Je ne connais
pas l'Algérie mais je l'aime. Je l'aime par sa musique, je l'aime par
ses gens rencontrés ici, je l'aime par sa cuisine et son goût de
recevoir qui sont les mêmes que chez moi, je l'aime pour ses paysages
de mer et de montagne mêlées qui me parlent aussi du Liban, je l'aime
parce que Les Noces de Camus sont sans doute le texte littéraire que
j'aime le plus au monde, celui j'ai lu le plus lentement de ma vie, ne
voulant pas faire cesser l'extraordinaire euphorie de lecture qui m'a
saisie dès les premières lignes, faisant durer le plaisir plusieurs
mois, plusieurs années même car je suis restée longtemps sans finir le
texte, exprès, ode à une Méditerranée passionnément aimée dans laquelle
je reconnais chaque couleur chaque sensation chaque ombre par le soleil
portée.
J'aime l'Algérie parce que "Alger, Alger" chantée par
Lili Boniche* m'a fait pleurer la première fois que je l'ai entendue
et me bouleverse à chaque nouvelle écoute, cri d'amour à son pays d'un
enfant déraciné, j'aime l'Algérie pour sa musique chaâbi qui ne
ressemble pas à mes musiques familières du Moyen-Orient, musique
typiquement algéroise dont j'aime les rythmes les rimes le sens des
paroles chantées, j'aime l'Algérie pour les chansons émouvantes d'une
Souad Massi, jeune femme moderne qui chante sa vie, ses joies et ses
peines dont beaucoup viennent de ce que vit son pays, qui mêle le rock
l'Algérie et l'esprit des chansons de Paris, j'aime l'Algérie pour le
raï qui est une musique qui m'a touchée étrangement la première fois
que j'en ai entendue, c'était dans un bar de Tanger il y a quinze ans
de cela, "Minuit" de Khaled passait et je me suis arrêtée de parler,
toute tendue vers l'écoute, accordéon festif et triste à la fois, voix
populaire, musique poétique et rugueuse que j'aimai immédiatement,
j'aime l'Algérie pour tous les Algériens et Algériennes que j'ai
rencontrés en France, amicaux, chaleureux, ouverts, généreux,
fraternels avec la Libanaise que je suis, cousins que nous sommes et
que je nous sens totalement, j'aime l'Algérie pour Enrico Macias, oui
Enrico Macias que les intellos ici jugent ringard sauf ceux qui sont
nés là-bas mais ils ne le confessent pas, j'aime la nostalgie d'un
homme qui comme des millions d'autres et comme moi-même aussi a perdu
son pays et en rêve la nuit, et le jour sans doute aussi, je me sens en
empathie totale avec tous les algériens juifs que je préfère appeler
ainsi plutôt que Juifs d'Algérie qui sonne très fasciste et très
raciste aussi car pour moi, et dans leur for intérieur surtout si on
leur demandait, ces millions de "Juifs d'Algérie", "Juifs du Maroc", ou
"Juifs de Tunisie" se sentent avant tout algériens, marocains,
tunisiens, et juifs aussi, comme une autre appartenance, mais pas aussi
centrale, c'est sûr, que leur appartenance à leur pays natal, et même
ancestral, car on l'oublie souvent les juifs étaient souvent dans ces
pays-là bien avant les Arabes, dès la destruction du temple de
Jérusalem il y a plus de 2000 ans, et d'autres depuis la Reconquista il
y a plus de cinq siècles, donc bien avant les colons français italiens
ou maltais, mais tout cela l'idéologie coloniale, faite de
catégorisation de hiérarchie et d'exclusion ne l'a jamais compris, elle
a séparé les gens donc les peuples par la religion alors que ce qui
compte partout depuis la nuit des temps c'est l'attachement à une
terre, c'est-à-dire à des parfums des senteurs des couleurs des fleurs
des arbres une plage un café, images et souvenirs communs partagés, et
c'est exactement ce que dans son texte magnifique décrit Camus, que
certains pourraient appeler colon français mais que moi j'appelle
Algérien car il l'était bel et bien de tout son cœur et par toutes ses
pores, comme un animal du pays.
J'écoute de la musique chaâbi en cette matinée parisienne, pour la première fois Le Monde
a consacré un article à un artiste algérien de chaâbi qui se produit
bientôt, je pense aux millions de lecteurs, algériens ou français de
passeport mais tous également algériens de cœur, qui ont été heureux de
lire cet article, la musique qu'ils aiment qu'ils connaissent par cœur
qui a bercé leur enfance, dont on parle enfin dans un journal en
France, j'écoute cette musique et je sais que quand j'irai en Algérie
je m'y sentirai chez moi. Et énonçant ceci je réalise que je m'y
sentirai chez moi parce que l'Algérie appartient au monde arabe, car
comprendre la langue chantée dans les chansons populaires, la langue
parlée par les gens tous les jours dans la rue, me fait prendre
conscience que nous avons une culture commune, à commencer par cette
langue, la langue parlée tous les jours, que je comprends, et qui me
touche. De nombreux Algériens ne sont pas arabes, mais l'identité arabe
de l'Algérie la rend proche de moi, comme une évidence. Ces chansons
chaâbi me font comprendre, mieux que mille livres d'histoire des
civilisations, ce qu'est l'unité du monde arabe, son homogénéité, sa
force.
"Alger, Alger" passe sur ma platine maintenant, et les
paroles parlent au cœur de tous les exilés du monde, et, parce qu'elles
sont chantées en francarabe, mélange d'arabe et de français, nous
parlent surtout à nous, venus d'Algérie du Maroc de Tunisie d'Egypte de
Syrie du Liban, anciennes colonies possessions protections d'une France
alors impériale, arabes français berbères expatriés rapatriés déracinés
enracinés émigrés immigrés juifs musulmans chrétiens athées:
"J'aime toutes les villes, un peu plus Paris, la ken ma chey comme l'Algérie, comme elle est belle, wou nhebba bel hbel"
…
Lili Boniche, nous sommes de la même famille.
* Lili Boniche était l'une des plus grandes stars musicales dans l'Algérie des années 40. Exilé en France, il continua de chanter dans les cabarets et d'enregistrer. Il était algérien et juif, comme de nombreux musiciens et chanteuses au Maghreb à l'époque, qui était multiconfessionnel. "Alger, Alger" par Lili Boniche: in "L'Algérie en musiques", 3CDs, Créon music - www.creonmusic.com
Retour abécédaire
Le feuilleton littéraire de Nadia Khouri-Dagher L’apprentissage : un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable "Lettres persanes" du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer. |
De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou "comment la France adopte ses enfants de migrants". Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher
a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux
qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous
hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature...
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http://khouridagher.afrikblog.com/
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