important. Je m’y étais rendu,
comme je l’ai déjà dit, au cours du mois de mai 1967, juste avant le
déclenchement de la guerre des Six jours, dans le cadre d’une formation
militaire. Outre la visite des écoles d’instruction, nous étions
conviés à suivre une manœuvre qui se déroulait dans le Sinaï, près de
la ville d’El- Arish. Le maréchal Abel Hakim Amer, vice-président et
ministre de la Défense égyptienne y avait pris part et avait prononcé
un discours à la fin de l’exercice, lequel fut retransmis à la radio.
Ce jour-là, j’assistai à un spectacle grandiose.
Les cibles de chars étaient toutes atteintes et dégageaient des geysers
de flammes et de fumée. Les appuis feu, qu’ils fussent d’artillerie ou
d’aviation, se déroulaient comme s’ils étaient sur des stands de tir.
Les engagements des autres forces s’exécutaient comme à la parade. Tout
ceci remplissait d’aise et de satisfaction toute l’assistance.
De retour à Alger, je répétai autour de moi à qui voulait l’entendre,
que les Egyptiens étaient les plus forts et que, en cas de conflit, ils
allaient l’emporter sans aucun doute ! Encore novice en la matière,
j’étais soulevé d’enthousiasme. Je pensais que c’en était fini des
Israéliens. «Charbet ma’ya !» (Nous n’en ferons qu’une bouchée !),
disaient les Egyptiens, sûrs d’eux. Mal m’en prit, car j’apprenais par
la suite que les Egyptiens avaient l’habitude de maquiller les
démonstrations de toute sorte, en en faisaient trop parfois et en
travestissant la vérité, donnant une fusse impression de leur armée.
J’appris plus tard que ce n’était au bout du compte qu’une grossière
mise en scène. Les Egyptiens avaient, en fait, dissimulé des fûts de
mazout derrière les cibles de chars et l’ensemble des tirs étaient
repérés, c'est-à-dire préparés à l’avance. Derrière tout ce cirque, un
seul but : plaire au chef…»
Me Abdelkader Fatsah
Notaire à la cité Aïssani, Timezeghra, Sidi Aïch,
wilaya de Béjaïa
Constitution d’une société
Snc Général Taghzout Bensoula et Cie
Aux termes d’un acte reçu en l’étude le 11/5/2009, enregistré le
12/5/2009, il a été constitué une société dénommée Snc Général Taghzout
et Cie par MM. Bensoula Redouane et Bensoula Racim.
Autre mise en scène, inous eûmes droit au déploiement d’une unité de
dégazage où des militaires à demi-nus évoluaient sous des volutes de
buées d’eau chaude. Avait-on idée de pousser le scénario aussi loin ?
Il faut dire qu’à cette époque, les Egyptiens avaient à leur côté des
instructeurs soviétiques, dont le but ne consistait pas toujours au
transfert de la technologie mais plutôt à faire perdurer un système
dont la finalité consistait, d’abord, à durer sur le territoire et,
aussi, à vendre leurs équipements. Il n’était pas du tout étonnant que
les Soviétiques eussent transmis de tels procédés de simulation aux
Egyptiens, histoire de leur en mettre plein la vue.
Je commandais la 3e Région militaire, lorsque le souvenir de cet
épisode égyptien me revint au cours d’une manœuvre de blindés à
laquelle j’assistais dans la région de Bedeau, dans la 2e Région
militaire. Beaucoup d’officiers des différentes unités des Régions
militaires avaient assisté à cette manœuvre parrainée par le ministre
de la Défense de l’époque, le président Chadli Bendjedid. Le général
soviétique chargé des instructeurs était venu spécialement d’Alger pour
la circonstance. Je le connaissais pour l’avoir reçu auparavant à
Tindouf. Ce jour-là, à Bedeau, en présence de ce général, j’assistai à
une débauche incompréhensible de tirs d’obus et de roquettes BM 21, les
fameux «orgues de Staline», alors que quelques tirs devaient suffire
puisqu’il s’agissait de ce que l’on appelle dans le jargon militaire
des «tirs de simulation». Les munitions étant très onéreuses, ces tirs
de simulation se planifiaient dans un simple but didactique. Coincé
entre le Président et les officiers organisateurs de cette mascarade,
le général soviétique, mal à son aise, m’épiait du coin de l’œil. Il
savait que je n’allais pas le ménager lorsque viendrait le moment de la
critique de l’exercice. Il n’avait pas tort. Après l’exercice, je lui
exposai mon point de vue et lui fis part de mon incompréhension quant à
une telle manière de procéder. Le général me prit à part et me lança en
russe, sans trop me convaincre : «No chto tavaritch younas, Président
!» (Mais, camarade, le Président est ici !). J’étais interloqué. En
somme, il était permis de travestir la réalité, dès lors que le chef
assistait à une manœuvre. Les Egyptiens étaient-ils victimes de la
mauvaise foi des Soviétiques ou se rendaient-ils complices de ces
travestissements improductifs ? Ce furent, en tout cas, une des raisons
de leurs échecs répétés face aux Israéliens. Le 6 juin 1967, les Arabes
l’apprenaient à leur dépens. Quelque temps à peine avant le
déclenchement de la guerre des Six jours, j’appris que les Egyptiens,
qui pensaient prendre l’initiative et surprendre les Israéliens,
avaient invité les chefs d’état-major des pays arabes pour les
informer. Mais la surprise viendra finalement des Israéliens qui
prirent les armées arabes de court et clouèrent au sol leur aviation
dès les premières heures de la matinée.
A ce moment-là, je me trouvais à Alger. Je suivais une partie du
déroulement de la bataille à partir du siège du Commissariat politique,
seul à disposer de téléscripteurs. Les déclarations triomphalistes des
Egyptiens ne cessaient de tomber. Je décidai, tout de même, de
rejoindre mon unité dans le sud-ouest au cas où l’on aurait besoin de
moi. Une panne de voiture me força à m’arrêter à El-Asnam (Chlef
actuellement), où j’appris par la radio que l’armée israélienne était
entrée dans la ville d’El-Arich que je venais de visiter. J’avais
compris que la guerre était déjà perdue, car El¬-Arich investie
signifiait que les Israéliens avaient franchi le dernier rempart
égyptien. Le soir, j’arrivai à mon unité. Mon chef d’état-major, feu
Mohamed Ouslimane, rivé à son transistor, n’en loupait pas une et
écoutait surtout les stations radio qui annonçaient «les bonnes
nouvelles». Autant il était conscient de la débâcle, autant il voulait
encore croire en une hypothétique victoire des Arabes. Mohamed
Ouslimane, qui était passé par les écoles du Moyen-Orient, était
tiraillé entre la réalité implacable de la guerre et ses sentiments
personnels. Mélange de regret et de faux espoir. Le lendemain
après-midi, nous apprenons que le Caire était pilonné et que les
soldats israéliens atteignaient le canal de Suez. Sur la table, la
radio nous bombardait de mauvaises nouvelles. Ouslimane se rendit à
l’évidence et se mit à sangloter. Il était monté au maquis très jeune,
le jour même du déclenchement de la Révolution de Novembre 1954. Cet
homme, qui a fait parti ds premiers moudjahidine, que j’appréciais et
respectais énormément, ne pouvait contenir ses larmes devant ce qu’il
considérait comme une humiliation. La nouvelle était si triste que
certains en sont même morts, terrassés par une crise cardiaque. Nous
avions aussi appris par la radio que des jeunes filles s’étaient donné
la mort en se jetant dans le vide.
Branle-bas de combat
En même temps que des ordres nous parvenaient pour nous préparer à
rallier le Moyen-Orient, les personnels d’un fort groupement sous les
ordres du capitaine Abderezzak Bouhara s’envolaient pour l’Egypte,
précédé par le commandant Zerguini et d’autres officiers envoyés en
précurseurs. Nous étions en pleins préparatifs quand nous apprenions
que notre destination était l’Egypte.
Nous disposions, à l’époque, de trois brigades d’infanterie motorisées,
la 1re commandée par le capitaine Abdelkader Abdellaoui, la 2e était
sous mes ordres, tandis que la 3e était sous la direction du capitaine
Mohamed Allag. Une quatrième brigade, formée plus tard et commandée par
le capitaine Mohamed Allahoum, sera désignée pour me remplacer au
courant du mois d’octobre 1969.
Alger était en effervescence.
En appui du groupement du capitaine Bouhara, un fort détachement
logistique commandé par le capitaine Salim Saâdi, directeur du
transport à l’époque, suivait par la route. Arrivé en Libye, le
capitaine Saâdi reçut l’ordre de rebrousser chemin dès que les
autorités d’Alger apprirent la fin des hostilités. Sur le chemin du
retour, les Tunisiens qui, à l’aller, avaient accueilli les colonnes
avec des youyous, des fleurs et des friandises, faisaient grise mine,
non que l’armée algérienne fît demi tour, mais parce que les Tunisiens
-- comme nous tous -- se sentaient humiliés d’apprendre que les Arabes
étaient défaits en si peu de temps. Faisant fortune contre bon cœur,
ils se mettaient le long des routes et, tels des autostoppeurs,
indiquaient, le pousse levé en direction de l’est, non sans un humour
consommé, que nos hommes se trompaient de chemin car l’Egypte était
dans le sens inverse.
En sus de l’essentiel de ses forces, l’Algérie envoyait également ses
forces aériennes. Pendant le transfert de nos avions Mig 21 et Mig 17,
deux d’entre eux sont astreints à des atterrissages forcés à la
frontière algéro-tunisienne pour des raisons techniques, suite
probablement à une mauvaise préparation et à la précipitation. On prête
au président Bourguiba cette boutade : «Heureusement qu’au cas où, ils
n’atteindraient pas Tunis !».
C’est que, à l’époque, nos voisins considéraient que l’armement dont
l’Algérie se dotait pouvait un jour être dirigé contre eux. Le
capitaine Mohamed Bouzghoub, actuellement colonel à la retraite,
décollait d’une base du sud-est de l’Algérie avec deux escadrons de MIG
17. Quinze avions MIG 21, que nous venions tout juste d’acquérir,
étaient aussi de la partie. Ils étaient pilotés par des Egyptiens. Des
chars T54, des automoteurs SU 100 et des engins blindés furent aussi
envoyés au front. Dès l’atterrissage de nos MIG21, ces derniers étaient
rapidement préparés et envoyés en mission. Les avions égyptiens
étaient entièrement détruits au sol. Un de ces MIG 21, flanqué de la
cocarde algérienne, sera abattu au- dessus de Tel-Aviv. Comble de
malheur pour les Egyptiens, en plus de tous les bruits qui circulaient
sur leurs mésaventures, des gorges chaudes dirent à tort que le seul
avion qui avait atteint Israël était algérien !
Ce pilote égyptien, héros parmi tant d’autres, mérite que nous lui
rendions un vibrant hommage car, malgré une guerre perdue d’avance, il
n’avait pas hésité à piquer son appareil, tel un kamikaze, sur la
capitale de l’Etat hébreu. En pensant à ce glorieux martyr égyptien, il
me revient l’histoire de ces Palestiniens qui étudiaient dans les
universités algériennes et à l’Ecole interarmes de Cherchell, et que
nous avions décidé de mobiliser dans la perspective de les envoyer se
battre. Certains, peu nombreux, il est vrai, ne répondirent pas à
l’appel. C’était le comble, pour nous, qui venions de sortir la tête
haute de notre propre guerre libératrice.
Au début des années 1970, je faisais partie d’une délégation qui fut
envoyée en Egypte pour remettre des équipements aux forces armées
égyptiennes. La délégation était sous les ordres du colonel
Mohamed-Salah Yahiaoui. Nous étions porteurs d’un message de Houari
Boumediene dans lequel il informait le ministre égyptien de la Défense,
le général d’armée Mahmoud Fawzi, que l’Algérie mettait à la
disposition de son pays 60 avions de combat, 150 véhicules blindés et
75 à 100 chars, qui seraient livrés par l’Union soviétique. Le tout
négocié et payé par l’Algérie. L’aide de l’Algérie à l’Egypte n’était
jamais comptée. Les matériels n’avaient pas cessé d’affluer vers le
pays des Pharaons, malgré le malentendu du 19 juin 1965 et l’insulte du
président Sadate à l’endroit des pays du Front du refus. En 1973, lors
de la guerre du Kippour, et d’après le chef d’état-major de l’armée
égyptienne, le général Saâd Al-Shazli, le président Sadate critiquait
les pays arabes et plus particulièrement l’Algérie et le président
Boumediene. Il disait : «Il (Boumediene) s’est vendu aux Américains,
politiquement et économiquement. Il vient de signer un contrat de
livraison de pétrole et de gaz liquéfié à des compagnies américaines.
Son économie sera entièrement liée à l’Amérique.» Cela n’empêche, ce
même pétrole et ce même gaz furent utilisés comme arme face aux
Américains, grâce aux initiatives de l’Algérie et de son Président.
Mais le président Sadate se contredira à la fin de la guerre, lors d’un
discours, en déclarant : «Nous ne remercierons jamais l’Algérie de ce
qu’elle a apporté comme appui à l’Egypte !»
Les malentendus ont toujours émaillé les relations entre l’Egypte et
l’Algérie. Ce fut le cas pendant la Guerre de Libération, suite aux
immixtions intempestives de
M. Fathi Dib dans les affaires intérieures de l’Algérie, et de ses
multiples manigances. Ces malentendus sont nés aussi des tentatives
d’intimidation des Egyptiens, lors du redressement du 19 juin 1965 ou,
encore, lors du démantèlement de nos dépôts datant de la Guerre de
Libération. La seule réaction du président Boumediene, en 1971,
consista en la réunion des responsables des brigades ayant séjourné en
Egypte aux fins de procéder à l’appel des morts. Ils étaient quelques
dizaines à s’être sacrifiés pour que l’Algérie n’ait pas à rougir de
son passé arabe.
La défaite des pays arabes ayant rapidement été consommée, la
mobilisation générale des unités de l’ANP fut remise en cause. La
décision de maintenir, de manière permanente, une brigade sur le
théâtre d’opérations égyptien fut prise en remplacement. C’est, ainsi,
que ma brigade sera désignée pour ce faire. Stationnée à Aïn Sefra,
elle était articulée autour de trois bataillons de six cents hommes
chacun, d’un bataillon de 31 chars T55, d’un groupe d’artillerie (deux
batteries de longue portée calibre 122 mm, et une batterie d’obusiers
de 152 mm), d’un groupe de défense contre avions de deux batteries
bitubes de 35 mm, et d’une batterie de 14,5 mm sur des affûts
quadruples. Elle était composée, aussi, de cinq compagnies de
transport, de transmission, de reconnaissance de commandement et des
services. Plus tard, nous reçûmes une sixième compagnie du génie de
brigade.
En octobre 1968, je reçus l’ordre de me préparer à rejoindre l’Egypte
et à procéder à la relève de la brigade commandée par le capitaine
Abdelkader Abdellaoui. Alors que le groupement du capitaine Bouhara et
la brigade du capitaine Abdellaoui s’étaient relayés dans un intervalle
de six mois, le commandement algérien s’étant probablement aperçu que
la guerre allait s’inscrire dans la durée, décida que les séjours, à
l’avenir, allaient être d’une année pour chacune des brigades, les
matériels, eux, devaient rester sur place. La relève devait concerner
uniquement les personnels. C’était une décision sage, d’autant que
l’Algérie, étant géographiquement très éloignée du Moyen-Orient, ses
unités se présentaient toujours une fois les hostilités consommées…
C’était le cas en 1967, avant que le scénario ne se répète en 1973.
Encore fallait-il que l’on fît confiance à l’Algérie ! En tout cas,
c’est ce que pensait le président Sadate avant octobre 1973 qui, lors
d’une réunion avec son chef d’état-major et des officiers de l’armée
égyptienne, eut cette réponse sarcastique à l’adresse d’Al-Shazli, lui
demandant s’il allait prendre une initiative en vue de mobiliser toutes
les ressources arabes ou si la bataille allait être la responsabilité
de la seule confédération des Républiques du front : «La bataille sera
essentiellement la responsabilité de l’Egypte. Les autres pays arabes
resteront en marge, sans rien faire, au départ. Ils se trouveront
ensuite en difficulté sérieuse avec leurs propres peuples, et leur
attitude changera.»
A Aïn Sefra, tous les militaires savaient qu’ils allaient séjourner sur
le front en Egypte. Chacun y allait de ses réflexions. Il y avait
beaucoup de jubilation à séjourner à l’étranger. Inquiets peut-être,
mais jamais trop, car la guerre ils la connaissaient si bien, eux qui
avaient fréquenté les champs de bataille. L’ensemble des personnels de
nos unités ayant séjourné au Moyen-Orient était passé par la Guerre de
Libération nationale.
Le diseur de bonne aventure…
Le capitaine Boucetta commandait un groupe d’artillerie. Le jour de
notre départ approchant, je le voyais se comporter de façon
inhabituelle ; il me paraissait quelque peu embarrassé, voire
intrigué. Il m’avoua que lui et quelques officiers de la brigade
étaient partis consulter un marabout connu à Aïn Sefra, qui l’aurait
informé de confidences intimes sur sa famille que seul lui était censé
connaître. Il en était tout retourné. Je le taquinai, tout en le
dissuadant de s’adonner à de telles charlataneries, mais peut-on
chasser le naturel ? Ces croyances surnaturelles m’excédaient, mais
j’évitai de lui faire des remontrances et de laisser transparaître mon
exaspération. Je coupai cours à la discussion.
Quelques jours plus tard, alors que je revenais d’une randonnée dans
les environs, et au moment même où je raccrochais mon fusil au mur, on
frappa à ma porte. Célibataire, je m’étais aménagé un deux pièces à la
caserne même. J’ouvre la porte et me trouve, nez à nez, avec le
capitaine Boucetta, complètement bouleversé. Surpris, je lui demande ce
qui lui est arrivé. Il m’avoue, tout de go, qu’il revenait de chez le
marabout auprès de qui il était parti en quête de divination, en
compagnie de ses camarades, que celui-ci les avait interpellés en ces
termes : «Ah ! votre chef ne croit pas en moi ? Eh bien, allez le
chercher, il vient de rentrer à la caserne !» Je lui rétorque en
plaisantant que quelqu’un parmi ses compagnons devai,t certainement,
informer le devin par avance. Boucetta, qui se murait dans ses fausses
croyances, s’en défendit, jurant sur tous les saints que personne ne
savait que j’étais parti à la chasse. Pourtant, tout le monde
m’apercevait les week-ends et les jours fériés, arpentant la région,
notamment Tkout, connue pour ses beaux paysages. La région de Aïn Sefra
était très giboyeuse ; je ne me séparais donc jamais de mon fusil de
chasse.
Curieux, je suis le capitaine Boucetta chez ce marabout, dont on attend
l’avis comme un oracle. Je suis surpris par l’endroit, une sorte de
salle de réception. A l’entrée de celle-ci, trônent quelques personnes
chargées d’accueillir les visiteurs. Nous sommes immédiatement
introduits dans une grande salle faisant office de salon. Je salue le
marabout, que je reconnus sans peine par son accoutrement, en même
temps que j’aperçois quelques officiers adossés au mur et assis en
tabouret, à même les tapis. Le marabout, très affable, m’accueille avec
beaucoup de gentillesse. Je me gardai de lui dire que je ne croyais
point en ses prophéties, que certains officiers lui demandaient de
répéter. Il m’installe à sa droite et commande à son fils un thé. Une
seconde personne, son autre fils - je le saurai plus tard -, lui remet
un paquet qui ressemble à un courrier. Il me souhaite la bienvenue et
refuse d’acquiescer aux officiers, malgré leur insistance, répétant
sans cesse qu’il n’était pas un devin.»
Il était instruit en langue arabe. Intelligent, il évitait subtilement
de heurter mes convictions, répétant à ceux qui ne cessaient de lui
poser des questions : «Vous partirez en paix et reviendrez en paix !».
Il parcourait son courrier et, dès qu’il s’agissait de lettres en
langue française, me les tendait. Un moment, j’avais entre les mains
une lettre expédiée de France. Même les émigrés cherchaient refuge chez
ce marabout. Dès les premières lignes de la missive, je me mis à rire.
Mon ami le marabout, d’un coup sec, m’arrache la lettre des mains en
s’écriant : «Celui-là ne sait pas ce qu’il dit !» L’auteur de la
supplique lui demandait, en fait, de l’aider à gagner au tiercé. A
l’évidence, le marabout faisait de ses «dons de voyance» un fonds de
commerce lucratif. J’avais appris que beaucoup de responsables lui
rendaient visite, des ministres et des walis, entre autres.
Ses paroles me revinrent quelques années plus tard : «Vous partirez en
bonne santé et reviendrez de même !». Futé, il ne pouvait avoir
meilleure réponse ; une réplique passe-partout, qui rassure en même
temps qu’elle conforte les pouvoirs fictifs de ce diseur de bonne
aventure.
L’heure fatidique du départ a sonné. Le principe de la relève était
simple, le bataillon relevant occupait la place de celui relevé, et
ainsi de suite. Puis, vient le tour des compagnies de commandement et
de l’état-major lui-même. Le commandant de brigade faisant le voyage le
dernier, car chargé de l’embarquement de l’ensemble de la brigade. La
vingtaine de jours consacrée à la relève suffisait aux personnels,
qu’ils soient officiers, sous officiers ou hommes de troupe, pour
prendre leurs consignes. Ils disposaient d’assez de temps pour
s’adapter au dispositif de combat. Le commandant de la brigade relevant
embarquait le dernier, car deux jours étaient largement suffisants pour
la cérémonie de passation des pouvoirs.
En Egypte, les personnels percevaient un double salaire et étaient
approvisionnés toutes les semaines en denrées inexistantes sur place.
La prime d’alimentation et les autres primes étaient les mêmes, pour
tous. Elles équivalaient à celles qui nous étaient octroyées en
Algérie, ce qui triplait, voire quadruplait, le niveau de vie des
personnels. Chaque semaine, un avion de type Antonov 12 chargé de
l’approvisionnement et du courrier atterrissait au Caire. Le
commandement de la brigade disposait d’un appartement dans la capitale,
tandis que le chef de brigade disposait d’un véhicule de fonction.
L’embarquement se faisait à partir de la base aérienne de Tafraoui,
située près de la ville d’Oran, dans l’ouest algérien.
J’étais sur place depuis déjà quelques jours afin de préparer le
transfert de l’ensemble de la brigade sur l’Egypte, avec le commandant
de la base, le capitaine M’hamed Bencherchali, un militaire rodé pour
ce genre de missions. Bencherchali s’était occupé de la première
brigade. C’était un ami de longue date.
Je connaissais aussi quelques officiers aviateurs, officiers mariniers
et autres officiers de l’armée algérienne. Beaucoup de choses que nous
partagions en commun nous rassemblaient. Nous étions insouciants, de
cette insouciance que nous procurait la fougue de notre jeunesse, et
avions des projets et des rêves plein la tête. Nous ne dépassions pas
les 24 ou 25 printemps et disposions de près de quatre à cinq années
d’expérience, acquise dans les maquis.
Mûrs avant l’âge, nous commandions déjà des milliers d’hommes, tous des
«moustachus» de la Guerre de Libération nationale. Nous n’avions pas
connu l’adolescence. L’autocensure s’était installée en nous. Nous nous
cachions lorsqu’il s’agissait d’accomplir des gestes simples
qu’accomplissaient tout jeune de notre âge, comme s’attabler à la
terrasse d’un café ou fréquenter un dancing.
Auparavant, j’avais accueilli M’hamed Bencherchali à la base de
Mécheria pour une escale de carburant. Je l’accueillis, entouré de
quelques officiers. A cette époque, tout n’allait pas bien sur nos
frontières ouest. L’affaire de Hassi Beïda n’était pas encore
cicatrisée. M’hamed convoyait un avion de reconnaissance Yak II sur
Tindouf. J’étais content de le retrouver. Car, en plus de l’amitié qui
nous liait, il était très avenant, très sympathique et la main toujours
sur le cœur. Il avait beaucoup de répartie, le mot pour rire et pour
plaisanter. Il était aimé de ses subordonnés pour ses grandes qualités
humaines. Un jour que nous rentrions ensemble, sur Alger, il m’invita à
faire escale à Blida pour y déjeuner et faire connaissance avec ses
parents. M’hamed descend d’une famille assez aisée. Sa famille, qui
travaillait dans les tabacs, fut touchée par les nationalisations. Son
père, patriote de première heure, est passé de propriétaire à
fonctionnaire dans sa propre usine. La famille Bencherchali a beaucoup
donné à la patrie. Son frère Mustapha est tombé au maquis en 1957.
Lui-même était moudjahid, et son frère Noureddine aussi.
Nous voyagions, mes hommes et moi, à bord d’avions Antonov 12. Nous
étions renforcés par des avions égyptiens. Les six avions dont nous
disposions à l’époque étaient pilotés par les officiers pilotes
algériens Trabelsi et Djilali Timoulgui, actuellement pilotes à Air
Algérie, Slim Ben Abdallah, qui fut longtemps pilote du Président et
actuellement général en activité, Rachid Boutella, Mohamed Boulahzaz,
Mustapha Daoudji, Derradji, Souilah en j’en oublie… Tous à la retraite.
Jeunes, l’indépendance fraîchement acquise, nous rêvions tous d’une
Algérie grandiose. Ces pilotes, à la fleur de l’âge, sillonnaient les
cieux au péril de leur vie avec, pour seul bagage, le peu d’expérience
dont ils disposaient au sortir de leurs écoles. Ils avaient pris les
commandes de leur avion sans hésiter, parce qu’ils avaient cru le rêve
possible. Ils étaient sur la brèche, de jour comme de nuit, pendant le
séjour de toutes les unités algériennes au Moyen-Orient. Ils voleront
dans les conditions les plus pénibles, braveront les orages qui
foisonnaient à hauteur de 4 000 mètres – leur altitude de croisière.
Les AN12 ne disposaient que d’une petite cabine pressurisée, ne pouvant
contenir qu’une dizaine de places assises.
Un jour, le lieutenant Mohamed Boulahzaz, qui commandait un Antonov 12
eut le radar de navigation en panne dès le décollage de l’aéroport
militaire de Tafraoui. Il continua son vol avec pour seul but d’arriver
à l’heure. Il comptait procéder aux réparations lors de l’escale à
Benghazi ou à Tripoli, en Libye. Ne pouvant le faire comme prévu, il
continua son voyage sur le Caire, en se servant uniquement de sa radio
pour s’éloigner des orages. Il les évitait en slalomant au son de la
friture qu’il entendait dans ses écouteurs et qu’occasionnaient les
perturbations électriques.
Je me trouvais dans l’avion piloté par Slim Benabdallah. Après un petit
somme, et à l’approche du Caire, je pénétrai dans la cabine de
pilotage. Je fus surpris par la vue de lueurs bleuâtres, couvrant toute
la verrière. Intrigué, je demandai au pilote ce que cela signifiait.
Benabdallah me rassura que cela était normal et qu’il s’agissait, tout
simplement, d’électricité statique qui se crée dans certaines
conditions atmosphériques. J’appris, par la même occasion, que l’avion
de même type qui nous précédait fut touché par la foudre. Il était
piloté par Mohammed Trabelsi, qui nous apprit par radio qu’au moment où
il reçut l’impact, l’avion fut secoué et une boule de feu d’une lueur
rougeâtre envahit la carlingue. Il y eut un moment de panique,
l’ensemble des quatre-vingt-dix soldats faillit se ruer vers l’avant,
si ce n’était l’intervention énergique des membres d’équipage pour
éviter que l’avion ne se déséquilibrât. Toujours par radio, il nous
rassura que tout était rentré dans l’ordre, sans incident.
Lorsque nous atterrîmes, quelques dizaines de minutes plus tard, des
officiers algériens et égyptiens étaient attroupés autour de
l’appareil. Avec Slim Ben Abdallah, j’aperçus une déchirure du métal,
qui partait du nez de l’appareil et zigzaguait le long de tout le
fuselage, suivant les rivets qui emboutissaient la tôle. Eberlués, nous
nous dîmes qu’ils avaient eu une sacrée chance.
Au cours d’un autre voyage, un de ces jeunes pilotes, pris dans une
météo exécrable et sachant qu’il ne pouvait, ni continuer dans ces
conditions à cette altitude, ni revenir à sa base, eut la présence
d’esprit d’entasser tous les hommes qu’il transportait dans la petite
cabine pressurisée et put monter à 8 000 mètres. Il évita, ainsi, la
mauvaise météo et réussit à sauver son avion et de nombreuses vies
humaines.
Pendant toute la période que demandait le transfert de la brigade vers
le Moyen-Orient, je m’installai carrément à Oran. J’élisais domicile
parfois au mess des officiers, parfois chez des amis. Je me reposais la
matinée tandis que l’après midi, à l’heure d’arrivée des unités à Oran,
je les rejoignais dans la zone de regroupement et d’attente. C’était
une caserne attenante à l’école de Tafraoui, que le commandement avait
mis à notre disposition. Elle présentait l’avantage d’être spacieuse et
propre. Elle était équipée de manière à ce que les unités à transporter
puissent passer une à deux nuits sur place, le temps de leur repos, de
leur préparation et de leur dotation en équipement.
Oran brillait de tous ses feux. Les français venaient de quitter Mers
El-Kébir avant terme. Les villas qu’ils avaient abandonnées ne
trouvaient pas acquéreur. En 1971, lorsque Boumediene fit l’appel des
morts à Tafraoui, les persiennes mal fermées des immeubles HLM laissés
par le colonisateur à Valmy, village que je traversais deux fois par
jour lorsque je rejoignais Tafraoui, claquaient au gré du vent du fait
de l’absence de locataires. A l’époque, la ruée vers les villes n’était
pas encore de rigueur. L’exode ne commença qu’après 1971, au lendemain
de la fameuse Révolution agraire.
Sur le front
Habituellement, les unités algériennes qui arrivaient sur le front
occupaient les anciennes positions. Il n’y avait pas de positions de
rechange, et personne n’y avait pensé. Je pris la décision d’en creuser
d’autres, afin d’éviter à mes unités d’être surprises par l’ennemi.
L’adjoint politique du commandant de la 2e Armée, le général
Abdelmounaïm Khalil, m’invita un jour au mess des officiers de Fad,
petite localité au bord du Lac Amer, tout près de ma position
défensive. Khalil me pria de m’asseoir à ses cotés et profita de
l’occasion pour me lancer : «En passant, j’ai vu vos hommes creuser des
positions. C’est peine perdue, l’ennemi n’interviendra jamais ici,
retirez-vous à l’arrière du front et occupez-vous de leur formation !».
Ahuri, j’esquissai un «mon général…», puis me ravisa. Plus tard, je
méditai longuement les paroles de ce général, mais ne pris pas acte de
sa proposition. Je laissai, donc, mes hommes poursuivre la préparation
des nouvelles positions, qu’ils allaient occuper quelque temps plus
tard. Heureusement, d’ailleurs, car quinze jours après les Israéliens
«fêtèrent» notre arrivée en bombardant massivement à l’artillerie
toutes nos anciennes positions. Devais-je rappeler au général Khalil
que la règle qui consiste à occuper des emplacements de rechange,
lorsqu’ils existent, ou d’en préparer d’autres, est enseignée dans
toutes les écoles, que ce soit à Paris, à Moscou ou au Caire ? Et que
creuser des emplacements, lorsque l’on arrive sur une nouvelle
position, peut sauver des vies humaines ?
Mes relations avec nombre d’officiers égyptiens étaient limitées au
travail. Lorsque je visitais le front, j’étais à chaque fois surpris
par le comportement des soldats égyptiens. Ceux-ci s’écriaient à notre
passage - nous étions reconnaissables à nos tenues couleur olive - :
«Techrabou hâga ?» (Vous prenez quelque chose ?). Ce geste
d’hospitalité, ils le faisaient systématiquement, même quand ils
n’avaient rien à offrir… Au bout d’une certaine période, nous nous
aperçûmes que c’était une forme de politesse et une manière de
souhaiter la bienvenue. Contrairement à tous les racontars que nous
avions pu entendre, nous constations de nous-mêmes que le soldat
égyptien était brave et, surtout, discipliné. Seuls les moyens
matériels et les équipements modernes, comme ceux des Israéliens, leurs
faisaient défaut, en même temps qu’une formation adéquate.
Ma brigade était rattachée à la 18e Division d’infanterie motorisée,
commandée par le général Mustapha Chahine. Son chef d’état-major était
le colonel Abou Ghazala, devenu plus tard chef d’état-major général
sous le président Sadate. Abou Ghazala était un éminent spécialiste de
l’artillerie, qui avait à son actif plusieurs ouvrages sur le sujet. Le
général Mustapha Chahine, malgré son âge avancé, était un homme très
actif et toujours près de ses hommes. Il me prenait avec lui, dans son
command-car, pour rendre visite à ses unités en exercice. Son véhicule
ne désemplissait jamais de toutes sortes de cadeaux, qui lui servaient
à récompenser les meilleurs d’entre eux.
Lors d’une de ses visites à ma brigade, il vit des points d’appui bien
organisés, et fut frappé au point d’en informer ses chefs de brigade,
qu’il fit venir sur place. A l’un de ses officiers, qui
s’enorgueillissait de disposer de points d’appui identiques, le général
Chahine, quelque peu agacé, répondit en le défiant d’aller ensemble
vérifier cela de visu : «Ha’ya fa’ragoûni !» (Montrez-moi donc !)
Je voyais plus fréquemment le chef des opérations de la Division, le
lieutenant-colonel Galal. A chaque fois qu’il me fallait rencontrer le
chef de Division, ou le chef d’état-major, je devais m’adresser à lui.
Très avenant, le colonel Galal m’accueillait avec le sourire puis, dès
que je prenais place, il y allait de sa question habituelle : «Techreb
âch yâ akh Khaled ?» (Qu’est-ce que je vous sers frère Khaled ?». Quand
l’attente se prolongeait – c’était «normal» –, je m’armais de patience,
connaissant sa réaction : «Ouarâk îh yâ akh Khaled ?» (Pourquoi
t’impatientes-tu inutilement frère Khaled ?).
Un jour, de passage à la Division, un âmid (général) me fut présenté,
qui était là pour remplacer le colonel Abou Ghazala, appelé à d’autres
fonctions. Il torturait le français, plus qu’il ne le parlait, et il
aimait à s’en faire valoir. Depuis ce jour, ce fut un calvaire pour
moi. Je ne pouvais l’éviter, ni éviter toute l’attention que je devais
lui prêter pour comprendre quelques bribes de ce qu’il baragouinait
dans la langue de Molière. A chaque fois que je le rencontrais, c’était
la migraine assurée, vu les efforts surhumains que je devais déployer
pour saisir son discours. Je devais le rencontrer très souvent depuis
qu’il était à la 18e Division. Un jour, il me prit à part et me tint
ces propos : «Alors que je passais près de votre bataillon de chars, je
rencontrai un de vos officiers tankistes. Il était ridé, âgoûz kida.»
Je reconnus mon homme immédiatement. Il ajouta : «Je me suis adressé à
lui en français, il ne m’a pas compris. En arabe non plus».
Je fus désagréablement surpris d’apprendre que le général n’eût pas
reçu de réponse à ses questions. Le lieutenant Lahlou, c’est de lui
qu’il s’agissait, pouvait aisément l’affranchir, pourtant. De retour à
la brigade, je m’arrêtai au bataillon de chars, situé à proximité de la
route, et informai l’officier adjoint de l’unité que je voulais voir le
lieutenant Lahlou. Quand celui-ci se présenta devant moi, je le toisai
et le réprimandai, pour n’avoir pas «su» répondre aux questions du chef
d’état-major de la 18e Division. Il me répondit du tac au tac : «Oui !
j’ai bien rencontré un général, mais comme je ne savais pas de qui il
s’agissait, je n’ai rien voulu lui dévoiler de notre bataillon ! Et
puis, après tout, un général ça se signale avant de rendre visite,
sinon n’importe qui pourrait se prévaloir d’être général !» Rusé, il
avait fait le sot. Je l’invitai à prendre un café avec moi et cherchai
une fausse excuse à l’adresse du âmid désenchanté.
Nous tenions, de temps à autre, des réunions avec le chef de Division.
Un jour, alors que nous nous trouvions autour d’une table, avec
l’ensemble des chefs de brigade de cette grande unité, le chef de
Division cria, à qui voulait l’entendre, que la 2e Armée avait dû
changer de décision suite à la demande du «frère Khaled», lançant sur
ces entrefaits : «Je me porte garant du frère Khaled, parce que j’ai
pleine confiance en lui !» Il me rappela la demande dont je lui avais
fait part auparavant et qui consistait à disposer d’un emplacement
défensif, donnant directement sur le canal de Suez, afin de mieux faire
participer mes hommes et leur éviter l’ennui, le long du Lac Amer,
distant de 14 kilomètres des lignes ennemies.»
Le chef de Division nous tendit à chacun un calque de nos nouvelles positions car, suite à cette demande, il y eut tout un chamboulement du dispositif, ce qui entraîna un véritable remaniement. Entassés dans l’exiguë casemate du chef de Division, nous ne pûmes déployer nos calques pour prendre connaissance de nos nouvelles limites. Je décidai de le faire plus tard, une fois rentré à mon poste de commandement. Je continuai à prendre note de toutes les recommandations qu’il nous édictait. Je remarquai que j’étais filé du regard par mes voisins de table, étonnés de me voir écrire en français alors que les débats se déroulaient en langue arabe. Je souris et leur expliquai que, malheureusement, notre génération n’avait pas eu la chance d’apprendre l’arabe, mais qu’elle avait quand même le mérite d’avoir bouté les Français hors d’Algérie…
Accompagné de mon chef d’état-major, le capitaine Rachid Assat, je rejoins notre PC. Nous nous mîmes immédiatement au travail, curieux de connaître nos nouvelles positions. Je déployai le calque et m’aperçus que quelque chose ne tournait pas rond. Ne disposant pas suffisamment de profondeur, je ne voyais pas comment installer mes principales unités, comme si on voulait préserver une portion importante de terrain pour le voisin en faisant fi des notions tactiques élémentaires. Le dîner expédié, mon chef d’état-major et moi nous attelons au travail. Il fallait préparer un mémoire faisant office de contre proposition consistant en de nouvelles propositions. Nous terminons très tard dans la nuit et nous nous présentons le matin au PC de la Division, pour exposer au chef de Division notre déconvenue et la façon dont nous pensons y remédier. Comme nous devions patienter, nous décidons de rendre visite au spécialiste soviétique - El khabir comme ils aimaient à le présenter, afin de lui demander ce qu’il en pensait. Il s’aperçoit très vite de la supercherie et nous dit tout de go : «Adressez-vous au chef de Division, c’est un homme correct, il vous donnera raison.» Dans la casemate qui tenait lieu de salle opérationnelle de la Division et où se trouvait l’auteur de la manigance, le lieutenant colonel Galal, nous demandons à parler au chef de Division directement. On nous fait patienter quelques minutes avant d’être introduits chez le chef de Division. Aimable et souriant comme à l’accoutumée, le général Mustapha Chahine s’enquit du motif de notre visite si matinale. Je lui expose la situation issue de la réunion de la veille, brièvement. Il jette un regard à notre carte et saisit vite le stratagème. Il cria de toutes ses bronches : «Galal ! » Et les instructions fusent : «Le PC de la 134e Brigade reviendra au frère Khaled !» Puis, il se retourne vers moi : «Voici vos nouvelles limites. Faites attention au déversoir (1), il est très sensible. Installez votre poste de commandement ainsi que vos unités d’appui derrière celui-ci.» Il termine par nous souhaiter bonne chance.
Nous ne demandons pas notre reste et nous nous esquivons rapidement. Nous saluons le lieutenant Galal quelque peu gênés, mais contents d’avoir déjoué ses petites combines et celles de son acolyte, le commandant de la 134e Brigade dont je reçus un coup de fil, tard dans la soirée. Il me demanda s’il pouvait passer me voir à mon PC. Je compris de suite que le chef de Division était passé à l’action et voulait vite réparer le préjudice, probablement excédé par tant de malhonnêteté.
L’heure de la rencontre étant prévue tard dans la soirée, je décidai de l’inviter à partager notre dîner. Mais le colonel, apparemment très contrarié, déclina mon offre, marmonnant qu’il voulait que la passation des consignes se déroulât le plus tôt possible.
C’était aussi mon vœu, je l’avoue. Une fois la date arrêtée, il s’éclipsa. Au moment des passations de consignes, je compris pourquoi il tenait tant à son PC. Ce dernier était alimenté en électricité par une ligne à haute tension qui ne passait pas très loin, une télévision était installée dans sa casemate. Tous les membres de son état-major logeaient dans des casemates bien aménagées et bien camouflées, alignées sous une haie d’orangers. Quelques jours plus tard, je m’aperçus qu’autant son état-major était bien installé, autant ses compagnies de brigade étaient à l’abandon. Pourtant, les deux n’étaient séparés que par une haie d’orangers. Il suffisait pour s’en rendre compte de traverser en faisant à peine deux à trois pas. Aucune compagnie ne disposait de casemate. Les six cents hommes de ces compagnies avaient chacun un élément individuel en préfabriqué métallique d’un mètre sur un, que l’on appelait Ghata arras (couvre tête). C’en était réellement un, car les hommes l’employaient comme tel, tandis que d’autres l’utilisaient comme bon leur semblait. Normalement, ces bouts d’éléments préfabriqués étaient donnés en dotation pour être assemblés l’un à l’autre et constituer une tranchée couverte. Tout autour, au vu des détritus et autres déchets traînant çà et là, il apparaissait que les hommes n’étaient pas suffisamment pris en charge par leurs supérieurs.
Quelques jours plus tard, je fus brusquement réveillé à l’aube. Un officier était venu m’informer qu’une panne générale était survenue sur l’ensemble de notre réseau filaire et que plusieurs tentatives pour rétablir la liaison à l’intérieur de la brigade comme à l’extérieur, étaient restées vaines. Il nous informa qu’il était impossible d’avoir une liaison avec la Division ou l’Armée. En somme, la brigade était entièrement isolée. La mort dans l’âme, j’ordonne d’ouvrir le réseau radio, de se mettre en veille et de ne communiquer que sur ordre express (2). Ce n’est que vers 10 ou 11 heures que des responsables des transmissions de la Division vinrent s’enquérir de la situation. Ils découvriront que les câbles qui aboutissaient à ma brigade en provenance du réseau principal de la Division, étaient entièrement sectionnés au couteau sur environ un kilomètre et demi. C’était un acte de malveillance manifeste.
Bien qu’elles fussent menées tambour battant, les réparations exigèrent une journée pleine. Quelque temps plus tard, mon regard s’arrêta sur deux hommes que j’avais déjà vus et qui semblaient continuer à rechercher des indices sur notre déconvenue. Excédé, je les interpellai sans ménagement : «Voyons ! Vous n’avez pas encore compris que ce sont les éléments de la 134e Brigade qui ont fait le coup ?»
La 134e Brigade fera encore parler d’elle lors d’une attaque israélienne qui avait visé l’ensemble des postes d’observation d’artillerie positionnés le long du canal de Suez.
Tout au moins ceux situés sur le front de la 2e Armée, du Lac Amer jusqu’à la ville de Port Fouad. D’ailleurs, cette action, comme d’autres, est restée dans les annales de la guerre d’usure. A la fois audacieuse, furtive et simultanée, elle visait l’ensemble des postes d’observation de la 2e Armée égyptienne. Les soldats égyptiens, comme les nôtres d’ailleurs, nichés - c’est le mot - sur des arbres, seuls points permettant l’observation, furent surpris par cette attaque et ne durent leur salut qu’aux barres métalliques qu’ils avaient à leur disposition et qu’ils empruntèrent pour descendre en virevoltant, tels des pompiers à l’annonce d’un incendie… Notre brigade disposait d’un poste d’observation contigu à celui de la 134e Brigade. Je suivais donc le déroulement de cette action par l’intermédiaire de notre commandant de la batterie d’obusiers de 152 mm que l’on surnommait «Erja» (attends), en raison du temps lent qu’il mettait à transmettre les corrections de tirs.
Notre officier eut plus de chance et mit ses hommes à l’abri, à l’inverse du commandant de la batterie de la 134e qui eut des morts et des blessés dans ses rangs. Lui-même fut touché. Je répercutais les informations sur la Division en leur demandant de dépêcher des secours vers le poste d’observation. Je fus assailli de coups de téléphone, mais de secours point. Tous les appels ne s’inquiétaient que de l’état de l’officier, les hommes de troupe comptaient pour rien…
Au bout d’une heure presque, ne voyant pas de secours arriver sur
les lieux, j’ordonne au commandant de la compagnie de reconnaissance de
ma brigade, le capitaine Larbi, de prendre un véhicule et d’aller les
chercher malgré l’intensité des feux. Deux heures plus tard, les
blessés étaient à l’abri à l’infirmerie, pansés et soignés, attendant
que leur unité daigne venir les récupérer. Le lendemain, je me rendis
sur place pour m’enquérir de l’état de mes hommes et profitai de
l’occasion pour rendre visite aux soldats égyptiens, installés tout
près. Reconnaissant de voir un officier leur rendre visite, ils se
rapprochèrent de moi, empreints de respect et de gratitude. Je leur
serre la main et remarque que certains treillis étaient encore tachés
de sang. J’apprends, de la bouche de mon officier d’artillerie, que les
blessés «légers» étaient retournés à leur poste dans l’après-midi même
de l’attaque.
Ce n’est que plus tard, pendant cette période de la Guerre d’usure, que
les Egyptiens comprendront l’importance de l’homme et de son état moral
et psychologique dans la bataille.
La casemate du sous-lieutenant Rezki
Nous héritons du lieutenant Smaïn de l’Armée égyptienne. Il était
détaché à la brigade algérienne, dans la fonction d’officier de
liaison. Il l’avait été avec toutes les brigades qui nous avaient
précédés. Ingénieur de formation, le lieutenant Smaïn était mobilisé
pour les besoins de la guerre et accomplissait son service militaire.
Il le faisait avec dévouement. C’était un homme très respectueux,
timide même. Nous savions qu’il faisait partie des services de
renseignement, mais nous n’en faisions pas cas. Nous étions là pour
servir nos frères arabes et n’avions rien à cacher. Nous serons
renforcés, quelque temps plus tard, par le lieutenant médecin Farouk,
spécialiste en chirurgie. Nous nous retrouvions, pendant les repas, à
la popote des officiers, aménagée en forme de carbet (3) et que nous
utilisions hors les jours de froid. Pendant le jour, nous nous voyions
très peu car le déjeuner était vite expédié, tandis que le soir, après
le dîner, nous restions plus longtemps ensemble, regardions la
télévision ou jouions aux cartes. Durant une de ces soirées où nous
tuions le temps par une belote, le lieutenant Farouk, assis en retrait,
nous regardait sans discontinuer. Il s’exclama : «Akh Khaled, je vous
observe depuis quelques jours et je ne vois rien de ce que mes
collègues de Suez (4) m’ont raconté sur vous.» Intrigué, je me demandai
au fond de moi-même ce que ses collègues avaient bien pu lui raconter
sur nous et qu’il ne partage pas avec eux. Nous chargeâmes le
lieutenant Farouk, un jour, d’une mission au Caire pour accompagner un
cercueil en partance vers Alger. Nous avions cru qu’il pouvait
intercéder en notre faveur auprès de ses compatriotes et éviter - comme
c’était toujours le cas -, de faire transbahuter nos cercueils, au vu
et su de tous, comme s’il s’agissait d’un vulgaire bagage.
Malheureusement, rien n’y fit. Les autorités sur place continueront à
nous imposer, jusqu’au bout, cette manière irrespectueuse et incongrue
de transporter nos morts, dont nous nous devons de révérer la mémoire.
Je fus réveillé, un matin, par un bombardement assourdissant. C’était à
quelques centaines de mètres de mon PC. La cible était un cantonnement
qui venait d’être occupé par le bataillon des transmissions de la
Division et du bataillon du Génie. Les militaires furent surpris, lors
de leur rassemblement, par deux avions Skyhawk venant de l’est alors
que le soleil, qui dardait ses rayons, éblouissait les servants des
pièces de défense contre avions. Les Israéliens choisirent ce moment
précis pour attaquer et larguer leurs bombes. Ce fut un carnage. Comme
cela se passait tout près de mon dispositif, je pris mon véhicule et me
rendis au commandement de mon groupe de DCA, car mon itinéraire était
proche. Je pouvais, ainsi, me rendre compte de visu.
Le spectacle qui s’offrait devant moi était désolant. Les véhicules de
tous types étaient réquisitionnés pour transporter les morts et les
blessés, des officiers encore en pyjamas erraient dans ce qui fut,
quelques minutes auparavant, la place de rassemblement. Quand j’arrivai
au poste de DCA, je me demandai, ahuri : «A-t-on idée de se rassembler
devant l’ennemi ?». Le lieutenant Farouk, mobilisé pour la
circonstance, n’avait réapparu que trois jours plus tard. Rentré à la
brigade, il nous raconta qu’il avait recensé plus de soixante-dix
morts, sans compter les soldats qui avaient été transportés ailleurs.
Les blessés, quant à eux, se comptaient par centaines.
Le commandant du 36e Bataillon, Ali Abou Ghazala (4), me convia à
visiter la compagnie du sous-lieutenant Rezki. L’endroit qui tenait
lieu de PC de la compagnie était une casemate en préfabriqué
métallique, comme nous en rêvions tous d’avoir. Nous venions d’arriver
au front et notre souci était de nous procurer des matériaux du génie
pour abriter nos hommes. C’était une denrée rare. Les Egyptiens
venaient de sortir d’une guerre et avaient tout perdu. Ils manquaient
cruellement de produits, même les plus élémentaires - d’après le
général Mustapha Chahine qui s’était confié à moi. Le sac à sable était
importé et revenait, à l’époque, à 50 centimes en monnaie étrangère.
Nous pénétrons sous plus de trois mètres de terre. Je m’installe à
l’intérieur. La casemate en préfabriqué était nickel et ne manquait de
rien. Je reconnus les arceaux métalliques, la toile de jute goudronnée
et remarquai aussi le sourire en coin du chef de bataillon. Celui-ci,
s’adressant au lieutenant Rezki, répétait à voix basse : «Allons,
dis-le lui, dis-lui d’où tu l’as eue !» Rezki ne pipa mot. Je
l’encourageai à me répondre. Il leva la tête, le regard gêné, et me
répondit entre les dents:
- Je l’ai achetée au capitaine commandant la batterie de 37 mm, pour la somme de trois livres.
- «Qui est ce capitaine» ? insistai-je.
- Celui qui commande la batterie toute proche de nous, installée entre
le village de Fad et le groupe d’artillerie de 100 mm appartenant à
l’armée.
J’en étais tout retourné, pensant en mon for intérieur : d’un côté, un
officier qui met la main à la poche pour abriter ses hommes, et de
l’autre…
Une ligne désaffectée de chemin de fer arrivait jusque dans nos
positions. J’ordonnai aux officiers de se servir. Il n’en fallait pas
plus.
Chaque soir, pendant près de deux mois, des coups sourds résonnaient
aux alentours. Les rails déboulonnés étaient transportés à dos d’hommes
jusque sur les positions. Ils serviront à confectionner des abris à
l’épreuve des obus d’artillerie et des bombes israéliennes.
A partir de ce moment, les matériaux furent prélevés où qu’ils se
trouvaient ; que ce soit dans les casernements désaffectés de Labiod,
de Zakaria ou ailleurs. Ceux moyennant paiement étaient obtenus sur le
marché local. Le travail était à ce point bien mené, que le chef de la
cellule de DCA de la 2e Armée me demanda, lors d’une visite, lorsque je
le fis entrer dans une salle enterrée, entièrement construite en
pierres : «Et vous avez des ingénieurs pour faire cela ?». «Non ! chez
nous n’importe qui peut construire avec ce matériau !», lui
répondis-je.
Notre dispositif consistait en des casemates enterrées, sommairement
abritées, lesquelles avaient l’avantage d’être spacieuses, afin de
faciliter le repos des hommes, en des abris anti-bombes et des
tranchées couvertes, le tout complété par des boyaux. Des trous
bouteille étaient disséminés un peu partout, de telle sorte à permettre
au militaire, dès la première alerte, de sauter dans le trou le plus
proche. Tous ces préparatifs avaient demandé six longs mois de travail.
Je n’avais jamais quitté mon dispositif pendant toute cette période.
Mon seul souci était de mettre à l’abri mes hommes. Il s’en trouvait
même, autour de moi, des personnes qui s’en étonnaient. »
Outre les travaux du génie, il était nécessaire de veiller aux mesures
sanitaires afin d’éviter que nos hommes ne subissent le même sort que
certains, heureusement peu nombreux, parmi nos prédécesseurs qui
avaient contracté la bilharziose, une maladie invalidante très répandue
en Egypte, surtout dans les régions du delta du Nil, où était cantonné
notre dispositif. En effet, notre zone était traversée par des canaux
d’irrigation qui sillonnent le delta, véritable foyer d’infection. Pour
combattre cette terrible maladie, nous commençâmes par interdire
l’approche des canaux d’irrigation et attribuâmes à chacune des
sections un demi fût de deux cents litres dans lequel les soldats
devaient, obligatoirement, faire bouillir leur linge et le laver à
l’eau chaude. Ces mesures avaient payé puisque, au retour, aucun cas de
maladie ne fut signalé. Avant chaque départ en permission au Caire, les
soldats étaient alignés devant les infirmeries des unités. Ils
recevaient dans la fesse une piqûre de pénicilline retard et évitaient
de contracter d’autres maladies. Les mesures sanitaires, quoique
draconiennes, étaient respectées par les soldats. Le fait de voir se
dérouler quotidiennement sur le canal le «panorama» de l’Egypte, les
poussait à plus de rigueur. Ces images idylliques de la civilisation
pharaonique, que le tourisme nous vantait, étaient brusquement
remplacées par celles de paysans faisant leurs grandes ablutions, ou
lavant leurs vaches dans les eaux troubles du canal. Les femmes y
blanchissaient le linge, ou s’adonnaient à la corvée de vaisselle,
tandis que les enfants, insouciants, barbotaient nus.
La mort du général Abdelmounaïm Riadh
La guerre, et son corollaire la misère, avaient dépossédé la vie de son sens. La mort était devenue banale. Le commandant de la gendarmerie prévôtale (6) me rapporta un jour que, voyant un cadavre charrié par les eaux du canal, il s’en était allé informer la police. Il reçut, m’avait-il dit dépité, une réponse déconcertante : «Sîbek !» (Laisse tomber !). Choqué moi-même, je fis part de cet incident au commandant Ghazi, un officier palestinien dont la brigade était installée près de nos arrières. Il me répondit, surpris de me voir à ce point abasourdi : «Ah, vous ne le saviez pas ? C’est fréquent ici. Lorsque nous voyons un cadavre, nous le saisissons par les cheveux, le retournons et vérifions s’il n’est pas des nôtres.» Le cas contraire, m’expliqua-t-il froidement, on frayait un passage au mort qui naviguait au long cours. Cette réponse macabre me donna froid au dos. Les policiers étaient cyniques, au point qu’ils ne s’embarrassaient guère de rendre coupable toute personne qui s’aviserait de leur cingler le moral avec de tels renseignements lugubres.
Malgré cette charge de travail, il fallait que les hommes se reposent.
A l’instar des Egyptiens, j’organisai donc les permissions, à raison de trois jours tous les mois et demi, pour chacun des soldats, officiers et sous-officiers. Quant à moi, je remis à plus tard mon repos, pris par la tâche qui m’incombait et qui restait à faire. J’étais conscient de mes lourdes responsabilités, tiraillé par la situation de ni guerre ni paix qui s’éternisait, et le souci de mettre ma brigade à l’abri. Les bulldozers promis par Alger n’arrivant pas, je me contentai du matériel égyptien désuet, datant de la Seconde Guerre mondiale.
Je dormais très peu, angoissé à l’idée de voir se déclencher la guerre, alors que mes hommes et mes matériels n’étaient pas sous terre. J’étais pris par des douleurs d’estomac et aucun diagnostic n’avait été établi sur place. Je souffrais en silence. Près de six mois étaient passés et les douleurs sourdes persistaient. Je décidai de consulter un médecin dès que rendez-vous fut pris par notre ambassade au Caire. Je me rendis, donc, dans la capitale avec l’intention de me reposer trois à quatre jours. Je passai la nuit dans l’appartement mis à notre disposition. Le matin, un représentant de notre ambassade m’accompagna chez le médecin. Les murs de la salle d’attente étaient tapissés de peintures représentant des paysages européens. Le médecin était européen. Je le compris à son arabe, parfait mais teinté d’un léger accent. Il me remit des gélules contre la douleur puis me prescrivit des analyses à effectuer. A la sortie, je suggérai à mon accompagnateur que le médecin était probablement originaire d’Allemagne.
Je passai l’après-midi en compagnie de mon guide. Après le dîner, je me rendis à mon appartement. Aux alentours de vingt-trois heures, j’entendis sonner à la porte. J’ouvrai et me trouvai nez à nez avec le lieutenant Ahmed Benaï, chef de la compagnie d’administration de la brigade. Il était agité. Quelque chose de grave venait de se passer. Pendant toute la journée, me dit-il, des échanges de tirs d’artillerie entre les Israéliens et les Egyptiens n’avaient pas cessé et nos canons avaient pris part à la bataille. Notre unité n’avait pas subi de pertes, mais le chef d’état-major de l’armée égyptienne y a trouvé la mort. Il ne m’en fallait pas plus. Je pris mes affaires direction le front.
Ce n’est que le lendemain matin que je sus comment était tombé, la veille, le chef d’état-major. Il était en mission d’inspection, comme à son habitude. Il venait d’être nommé à ce poste et ne ménageait aucun effort. Il avait l’estime de ses hommes, qui criaient fièrement, à chaque fois qu’ils voyaient un hélicoptère les survoler : «Voilà le chef d’état-major !». Les militaires égyptiens, échaudés par tant de défaites, avaient fondé beaucoup d’espoir sur cet officier qu’ils appréciaient. Le roi Abdallah de Jordanie, qui l’eut comme conseiller pendant la guerre de 1967, n’a pas tari d’éloges à son égard dans son livre Ma guerre avec Israël. Le jour de sa mort, il était parti en reconnaissance devant Ismaïlia ; il était accompagné de la quasi- totalité des chefs des cellules de son état-major. Beaucoup d’entre eux furent tués ou blessés. Ils étaient partis reconnaître un îlot du Lac Timsah, près de la ville d’Ismaïlia, sur lequel était positionné un peloton de chars israélien. Ces hommes, pourtant rompus à la guerre, avaient commis l’erreur de se présenter chacun dans son command-car, véhicule réservé exclusivement aux généraux. Une aubaine pour les Israéliens, qui ouvrirent le feu aux canons de char et à l’artillerie et décapitèrent tout l’état-major de la 2e Armée en un clin d’œil. Le conseiller soviétique m’informa que le général Abdel Monaïm Riadh était mort d’une hémorragie, les secours n’étant pas arrivés à temps, n’ont pu lui sauver la vie.
Ce jour-là, le général Mustapha Chahine me confia que des officiers, restés au poste de commandement de l’armée, confondirent les sifflements d’obus d’artillerie avec ceux des avions de chasse pendant leurs piqués, à telle enseigne que, quinze minutes plus tard, un message rendant compte d’une attaque aérienne était parvenu sur le bureau du président Abdennasser. Chahine s’exclama : «Vous vous rendez compte de ce qu’aurait entraîné une telle bévue, si l’armée égyptienne avait monté les enchères plus haut ?» Dit autrement, l’aviation égyptienne n’était pas en mesure d’entrer en action, étant encore en phase de montage. Nos postes d’observation d’artillerie étaient installés dans d’anciennes villas appartenant à d’anciens officiers généraux ou à des notables du pays. La région où nous nous trouvions, très arrosée, était à vocation agricole. La majeure partie de la terre était plantée d’arbres fruitiers, les orangers et les manguiers s’étendaient à perte de vue. Les terres étaient encore entre les mains des gros propriétaires. En réalité, seule une petite partie de ces terres fertiles fut distribuée dans le cadre de la réforme agraire décidée par Abdennasser. Nous reconnaissions les nouveaux bénéficiaires à leurs norias antiques, faisant tourner des vaches chétives, qui n’avaient que la peau sur les os.
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16-05-2009
Khaled Nezzar
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