Une vie en décalage : entre liberté et création
.
Dans la nuit noire et profonde, une voix venue de nulle part joue les
actes de sa vie passée et présente dans un huis clos intimiste. Elle
soliloque. Monologue. Parle. Raconte dans une langue désarticulée et
déstructurée une histoire. Oh, on dirait le délire de l’agonie ! Enfin,
on dirait…
Dans cette obscurité aveuglante, elle narre avec une terrifiante
simplicité une histoire douloureuse. L’histoire d’un peuple errant
délogé de son foyer qui prend l’allure d’une terre. La Palestine.
L’histoire de milliers de maisons qui, dans une position d’attente,
guettent le retour de ces clés emportées dans le cœur d’hommes et de
femmes contraints au déplacement forcé et ainsi à l’exil et à son lot
de souffrances… Des êtres devenus orphelins. De père. De mère. De pays.
De terre. Et de Soi… Maintes fois. Malgré eux.
A proximité de la solitude des âmes qui errent, cette voix parle d’une
légende qui se présente comme une fable qui laisse jaillir de son antre
des mots qui respirent la vie. La mort. L’amour. La solitude comme
remède à la souffrance et à la douleur. L’Exil à défaut d’une terre à
soi. Pour soi. L’errance comme alternative à la folie. Le rêve comme
unique refuge. Les rêves… ce moment de lucidité irréelle. Cette usine à
fabriquer de l’Espoir.
Dans le vide du silence étourdissant, cette voix parle et dit. Oh, elle est en colère ! Mais que dit-elle ?
«Alors prenez votre lot de notre sang, et partez allez dîner, festoyer et danser, puis partez
A nous de garder les roses des martyrs à nous de vivre comme nous le voulons...»
(«Palestine, mon pays. L’affaire du poème»)
Oh, ces mots ! Oh, la voix de ce poète qui parle et dit ! Une parole
qui porte l’espoir et la possibilité d’une ouverture sur un désir
insatiable de suspendre l’image de la vie sur les rebords de ces
sourires étoilés et pourtant tristes dérobés de ces mots qui tentent de
s’évader de ce Cauchemar historique qui tourne et se retourne dans les
bas fonds de ce lieu nocturne hors du temps devenu un non lieu.
Le poète et sa voix. Qui nous suit et nous poursuit. Malgré l’Absence !
Cette voix … Elle parle. Elle chante. Elle crie. Elle Elle Elle Elle
Oh, encore… Le murmure de cette voix ! Encore… Le chuchotement de ces
mots ! Encore… Le chuintement insonore de cette magie verbale ! Oh,
encore… Encore… Mahmoud Darwich. Ta poésie… !
Ta poésie, ce verbe au pouvoir magique ! Ces métaphores à la portée
transgressives, salvatrices, prémonitoires. Des vers au sens qui
dénonce et refuse les compromissions. Les lâchetés. Et les tentatives
répétées et affirmées de l’élimination de toute trace d’humanité chez
des hommes et des femmes dont les efforts de dignité se dépensent en
pure perte.
Cette poésie qui dit. Affirme. Et dit encore et encore
« Dépose ici et maintenant la tombe que tu portes et donne à ta vie une autre chance de restaurer le récit.
Toutes les amours ne sont pas trépas, ni la terre, migration chronique.
Une occasion pourrait se présenter, tu oublieras la brûlure du miel ancien.
Tu pourrais, sans le savoir, être amoureux d’une jeune fille qui t’aime
ou ne t’aime pas, sans savoir pourquoi elle t’aime ou ne t’aime pas… »
(«Ne t’excuse pas»)
Les mots par une Voix. Une voix dans les mots. Et lui alors ? Ce poète ! Ce visionnaire lucide ! Ce révolutionnaire de la langue ! Ce génie du sens ! Ce magicien du verbe ! Ce «Majnoun el Harf wa el kalam» (fou de la lettre et du verbe). Ce poète ! Mais où est-il donc ?
Ah, le poète !
Il était là. Oui. Là. Tout près de nous. Là et pourtant loin. Là et
partout. En Palestine. A Paris. A Tunis. A Beyrouth... Il était là.
Vivant parmi nous et avec nous-mêmes si nous le savions «Absent». Et
malgré son Absence, nous le sentions incontestablement «Présent».
Une Présence par le verbe. Par la musique poétique. Par la poésie
musicale. Une Présence symbolique certes. Mais une Présence qui marque.
Qui marche et court pour se perdre dans nos cœurs. Dans nos têtes. Dans
nos rêves. Dans nos fantasmes. Dans nos douleurs. Dans nos souffrances.
Dans Dans Dans…
Oh, la voix du poète qui repose en paix continue de parler ! Elle dit
Je suis de là-bas. Je suis d'ici
et je ne suis pas là-bas ni ici.
J'ai deux noms qui se rencontrent et se séparent, deux langues, mais j'ai oublié laquelle était celle de mes rêves.
J'ai, pour écrire, une langue au vocabulaire docile,
Anglaise et j'en ai une autre, venue des conversations du ciel avec
Jérusalem. Son timbre est argenté, mais elle est rétive à mon
imagination !
Présence. Absence. Présence malgré l’Absence, cette disparition
programmée de la vie qui ouvre la porte sur des douleurs profondément
ancrées dans l’esprit et l’essence même de sa poésie au verbe
irrésistiblement charmeur qui vient chambouler et bouleverser la
quiétude de nos errements. Et bousculer nos équilibres. Et nous
propulser au bord du vide tentant de nous faire déraper vers l’inconnu,
l’innommable, l’impossible, l’inimaginable et et et… Et tout droit vers
l’incompréhension. Et inévitablement vers la Folie. Tout droit. Sans
escale.
Sans issue car… Cette voix qui se perd dans l’écho du souffle du vent
qui se débat dans des élucubrations aux allures schizophréniques à la
portée salutaire s’interroge encore et encore
«Suis-je une autre toi ?
Et toi, un autre moi ?
Ce n’est pas mon chemin à la terre de ma liberté,
Mon chemin à mon corps
Et moi, je ne serai pas moi à deux fois
Maintenant que mon passé a pris la place de mon lendemain,
Que je me suis scindée en deux femmes.
Je ne suis ni orientale
Ni occidentale
Et je ne suis pas un olivier qui a ombragé deux versets.
Partons donc.
«Pas de solutions collectives aux obsessions personnelles.»
Il ne suffisait pas d’être ensemble
Pour être ensemble …
Il nous manquait un présent pour voir
Où nous étions. Partons tels que nous sommes,
Une femme libre
Et son vieil ami…» (Le Lit de l’Etrangère»)
Mais que raconte-t-il donc, ce poète à la lucidité si proche du
soleil et de ses infinies lumières ? Mais que dit-il ? Pourquoi
raconte-t-il Notre histoire ? Lui. Moi. Toi. Eux. Lui, moi, toi et eux.
Destins communs ? Destins scellés ?
On dirait du charabia. Un langage désarticulé au sens qui échappe à la
pensée qui se réfugie dans un lieu terrifiant à l’atmosphère lugubre.
Une terre barricadée à l’aide de murs gigantesques qui ne s’ouvrent sur
l’immensité de l’espace que pour happer les cœurs des milliers de vies
humaines qui végètent dans un dedans humilié jusque dans les os et dont
les rêves demeurent en suspens dans une terre fabriquée, colmatée,
couturée pour enfin mourir dans un «hors lieu» qui se nourrit du
terreau de l’Absence.
Ce poète. Nous le savions «Absence et Présence». Nous le connaissions
«Souffrance et Joie». Nous l’imaginions «Eau et Feu». Nous le voulions
«Amant et Ami». Nous le voyions tendresse et douleur.
Nous Nous Nous Nous, oh le bruit de ces «Nous» sonores qui se déploient
dans tous les sens au fond de nos cœurs, ces espaces désertés et qui se
noient dans une Vie qui s’égare dans le vide où viennent et reviennent
tous ceux qui partent à la recherche d’un autre que Soi.
Et ce poète alors ? Ah oui, le poète. Il était là. Tout près de nous.
Si loin de Nous. Dans son monde nommé Exils. Il était là mais il est
parti maintenant. Il s’en est allé subitement. Sans avertir. Sans nous
dire adieu. Sans nous embrasser. Sans nous rassurer. Il est parti nous
laissant orphelins tout en veillant à nous laisser en héritage ces
quelques mots qui racontent l’histoire d’Edward, cet autre déclassé,
déplacé…
« New York. Edward se réveille sur la paresse de l'aube. Il joue un air
de Mozart. Dispute une partie de tennis sur le court de l'université.
Médite sur la migration de l'oiseau par-delà frontières et barrières.
Parcourt le New York Times. Rédige sa chronique nerveuse. Maudit un
orientaliste qui guide un général au point vulnérable du cœur d'une
Orientale.
Se douche. Choisit un costume avec l'élégance d'un coq.
Boit son café au lait et crie à l'aube : Ne traîne pas…» (Contrepoint (pour Edward Said)
Et la vie poursuit son cours ! Et cette liste d’impossibilités à
réaliser ! Et ce froid à réchauffer ! Et cette triste réalité à
enjoliver ! Quelle lourde tâche !
Un mois et demi après sa subite disparition, je ne peux m’empêcher de
penser à Mahmoud Darwich. Assise. Allongée. Debout. Endormie. Eveillée,
je pense à lui. Je lis sa poésie. Je pleure et inévitablement je ne me
m’empêche de me remémorer le jour où, pour la première fois, je l’ai
rencontré. C’était en octobre 2007. La Maison de la poésie de Paris
avait, dans le cadre du Festival d’Automne organisé des soirées rendant
hommage à Mahmoud Darwich.
A mon arrivée dans ce lieu, M. Darwich était assis. Il discutait avec
un homme. Timide et un peu émue, je me suis approchée de lui.
Lentement. Doucement. A l’image d’une petite fille qui ose à peine. Je
l’ai regardé dans les yeux et me suis présentée. Sans gêne. Sans honte.
Cette peur qui éprouvait un malin plaisir à prendre mon cœur en otage
avait soudainement disparu :
«Je suis Algérienne. Je vis à Paris et j’écris pour un journal algérien», avais-je alors annoncé.
« L’Algérie ? avait-il répondu avec un sourire au coin des lèvres. Ya
ahlan bi El Djazaïr », avait-il alors ajouté (bienvenue à l’Algérie).
Il me raconta brièvement ce qu’il avait vécu dans ce pays pour qui il
semblait avoir une grande fascination et de la reconnaissance. Puis
nous parlâmes de sa poésie.
Au premier regard, Mahmoud Darwich m’avait paru très fatigué. Je le
sentais exténué. Il y avait dans le fond de ses yeux quelque chose qui
ressemblait à de la tristesse. Un regard à la fois tendre et fatigué
qui, en l’espace d’un court, très court instant remua mes entrailles et
me fit prendre conscience de l’existence de quelque chose de commun.
Quelque chose que je ne pouvais nommer ni identifier.
Ce n’est que plus tard dans la soirée, en l’écoutant déclamer de
manière majestueuse ses poèmes dans une salle pleine à craquer qui
avait instinctivement succombé aux charmes irrésistibles du silence,
que je compris que son regard contenait une douleur qui semblait
échapper à tout entendement humain. J’ai cru voir dans on regard
l’expression d’un homme blessé. Oui. Blessé dans le plus profond de son
être.Un homme traversé par des tempêtes qui ont chamboulé son champ
intérieur. Un homme qui a tutoyé les défaites, les déceptions, les
blessures ; les les les les les… Oh, que de douleurs contenues dans ce
cœur si fragile !
En le regardant. En lui parlant, je me suis alors perdue dans son
regard qui parlait de mon Exil, de mes errances, de mon incompréhension
devant tant de violence et de haine, de mes désordres nocturnes et
diurnes qui cherchent inlassablement un sens à donner au sentiment de
peur qui sans cesse étreint mon pauvre cœur fatigué de tant de
gesticulations et de tergiversations mentales et intellectuelles.
(Suivra)
04-10-2008
Nadia AGSOUS
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