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« Vaut mieux vivre une seule nuit comme un lion rugissant, que vivoter des siècles comme un lièvre glapissant ».
Adage populaire pré-novembriste.
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Le 16 janvier 1992, l'un des dignes fils de l'Algérie à qui il avait donné toute sa jeunesse, son énergie, pour la mise en place, avec d'autres héros, des fondements du 1er Novembre 1954, revient au pays; tout en ayant à l'esprit, un matériau moral de reconstruction d'une société lézardée par une secousse existentielle. Comme un constructeur, dans tous les sens du terme. Lui, qui connaît bien les liants de son peuple est revenu, d'un exil forcé, dans le but de les renforcer, réconforter. C'était son unique motif qu'il avait agité par sa main pétrisseuse de glaise - il possède depuis des dizaines d'années une briqueterie traditionnelle à Kenitra au Maroc - offerte majestueusement, comme un serment, en signe de rassemblement à l'adresse de tous. Sans exception, insista-t-il ! Comme jadis, où c'est le plus vaillant des cultivateurs, conscient du danger, qui lance l'appel du : « tous ensemble pour endiguer les eaux de crues, et sillonner leurs épandages ». De nuit, comme de jour. Un cri émouvant sorti de ses entrailles, des tréfonds de son âme. C'est comme ça qu'il voyait les choses, de par ses premiers discours rassembleurs, calmes et apaisants, et c'est dans ce sens qu'il voulait agir par sa volonté tenace franchement affichée. Malheureusement, la catastrophe était plus grande qu'il ne l'imaginait. Un séisme à haute échelle aussi bien dans le temps que de l'espace, ainsi que sur certains états d'esprit embarrassés par la suite des événements qui, au demeurant, étaient prévisibles. 16 ans après, ils sont toujours d'actualité, malgré les élans chargés de lourds sacrifices pour les distancer, les aplatir. Ils sont tellement contagieux, parce que dardés par d'autres germes internes et externes ! En effet, les ruptures intergénérationnelles, depuis les années 1930, n'ont cessé de se répéter dans la douleur, de s'opérer perfidement au sein du mouvement national traversé par tant d'intrigues internes dues à la médiocrité des dirigeants à courtes vues, obnubilés par le seul pouvoir, et externes initiées par les forces occultes coloniales aliénantes à l'intention d'autres cercles prédisposés à la vilenie nourrie - il est utile de le souligner - par l'indigence culturelle d'une frange de la population. Le 1er Novembre 1954 sonne le glas à ce cycle débilitant. Une chirurgie lourde et concluante.
En 1962, le défunt - parmi tant d'autres patriotes - avait déjà pressenti les survivances des mutilations morales décrites ci-dessus. Lui qui avait milité durant des années, avec opiniâtreté, avant le déclenchement de la révolution armée, pour instaurer une direction collégiale, se retrouvait devant les pratiques qui ont mené au culte de la personnalité conjugué au centralisme du pouvoir - un greffage maraboutico-colonial bizarroïde et attentiste - qu'il abhorrait plus que tout, car il était persuadé qu'il est le catalyseur de toutes les dormances et fatalismes qui avaient assiégé la conscience collective nationale durant des siècles. Il connaissait bien leurs méfaits, les dénonçaient et condamnaient ouvertement. Dans ce sens, le défunt Président introduisit, pour la première fois, des termes pertinents, « chirurgicaux », jamais utilisés auparavant par le lexique nationaliste. Nous notons : révolution, action, d'abord dans le CRUA - Comité révolutionnaire pour l'unité et l'action - Le mot révolution réapparaîtra, quelques années après l'indépendance, avec le PRS - Parti révolutionnaire socialiste - un mouvement d'opposition dans le cadre de la lutte pour la démocratisation du champ politique, qu'il a dû faire imploser en constatant que le peuple algérien, des années 1970, semblait satisfait du système en place et paraissait heureux, reconnaissait-il. Il est foncièrement non rancunier, plusieurs faits et déclarations le prouvent. Et pourtant !
En un mot, c'est un patriote unificateur, de révolution, d'action et de démocratie. Il le confirmera, avec le comité des 22 et les 6 puis 9 historiques déclencheurs du vaste mouvement de libération nationale 1954/62, et plus tard avec le Haut Conseil d'Etat en 1992. Pour lui, le pouvoir est celui du tous ensemble dans la diversité et pour la démystification des charlatanismes. Tous.
Il avait toujours vu l'Algérie ainsi. En grand. En plusieurs fronts, coeurs ardents et esprits ouverts entre les gens, le citadin et le rural, l'ouvrier et le paysan, l'intellectuel universaliste et celui de religion professorale... car le véritable combat - Djihad - venait de commencer, a-t-on dit, en 1962. Pour qu'il le soit, ce grand combat ne devrait nullement être issu d'une soi-disant légitimité limitée à des appareils fortuits, ou reconductibles pour d'autres enjeux, tout à fait différents de ceux pour qui ils ont été conçus. En effet, seul le peuple, désormais libéré de tous les jougs internes et externes, est le dépositaire légal de la souveraineté et de tous les organes qui le dirigeraient, criaient, dans ce sens, à tue-tête, les aiglons de l'indépendance : « 7 ans ça suffit ». Pathétiquement. En vain, le syndrome postcolonial sévissait à plein régime. C'est peut-être pour cette raison qu'il s'en souciait, par son constat amer, sur l'état d'esprit menant au pouvoir personnel imposé, mesquin et par conséquent antidémocratique devenu depuis un code « politico-génétique » avec toutes ses tares, délires traînés à ce jour et dont il a bien illustré les contours dans son livre : « Où va l'Algérie, notre révolution ? ». Ecrit au cours et après un emprisonnement arbitraire, dans des conditions pénibles, humiliantes. Son franc-parler légendaire et ses positions dérangeaient déjà. Il est l'antithèse des compromissions compromettantes. C'est dans sa nature. Nous étions en Algérie des incertitudes et du fleuve détourné - dixit le défunt Rachid Mimouni - 30 ans après, et malgré certains acquis d'ordre socioéconomique, elle errait et se cheminait forcément vers les dangers que le martyr Mohamed Boudiaf avait prédits : la perte accentuée des repères, dans la confusion généralisée, dont l'ancêtre entretenant n'est que celui de la crise de l'été de 1962. En répétitivités, avec d'autres allures et frénésies générationnelles.
Le pays n'a pas su relier ses dynamismes historiques et culturels, dans un contexte évolutif, en vue de concevoir un projet de société perspicace. Le grand fiasco intergénérationnel. Octobre 1988 est l'une de ses manifestations la plus représentative !
Un peuple soudé dans la lutte, contre une oppression séculaire, jonchée de lourds sacrifices se retrouvant ainsi hagard, rongé par la désunion, l'apathie, causées par les insolences politicardes et les détournements de toutes sortes. Dont le pouvoir à sens unique, exclusif et excluant. De celui qui hurle plus fort et bien. Du maâlem lekbir - le grand patron - et autres cheikhs, nomme-t-on. En fait, un état d'esprit d'origine janissaire, deylical et beylical, où les hochements de têtes interminables devant le maître du moment et agitations d'éventails suggestifs à l'adresse du pouvoir absolu, font partie des bons états de service.
Fatidique voyage ce 16 janvier 1992, arrangé dans la précipitation et le protocole présidentiable ayant fait rêver tant de prétendants, alors que le défunt coordonnateur de la glorieuse révolution novembriste et président d'Etat, d'un pays démoli par la démesure, avait une autre conception des choses, un autre sens du pouvoir qui ne calquait absolument pas à l'ambiance régnante en ces temps-là. Un décalage aux conséquences évidentes. Aussi, il avait horreur des honneurs excessifs et du faste impertinent; il le montrait tout naturellement dans son comportement, au quotidien, jusqu'à négliger tous les dangers. Et les protocoles oppressants, qui n'étaient pas du tout habitués à ce genre de simplicité, de spontanéité et de franchise opiniâtre jusqu'à l'attirance de malveillances. Ce système est ainsi fait. Possessif. Le courage des gens sincères est à ce prix car il se souciait beaucoup plus des effets de la malédiction qui venait de frapper l'Algérie que de lui-même. Il s'est assermenté corps et âme pour les contrecarrer. Globalement. Pour lui, les intérêts du peuple sont au-dessus des institutions. Toutes ! D'où l'un de ses mots d'ordres : « Servir et non se servir ». Il parlait du pays, bien évidemment.
En effet, il était persuadé que la problématique en question se trouvait dans la nature du régime, qui s'endurcissait en terme d'absolutisme et se faufilait dans les méandres de l'inconnu. Par conséquent, c'est bien à ce niveau-là qu'il avait décidé de concentrer les efforts de solution. Le sinistre qui a touché, entre autres, l'école est immense déplora-t-il. Un nouveau langage qui ne cadrait nullement aux urgences de l'heure, comme certains les percevaient et les mettaient au-devant d'une scène sociopolitique embrouillée liée à la sécurité et la continuité d'un pouvoir, désormais empêtré dans ses contradictions à ciel ouvert. Seize années après sa disparition, beaucoup d'entre eux - y compris ses détracteurs - parlent de réformes du régime dans son ensemble. Une actualité.
Entre-temps, « Où va l'Algérie? ». « Elle ira là où elle le voudra ! » me répliqua, récemment, un jeune dépité. Le défunt souhaitait répandre l'espoir au niveau des coeurs et des esprits - il possédait la stature et la ténacité historique pour le faire aboutir - mais, hélas, les événements se précipitèrent et s'enchevêtraient. Que pouvait-il changer, avec les autres membres du Haut Conseil d'Etat qu'il présidait, en six mois dans une conjoncture déjà embrasée par des gens qui, désormais, se sentent chargés d'une mission illimitée. Par contre, le défunt était de nature transparent en terme d'engagement, et de la parole donnée, pour une tâche bien déterminée.
A ce titre, il ne se considérait nullement l'homme providentiel, comme certains le percevaient ainsi. Pour d'autres motifs et intérêts obscurs. En revanche, il a répondu à un appel d'urgence car il était confiant dans les capacités d'un peuple jadis fier et imprenable mais qui, à cause des maladresses et incuries récurrentes, a perdu ses marques et fut déjà pris entre l'enclume et le marteau.
Sournoisement, angoisse collective y aidant. Une terrible tenaille, démolisseuse. Cette dernière était donc imparable, aussi bien par le défunt président que par tant d'autres gens de valeur. Une saignée inédite. Tout un envasement dans les abysses de la terreur. Une hécatombe !
Bien que physiquement, il n'est plus parmi nous, et que même les représentations imagées et autres architectures, de Si Tayeb El Watani, ne sont que des reflets figés, en revanche, son souvenir revient deux fois par an. Vélocement. Chaque 16 janvier pour son retour mémorable au pays, et le 29 juin, de la même année, date de son horrible et lâche assassinat qui reste indélébile de par sa brutalité perfide, dans la mémoire collective nationale, malgré les traumatismes profonds qu'elle avait subis depuis. Au quotidien.
Nous notons ainsi deux dates prédestinées pour une seule. Celle de l'appel du devoir et du sacrifice suprême pour celui-ci. Un destin de martyr en différé. Sa destinée était donc toute tracée. L'homme du face-à-face a été tué de dos. Comme au temps des « corvées de bois » des forces coloniales assassines. Elles tuaient aussi par derrière. A l'improviste. On ne peut mieux constater la veulerie. L'Histoire, aussi, avait décidé qu'il en soit ainsi, afin d' éterniser sa mémoire parmi ses auréoles. Une convergence d'ordre divin. En d'autres termes, il a pris sa revanche sans pour autant la quérir - en différé elle aussi - en démontrant les incohérences et les inaptitudes d'un régime aux abois. Sublimement !
Malgré tous ces sacrifices, l'Algérie d'aujourd'hui souffre de divers maux enclenchés par d'autres bêtises et actes irréfléchis, paranoïaques. Toujours. D'où un certain nombre de questions : où va-t-on avec tant de récurrences maladives, d'occasions ratées, de lâchetés, d'égoïsmes, de légèretés dans la gouvernance, et surtout avec autant d'assurances arrogantes et impunités énervantes. Jusqu'à quand ? De toutes les façons, la vérité est un plat qui se mange froid, chaud et tiède. Une caractéristique originelle. On dit aussi que l'appétit vient en mangeant, en terme de résurgence des forces de moralités qui ne peuvent laisser celles du mal sévir indéfiniment, impunément. L'espoir est toujours permis. Demain, il fera beau et clair... peut-être.
Illustre enfant de notre quartier, du Hodna qui veut dire rassemblant, embrassant, et héros de l'Algérie combattante dans le panache, repose en paix. Le défunt Mostefa Lacheraf, l'un des Rekaîz El Hodna : « les piliers du Hodna » - il affectionne cette désignation ancestrale en nom et lieu-dit - et de tout le pays bien évidemment, vous a rejoint le 13 janvier 2007. Des lieux, des mois, des dates et destins liés, mais aussi des hauts et des bas, erreurs et faiblesses, d'oublis mémoriels (...). Hélas, tout mortel est faillible, prédisposé à la fragilisation. L'érudit défunt Si Lacheraf fut, aussi, victime d'actes de démolition par la bêtise et la vilenie. Mais personne n'oserait le faire, désormais, à l'encontre de vos oeuvres et mémoires. Personne et par n'importe quel « bréviaire » démolisseur, car le temps et la chronique de vos bravoures vous ont donné raison. Pleinement. A ce titre, rappeler vos glorieuses mémoires nous honorent. Toutefois, ces brefs essais mémoriels resteraient en deçà de votre honnêteté et de vos espoirs communs, en vue d'édifier une nation, une société... sans passer par les drames liés aux médiocrités et à l'abus de pouvoir. Vos parcours respectifs vous ont fait éviter de les endurer. Une bénédiction divine sur terre. Et prions Le Seigneur, pour que vous en bénéficiez dans l'autre monde. Celui de la paix éternelle !!
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par Brahimi Ali
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